- Non. Quand il est parti pour Dresde il savait que son retour n’était pas souhaité et qu’il ne retrouverait pas son commandement s’il rentrait.
- Il m’a seulement écrit qu’il devait retourner à Hanovre pour Sophie-Dorothée…
- Pourtant, elle était absente lors de son retour.
- Où était-elle ?
- A Celle, auprès de ses parents. Elle n’a réintégré Herrenhausen qu’une petite semaine après lui.
- Il devait en avoir connaissance. En ce cas pourquoi ne pas l’avoir rejointe ? Il aurait pu s’entretenir avec elle à son aise. D’autant plus qu’il venait d’être nommé major-général par l’Electeur de Saxe et se trouvait donc désormais sous sa protection. Il n’avait plus rien à faire à Hanovre.
- Si, justement ! Il voulait mettre en vente sa maison et préparer son déménagement.
- Pourquoi ne l’avoir pas dit plus tôt ?, s’emporta Aurore. Hildebrandt, mon ami, il faut vous arracher les paroles ! Il n’y avait nulle d’offense pour le prince dans un retour on ne peut plus naturel puisqu’il s’agissait de liquider sa situation. Si vous me racontiez ce qui s’est passé le soir où il est sorti pour ne plus revenir ? Il était dix heures du soir selon votre billet. Donc vous n’aviez pas encore regagné votre logis. Il ne vous a pas dit où il se rendait ?
- Pas vraiment mais ce n’était pas difficile à deviner. Il avait reçu en fin de journée un message écrit au crayon et sans signature qu’il a froissé, déchiré et jeté à la corbeille après l’avoir lu. Il n’a plus prononcé une parole ensuite. Je vis bien qu’il était soucieux. Quand il est parti, j’ai cherché les morceaux. Un seul était vraiment lisible. Il portait : « … ma princesse désire vous voir. Elle ne peut écrire s’étant brûlé la main… »
- Le message devait être de Mlle de Knesebeck ?
- Sans aucun doute. Après l’avoir reçu, mon cher maître semblait presque heureux. En sortant, il m’a confié : « Grâce à Dieu nous en aurons bientôt fini avec toutes ces comédies ! » Ce furent ses derniers mots !
- Encore une question et vous pourrez aller prendre du repos : a-t-il revu la Platen ?
- Je n’en sais rien. Pas à la Cour en tout cas, où il ne s’est pas présenté, mais peut-être s’est-il rendu chez elle, à Monplaisir. C’est même probable : j’ai vu venir à deux reprises un valet de la dame.
- Merci Hildebrandt !…
Vers la fin de la journée, à l’heure où les paysans revenaient des champs, Amélie-Wilhelmine accoucha d’un enfant dont le souffle à peine éclos s’éteignit. C’était une fille - son espérance après deux garçons ! - et elle était tellement épuisée après tant d’heures de souffrances qu’elle s’endormit une fois délivrée et ne sut pas tout de suite que l’enfant ne vivrait pas. Aurore était restée auprès d’elle depuis la fin de son entretien avec Hildebrandt, tenant une main que la douleur crispait dans la sienne et épongeant la sueur qui ne cessait de mouiller le front de sa sœur. Le combat fut si rude qu’un moment on put redouter que la jeune femme ne se relève pas et l’angoisse ne disparut qu’en entendant le médecin, alors occupé à se laver les mains dans la cuvette que lui tenait une camériste, déclarer qu’elle s’en remettrait aussi bien que de ses couches précédentes.
- Néanmoins, il serait préférable que Mme de Loewenhaupt ne tente pas une nouvelle maternité.
- C’est à son époux qu’il faudrait le dire, docteur Cornélius, murmura Aurore.
- Pourquoi ? Il a déjà deux fils. Cela devrait lui suffire…
- Certes, cela devrait mais…
Dieu que c’était difficile à dire pour une jeune fille ! Son beau-frère, de religion austère, ne comprenait les rapports physiques entre mari et femme que dans l’unique but de procréer. Des rares et discrètes confidences de sa sœur - d’accord en tous points avec lui d’ailleurs ! - Aurore avait déduit que, chez son Frédéric, l’acte d’amour ne pouvait être soumis à aucune restriction. « Croissez et multipliez », avait dit le Seigneur, et Loewenhaupt espérait bien tirer de son épouse une vaste descendance. S’il ne devait plus approcher sa femme que pour le seul plaisir, il était capable de ne plus l’approcher du tout…
- Cela devrait lui suffire, en effet, articula-t-elle gênée sans oser regarder le médecin, mais celui-ci avait compris :
- Je vois ! soupira-t-il. Je lui parlerai… et je parlerai aussi à Mme de Loewenhaupt. Au fond, une femme dispose de certains moyens qui… que… enfin vous apprendrez cela quand vous vous marierez vous-même, ajouta-t-il, soudain conscient de s’adresser à une demoiselle.
L’entrée de deux cavaliers dans la cour mit fin à la conversation. Frédéric de Loewenhaupt arrivait en personne, flanqué de son aide de camp. Le médecin qui s’était approché de la fenêtre en même temps que la jeune fille en tira une conclusion immédiate :
- Il arrive à point.. Je vais pouvoir lui parler ! L’état d’épuisement dans lequel se trouve sa femme sera la meilleure explication…
Hélas ! l’époux d’Amélie ne prêta qu’une oreille distraite aux objurgations du Dr Cornélius, à l’indignation de celui-ci. Il alla embrasser sa femme, lui délivra quelques bonnes paroles en lui disant qu’elle aurait sûrement une fille la prochaine fois puis, saisissant sa belle-sœur par le bras, il l’entraîna dans la bibliothèque :
- Qu’est-ce que m’a raconté Hildebrandt ? Koenigsmark a disparu ?
- Ce n’est que trop vrai ! J’arrive de Hanovre. Il n’y a plus trace de lui depuis le soir du 1er juillet. Sa maison a été fouillée de fond en comble à deux reprises… et la princesse Sophie-Dorothée est autant dire prisonnière dans ses appartements de Herrenhausen. Quant à Knesebeck, sa suivante, elle a été arrêtée.
La bouche mince de Loewenhaupt se pinça de dégoût. Pas très grand mais sec, osseux même, il avait un visage en lame de couteau, une peau pâle qui ne rougissait jamais fût-ce dans la pire colère, des cheveux blonds et raides. Un maintien qui l’était tout autant et une intelligence uniquement tournée vers l’armée. En résumé, ce Suédois avait tout de l’officier prussien et Aurore, encore petite fille quand il avait épousé son aînée, s’était demandé ce que celle-ci pouvait bien lui trouver pour se tortiller en baissant les yeux et en arborant un sourire béat chaque fois qu’il posait les yeux sur elle. Certes il possédait certaines qualités : c’était un vaillant soldat et un honnête homme, mais son discours était aussi empesé que sa personne et son épouse, selon la petite sœur, était destinée à mourir d’ennui avant qu’il soit longtemps ! Amélie n’en fit rien, au contraire, et, définitivement amoureuse, s’efforça de se couler dans le même moule que son époux, avec une surprenante aisance. Ses affections familiales n’en furent pas affectées, cependant elle y joignit un orgueil de caste frisant parfois la morgue et une assiduité aux rites religieux dépassant de beaucoup ce qui se pratiquait à Agathenburg.
Les paroles qu’il laissa tomber n’étaient que son reflet :
- Quand on viole les lois du Seigneur et que l’on s’abandonne à l’adultère, on doit s’attendre à en subir le châtiment…
Le ton sentencieux acheva d’exaspérer Aurore :
- Vous ne trouvez rien d’autre à dire ? Philippe est peut-être mort ou enseveli dans une geôle infecte et vous n’y voyez que la main du Seigneur ? Je vous croyais son ami en plus de son beau-frère ?
- Je suis l’ami du soldat, pas du libertin !
- Subtil distinguo ! ricana-t-elle. C’est ce qui s’appelle avoir un cœur à tiroirs ! Dans lequel rangez-vous votre femme ? On vient de vous dire qu'elle a failli mourir et que si elle devait mettre un autre enfant au monde elle n’en réchapperait peut-être pas, et tout ce que vous avez trouvé à formuler c’est que la fille espérée serait pour la prochaine fois ? Vous êtes sourd, ou vous le faites exprès ?
La fureur de la jeune fille réussit à percer l’épaisse cuirasse de certitude de Loewenhaupt. Il leva un sourcil surpris :
- A-t-on vraiment dit cela ?
- Vous voulez que le Dr Cornélius vous répète sa mise en garde : il pourrait vous la chanter sur l’air du Dies irae?
- Ma chère sœur, vous perdez le sens de la mesure !
- Vous le feriez perdre à n’importe qui. A présent souffrez que je vous quitte. J’aspire à un peu de repos car dès l’aube je me remets en chemin…
- Pour où, s’il vous plaît ?
- Celle ! Il faut que je m’entretienne avec la duchesse Eléonore.
Loewenhaupt émit un son bref qui était chez lui le signe d’une bruyante hilarité :
- Vos idées me semblent bien confuses ! Vous partez pour Celle à peine revenue de Hanovre alors qu’onze lieues seulement séparent ces deux villes et qu’en rentrant vous pouviez passer par Celle…
- Je ne l’ignore pas et mes idées se portent à merveille. C’est seulement en arrivant ici que j’ai appris certains détails qui m’incitent à refaire la majeure partie de mon voyage ! Satisfait ?
- Certainement pas ! Vous n’oubliez qu’une chose : votre sœur est souffrante. Ne devriez-vous pas vous en occuper ?
- Et vous ? C’est votre épouse, non ? Elle est tirée d’affaire et il ne lui est nécessaire que de se refaire des forces… et de recevoir beaucoup de tendresse. La vôtre me paraît particulièrement indiquée. Ceci au cas où vous n’auriez pas remarqué qu’elle vous aime…
Sur le point de quitter la place, Aurore se ravisa, une main sur la porte :
- Pendant que j’y pense, vous êtes toujours au service du prince-électeur de Saxe ?
- Certes, quoique que je sois en congé à la suite de ma dernière blessure…
- Alors, faites donc savoir à Frédéric-Auguste que les gens de Hanovre se sont permis d’escamoter le nouveau major-général qu’il a lui-même nommé. Comme il est aussi son ami cela me semble la moindre des choses, vous ne trouvez pas ?
Le ton était raide, exprimant un ordre plus qu’un conseil. Loewenhaupt eut un haut-le-corps, pinça les lèvres pour retenir peut-être une riposte mais capitula :
- Vous avez raison, je vais écrire sur l’heure et dès que ma chère épouse sera remise, nous rentrerons à Dresde.
Elle lui offrit enfin l’ombre d’un sourire :
- Voilà qui est parfait ! N’oubliez surtout pas que vous êtes le seul homme de la famille tant que l’on n’a pas retrouvé Philippe ! Cela oblige !…
CHAPITRE III
UNE LUEUR D’ESPOIR
Eléonore, duchesse de Celle, avait passé une mauvaise nuit. Ce n’était pas la première : c’était même en train de devenir une habitude. Déplorable, si l’on en croyait le grand miroir placé sur sa table à coiffer ! Et, ce matin, l’image qu’il renvoyait lui parut affligeante.
A cinquante-cinq ans, la mère de Sophie-Dorothée pouvait, jusqu’à ces derniers jours, s’estimer légitimement fière d’avoir su conserver la beauté que lui avait conférée son lointain Poitou, terre étrange habitée par les fées où il semblait que le sang des filles fût d’une qualité exceptionnelle, composée d’une sorte de magie. Deux d’entre elles avaient conquis l’amour du plus puissant des rois, celui qui n’avait pas craint de prendre le soleil pour emblème : Athénaïs de Montespan, à cette heure disgraciée, et Françoise de Maintenon qui régnait sur le fabuleux Versailles et dont on chuchotait qu’elle s’était fait épouser morganatiquement. Comme Eléonore l’avait été elle-même avant que son mariage hautement reconnu ne l’amène au trône de Celle mais, en contemplant son visage aux yeux las, à la bouche amère, elle sentait poindre le découragement. Les soins attentifs qu’elle donnait à sa personne réussiraient-ils à lui rendre l’éclat qu’elle avait su garder jusqu’à cette dernière visite de sa fille ?
Sophie-Dorothée était arrivée dans les derniers jours du mois de mai dans un état pitoyable, couverte de bleus, d’ecchymoses, un poignet bandé et même une mèche de ses beaux cheveux brun doré arrachée. Seule Mlle de Knesebeck l’accompagnait dans le carrosse sans laquais et sans armoiries que menait un seul cocher. A peine arrivée, elle s’était précipitée dans la chambre de sa mère et s’était jetée dans ses bras en sanglotant, aux prises avec une véritable crise nerveuse que l’on avait eu bien du mal à calmer. Il était en outre évident qu’elle brûlait de fièvre et, remettant à plus tard les explications, la duchesse l’avait fait porter dans sa chambre de jeune fille et appelé le médecin de la Cour. Ce fut seulement quand elle se fut endormie sous l’effet d’une drogue calmante qu’Eléonore interrogea Knesebeck, cette autre Eléonore qui était d’ailleurs sa filleule.
Celle-ci raconta comment, le matin même et alors qu’elle prenait son petit déjeuner, la princesse avait été jetée à bas de son lit par son époux. Fou de rage, la traînant par les cheveux, il l’avait bourrée de coups de pied et de coups de poing :
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