- C’est un jeunot, mais il n’est pas fou. Il s’était déjà fait rembarrer en s’étonnant que les portes fussent fermées. Il l’a gardé pour lui mais ça devait le ronger parce qu’il est allé plus souvent boire de la bière à la taverne voisine. Quand je l’y ai trouvé, hier soir, il était à moitié soûl et le patron refusait de le servir sous prétexte qu’il avait les poches vides. On allait même le flanquer dehors quand je l'ai pris sous ma protection parce que je l'avais entendu bafouiller qu’il « savait » des choses. En faisant semblant de m'amuser de lui, je l'ai entraîné à une table et il a continué à boire jusqu'à ce qu'il s'écroule. Alors j'ai demandé au tavernier où il habitait, je l'ai chargé sur mon dos et je l'ai finalement abandonné sous un arbre dans l'avenue de tilleuls qui relie la ville à ce château. Mais entretemps il m'avait raconté son histoire. Qu'en pensez-vous ?

- Qu'il vaudrait mieux qu'il ne boive plus et qu'il oublie. Dans ce pays-ci, cela pourrait lui coûter cher… mais, merci Gottlieb !

Une pièce d'or récompensa l'initiative du cocher, puis Aurore remonta en voiture plus inquiète que jamais, encore qu'elle ne démêlât pas clairement ce que Philippe aurait pu faire dans la salle des Chevaliers en plein milieu de la nuit. En outre, le mystérieux combat semblait n'avoir eu aucune suite puisque le valet n'avait vu sortir personne. Enfin, le jeune guetteur n'avait rapporté aucune parole, ni même aucun bruit humain. Seulement le froissement des armes… En résumé, rien n'assurait que Philippe y eût joué un rôle quelconque. Instinctivement, Aurore cherchait tous les moyens pour se rassurer mais elle était assez intelligente pour admettre que ses objections étaient fragiles si l'on pensait au fait que depuis la disparition de son frère, la princesse héritière était retranchée du monde… sans compter l'atmosphère inhabituelle qui régnait à Hanovre. En résumé, plus le temps passait et plus l'espoir de revoir bientôt Philippe allait s'amenuisant. En revanche, sa détermination à savoir la vérité et obtenir justice s'il était captif ou pis encore s'ancrait plus fermement que jamais dans son cœur. Dût-elle pour cela en appeler à toutes les cours allemandes et suédoises, voire même à l’empereur et au roi de France que les siens avaient tous servis avec honneur.

Cette décision lui rendit courage et ce fut dans un état d’esprit nettement différent de celui de son départ qu’elle regagna Agathenburg. On l’y attendait avec impatience, ainsi qu’elle put s’en apercevoir. A peine Gottlieb eut-il arrêté ses chevaux qu’un jeune homme dévalait les marches du perron pour venir lui ouvrir la portière en criant :

- Mademoiselle Aurore ! Quel bonheur !… J’allais repartir à votre recherche !

- Hildebrandt ? Vous êtes ici ? s’exclama-t-elle en reconnaissant le secrétaire de Philippe. Mais depuis quand ?

- Quelques heures seulement. Je m’étais d’abord rendu à Hambourg où je pensais vous trouver dans votre demeure du Binnenalster mais M. le comte de Loewenhaupt m’a dit que vous étiez encore au château… Dieu soit loué, vous voilà !

Dans sa hâte de mettre pied à terre, elle tomba presque dans ses bras :

- Enfin nous allons avoir des nouvelles ! J’espère qu’elles sont bonnes ?

- Pas trop, hélas !

L’expression heureuse s’effaçait déjà de l’aimable visage du jeune homme dont, jusque-là, Aurore avait apprécié l’humeur égale et l’imperturbable joie de vivre. A le regarder mieux, Mlle de Koenigsmark décela des traces de larmes et des plis soucieux hier encore inexistants chez ce garçon de vingt-cinq ans dont elle savait quel attachement l’unissait à Philippe. Elle prit son bras pour rentrer dans le château, répondant par un sourire mécanique à la bienvenue des serviteurs et s’étonnant de ne pas voir accourir Amélie-Wilhelmine mais celle-ci, prise de douleurs dans la nuit, gardait la chambre. Aussi, après avoir indiqué à Michel Hildebrandt d’aller l’attendre dans son boudoir, Aurore se rendit-elle près de sa sœur, pour embrasser avec précaution une Amélie pâle et gémissante déjà aux prises avec les prémices de l’enfantement. Assise à son chevet, sa femme de chambre Louisa lui tenait une main et de l’autre essuyait constamment son visage en sueur.

- J’ai fait chercher le docteur Cornélius, dit-elle à l’arrivante après une courte révérence. La nuit n’a pas été bonne et la baronne souffre davantage.

- Mais enfin, remarqua Aurore, elle ne devait accoucher que dans deux mois. Que s’est-il passé ?

- Mme la baronne a fait un faux pas en sortant de la chapelle hier soir, d’où une chute sans gravité apparente. C’est seulement au petit matin que les douleurs ont commencé.

- Et le médecin n’est pas encore là ? s’emporta la jeune fille. Qu’on lui envoie une demi-douzaine de valets pour le ramener de force s'il le faut ! Elle ne peut pas rester de la sorte…

- C'est l’évidence même aussi me voilà ! clama le praticien qui arrivait en courant, les basques de son habit voltigeant derrière lui. Toutes mes excuses, Madame la baronne, mais la femme du bourgmestre a eu la même idée que vous et je viens de la délivrer, non sans peine, d’un garçon beaucoup trop gros pour une aussi frêle créature. Et ici que se passe-t-il ? ajouta-t-il en ôtant ledit habit qu'il jeta sur une chaise avant de retrousser les manches de sa chemise.

- Je crains qu’elle ne soit en train de perdre son fruit, émit Aurore qui venait de prendre la place de Louisa. Le temps n’est pas révolu…

- Si sept mois le sont, l’enfant peut être viable. Laissez-moi la place, comtesse, et donnez des ordres pour que l’on prépare le nécessaire ! Ah, j’allais oublier : où est son époux ?

- A Hambourg ! Il devait venir ces jours-ci.

- Envoyez-lui un messager. Qu’il vienne immédiatement ! On… on ne sait jamais ! Et puis allez vous changer ! Vous êtes un vrai nid à poussière !

Ainsi mise à la porte, Aurore s'adossa un instant au battant refermé pour laisser son cœur reprendre son rythme normal. Il battait la chamade depuis qu'elle était entrée dans la chambre. Trouver Amélie-Wilhelmine en train d'accoucher prématurément avec le risque afférent était le dernier coup d'un sort qui, décidément, ne faisait pas de cadeaux à la famille Koenigsmark. Il restait à apprendre les nouvelles apportées par Hildebrandt et qu'elle redoutait plus que jamais à présent.

Avant de rejoindre le jeune homme dans la petite pièce intime où elle aimait se retirer pour rêver, réfléchir et aussi écrire, Aurore passa par sa garde-robe où Ulrica, qui était occupée à défaire son bagage, se retourna et constata :

- Vous avez une tête à faire peur.

- Tu ne crois pas qu'il y a de quoi ? Le secrétaire de Philippe m’attend à côté pour me donner des nouvelles dont il vient de m'annoncer qu'elles n'étaient pas bonnes et nous avons maintenant Amélie qui va perdre son enfant… et peut-être sa vie !

- Ce n'est pas la première femme à qui ça arrive ! Et puis elle est solide ! Enlevons ces vêtements sales ! Je vais vous en préparer d'autres pendant que vous irez vous rafraîchir, fit-elle d'un ton où l'autorité se mêlait à l'affection. Ensuite je vous ferai monter de quoi vous rendre des forces. Ce n'est pas le moment de flancher !

- Pense aussi à Hildebrandt, dans ce cas ! Je ne sais même pas si l'on s'est occupé de lui depuis son arrivée…

Quelques minutes plus tard, elle rejoignait le jeune secrétaire. Il l'attendait sagement, assis sur une « chauffeuse », tenant sur ses genoux un paquet soigneusement ficelé sous plusieurs sceaux. Il se leva à l'entrée d'Aurore et salua sans lâcher son colis. Naturellement, elle désigna l'objet :

- Qu'est-ce ?

Il le lui tendit :

- Deux jours après la disparition de mon maître, Mlle de Knesebeck - que j'avais d'ailleurs vainement tenté de rencontrer - me l'a fait porter chez moi par un gamin qui le tenait caché sous sa blouse et que j'ai cru un instant muet jusqu'à ce qu'il me dise qu'on lui avait promis un thaler. Je ne sais comment elle a réussi à me l'envoyer car j’ai appris le lendemain qu’elle avait été mise au secret…

Avec une vive émotion, la jeune fille lut ce qui était écrit dessus : « A la comtesse Aurore de Koenigsmark, à garder scellé jusqu'à ce qu’il soit réclamé par la princesse héritière. Si, cependant, il ne l’était pas, à brûler sans ouvrir et sans lire le contenu. » Quant aux sceaux, de cire bleue, ils portaient les armes de Sophie-Dorothée.

Instinctivement, Aurore les larmes aux yeux serra ce dépôt contre son cœur et même y posa ses lèvres un court instant : ce ne pouvait être que les lettres d’amour écrites par Philippe.

- C’est après les avoir reçues que vous m’avez envoyé ce billet si court ?

- Oui. Je me suis précipité chez mon maître et j’ai ouvert les meubles où il gardait ses papiers. Mais quelqu'un était venu avant moi et je me suis trouvé aux prises avec un désordre incroyable que j’ai fouillé, sans rien trouver de compromettant d’ailleurs, et je commençais à vous écrire quand j’ai vu, dans la cour, des hommes que je savais au service de Mme de Platen. S’attarder eût été dangereux. Je me suis hâté de signer mes quelques mots, de les sceller et de les glisser dans ma poche puis je me suis enfui par les caves et en passant devant la maison de poste, j’ai remis mon billet tel qu’il était : le courrier pour Hambourg allait partir. Le lendemain, je suis retourné chez M. le comte où j’ai trouvé un désordre plus désolant encore et je me suis souvenu alors d’un paquet de lettres de Mme de Platen rangé dans un placard, mais il n’y était plus. Comme la première fois, rien n’avait été volé des affaires de mon maître que je vais devoir vous faire parvenir mais, en raison de la quantité, j'ai remis ce soin à plus tard : il était important que ceci arrive entre vos mains le plus tôt possible…

L'entrée d'un valet porteur d'un plateau d'argent l'interrompit. C'était le souper annoncé. La comtesse le fit déposer sur une table en ajoutant qu'elle servirait elle-même : les lettres de la princesse étaient sur une console et elle entendait les cacher sans être observée par qui que ce soit.

En dépit des protestations confuses du jeune homme, elle l'obligea à partager son repas mais une fois attablé, il y alla de bon cœur, en homme qui a dans les jambes une longue chevauchée. Elle, n'ayant guère d'appétit, reposa bientôt son couvert et se prit à réfléchir puis, quand Hildebrandt eut achevé son dessert, elle demanda :

- Vous dites n'avoir rien trouvé de compromettant lors de votre première visite. Cela veut dire que ce qui l'était - j'entends les lettres de la princesse que mon frère conservait comme un trésor - avait déjà été enlevé ?

Hildebrandt devint écarlate, se mit à tousser et chercha du secours dans sa chope de bière :

- J'ignore où M. le comte les cachait, mais il y a fort à craindre qu'en effet elles aient été retrouvées. La fouille a été vraiment très méthodique…

- Vous voulez retourner là-bas ?

- J'y suis obligé. Quand Mademoiselle est partie, M. le comte possédait déjà énormément d'objets personnels et de vêtements. Ce n'est rien à côté de ce qu'il y a à présent. J'ai compté environ deux cents habits et uniformes, quarante-sept pelisses, soixante et onze sabres, deux cents montres et je ne sais combien d'insignes d'ordres royaux souvent richement ornés. C’étaient avec les montres ses seuls bijoux. Mademoiselle connaît l’aversion qu'il avait pour les parures, les jugeant trop féminines. Je vais faire en sorte que la totalité vous parvienne… dès que la maison aura été vendue.

Le mot souleva la colère d'Aurore :

- Comme après une mort ?… La sienne ne fait de doute pour personne, n’est-ce pas, et pour vous non plus !

Le jeune secrétaire eut soudain l'air très malheureux :

- J’aimerais croire qu’il est toujours vivant mais… comment imaginer une fugue ainsi que l’on essaye d’en faire courir le bruit : il n’a rien emporté, pas même une chemise, et tous les chevaux sont à l’écurie !

- Qui s’en occupe puisque les serviteurs ont fui ?

- Les officiers de la Garde y veillent… Ce qui indique…

- Sa mort ? s'écria Aurore. Je la refuse. Vous dites qu'il n'a même pas emporté une chemise… mais quand on jette quelqu’un en prison, il est assez rare qu'on lui laisse le temps de faire ses bagages !

- Vous pensez qu’on l'a enlevé et qu'il est retenu en prison quelque part ?

- Pourquoi pas ? s'emporta Aurore, puisant une nouvelle confiance dans ses propres paroles. Pourquoi faut-il absolument qu'il soit mort ? En admettant que sa princesse et lui aient été dénoncés, surpris, je ne vois pas l'Electeur Ernest-Auguste faisant assassiner un Koenigsmark sous ses yeux ! C’est un homme impossible mais il sait contrôler ses colères et ce qui touche à son armée lui est cher. Mon frère commandait sa garde…