- Il a fallu l’arracher de ses mains sinon le prince était si fort enragé contre elle qu’il pouvait la tuer…

- Mais pourquoi ?

- A cause du comte de Koenigsmark, dont Votre Altesse sait qu’il est depuis longtemps attaché à ma maîtresse par une… douce amitié. Celui-ci, qui se trouve actuellement à Dresde pour les fêtes de la prise de règne du nouvel Electeur de Saxe, se serait laissé aller, après boire dans un banquet, à dauber sur la comtesse de Platen, ses charmes flétris et les soins qu’elle prend pour leur redonner quelque fraîcheur.

- C’est presque de notoriété publique et, de toute façon, cela regarde le beau-père de ma fille, non son époux…

- Sans doute mais le comte Philippe ne s’en est pas tenu là : il a brocardé aussi la demoiselle Mélusine de Schulenburg qui… dont…

- Ne cherchez pas à finasser ! Qui est la maîtresse de mon gendre. Et alors ?

- Quelqu’un lui a rapporté le propos et elle est allée se plaindre au prince Georges. La suite, Votre Altesse vient d’en constater les effets : ma princesse m’a ordonné de lui chercher une voiture en criant qu’elle ne voulait pas rester une minute de plus dans un palais où l’on n’avait pour elle que de mauvais procédés et qu’elle n’y reviendrait plus !

- C’est la première fois que mon gendre se laisse aller à…

- Frapper ? Non, Madame. Cela arrive, au contraire, de plus en plus souvent quand Son Altesse a trop bu…

- Dire que ces gens-là se croient civilisés ! s’exclama la duchesse en faisant deux ou trois tours dans sa chambre. Bâfrer, se soûler et se vautrer n’importe où avec leurs maîtresses. Voilà leurs passe-temps ! Ma pauvre petite fille ! Elle a eu raison de se réfugier ici… mais je me demande ce que va en dire son père.

Elle s’attendait que Georges-Guillaume partage un tant soit peu son indignation et, peut-être même, qu’il pique une de ses fameuses colères. Or il n’en fut rien. Tout ce qu’il exprima fut un embarras certain et, si mécontentement il y eut, sa fille en fit les frais :

- Que d’embarras pour une querelle de ménage ! Sophie-Dorothée devrait savoir que ce genre d’inconvénient peut advenir entre époux…

- Vous ne m’avez jamais battue que je sache !

- C’est que vous ne l’avez jamais mérité. Les bruits qui courent sur notre fille et le jeune Koenigsmark ne sont guère de nature à contenter un mari…

- Des bruits ! Rien que des bruits alors que le mari en question étale jour après jour une maîtresse à qui il donne le pas sur sa femme et à laquelle il vient de faire un enfant !

- Peut-être, mais, croyez-moi, ma chère, il faut que Sophie-Dorothée réintègre le domicile conjugal…

- Encore faudrait-il en être capable. Elle est dans un état si pitoyable que j’ai dû appeler notre médecin. Elle a une forte fièvre et j’espère seulement qu’elle en réchappera ! Cela vaudrait au moins que vous fissiez entendre quelque mécontentement à Ernest-Auguste. D’autant qu’il est toujours votre frère !

- Oui, mais… vous savez à quel point m’inquiètent les agissements des Danois, qui ne cessent de menacer nos terres du nord, et j’ai demandé à Ernest-Auguste de m’envoyer des troupes de renfort qu’en bon parent il ne devrait pas me faire payer, acheva le duc d’un air tellement déconfit qu’Eléonore ne put retenir un bref éclat de rire.

- Cela vous amuse ? grogna-t-il.

- Cela pourrait m’amuser si les circonstances n’étaient aussi dramatiques. Venez voir ce que cette brute a fait de notre fille !

Force fut d’admettre que le cas était grave, même avant que le médecin ne le soulignât : sur le visage empourpré, les traces de coups étaient évidentes. La jeune femme délirait. Un délire tellement instructif qu’Eléonore décida de veiller elle-même avec la seule assistance de Knesebeck et d’une vieille servante qui avait vu naître Sophie-Dorothée. En peu de temps, les trois femmes purent mesurer la profondeur de la passion qui la liait à son amant.

Tandis que son époux se résignait à entreprendre avec son frère des pourparlers houleux, Eléonore désolée écoutait jour après jour, nuit après nuit, battre le cœur affolé de son enfant… Quand enfin la fièvre tomba, quand le danger s’éloigna, elle avait compris que renvoyer Sophie-Dorothée à Hanovre pouvait lui être fatal. Aussi, lorsque la malade, encore bien faible, lui confia son désir d’obtenir le divorce, se déclara-t-elle prête à l’y aider, confiante dans l’influence qu’elle possédait sur son mari pour obtenir satisfaction. C’était compter sans le ministre Bernstorff, l’homme qui avait monté jadis la comédie des fausses lettres pour séparer les deux amoureux. Il fit entendre au duc la voix sévère de la raison d’Etat : on ne divorce pas d’un prince dont les chances de devenir roi d’Angleterre allaient se précisant. Il y allait de la gloire de la maison de Celle.

Que répondre à cela ? Eléonore ne trouva rien, secrètement flattée à l’idée que le sang de ses ancêtres poitevins pût s’élever jusqu’au trône des Plantagenêts, des Tudors, des Stuarts. Sa fille n’était plus une jouvencelle de quinze ans mais une femme accomplie, une mère aussi qui devait prendre en considération l’avenir de son fils et de sa fille. Echapper à l’enchevêtrement des duchés, principautés et autres électorats qui composaient alors l’Empire pour accéder à l’une des plus prestigieuses couronnes européennes, cela demandait considération. D’autant que les Hanovre, après avoir admis que Georges-Louis s’était conduit comme une brute, faisaient les premiers pas vers la réconciliation en demandant le retour au bercail de la brebis égarée.

Quelques scènes mémorables opposèrent alors Sophie-Dorothée à son père. Tant qu’elle avait cru sa mère rangée à ses côtés, la jeune femme avait tenu bon mais quand elle comprit qu’elle était seule, elle finit par capituler. Non sans s’offrir un morceau de bravoure : tandis qu’on l’attendait à Herrenhausen avec tout l’apparat désirable, elle interdit à son cocher de s’arrêter et passa sans tourner la tête sous les yeux de son époux et de ses beaux-parents pour regagner le palais de la Leine. C’était pire qu’une insolence : une sorte de défi, presque une rupture publique…

Depuis, Eléonore ne savait plus rien de sa fille. C’était comme si, en franchissant les murs de Celle, le carrosse avait basculé dans un autre monde, un monde dont ne revenait aucun écho. Sur le visage qu’elle contemplait dans le miroir avec une fascination morne, elle vit couler une larme. Qu’elle essuya d’un geste las puis, se levant, elle retourna s’asseoir sur son lit, luttant contre la tentation de s’y recoucher et de dormir jusqu’à la consommation des siècles.

C’était un symbole que ce lit surélevé par trois marches couvertes de tapis : celui de la réussite d’une femme et du rang qu’elle avait atteint. Enorme, drapé de soie écarlate à crépines d’or dont les angelots dorés retenaient le flot, il avait quelque chose d’impérial commandant le respect. L’étiquette sourcilleuse de la principauté ne prescrivait-elle pas aux femmes admises dans cette chambre de le saluer en passant devant qu’il soit occupé ou non, comme à Versailles ! Ce Versailles toujours rêvé sans jamais l’avoir contemplé mais dont elle se donnait l’illusion : il n’était pas un meuble de son appartement qui ne vînt de France et dans la plupart des salons, le pesant gothique avait reculé pour laisser place aux œuvres somptueuses d’André-Charles Boulle et de ses confrères…

Grâce à elle, le duché de Celle était devenu une sorte de parenthèse française coincée entre la Hollande et le Brandebourg prussien, et c’était sa fierté. A sa petite capitale teutonne perdue dans les sables de l’Aller Eléonore avait insufflé une vie nouvelle, transformant les douves des châteaux en jardins, construisant un théâtre « où le duc s’amusait tellement à courir de loge en loge et des foyers aux couloirs qu’il ne voyait même pas les spectacles ». A chaque carnaval débarquaient les danseurs de Paris, magnifiquement vêtus, et presque chaque jour quelque nouveauté arrivait de France, à commencer par les poupées des couturières qui, à chaque printemps, faisaient le tour des cours de l’Europe du Nord pour apporter les dernières modes de la capitale. L’époux d’Eléonore adorait d’ailleurs tous ces changements et avait même accepté qu’elle mît un peu d’ordre dans le protocole intérieur du château où les repas n’étaient plus annoncés à la trompette comme dans les casernes et aux mêmes heures. C’était le sénéchal qui s’en chargeait, assisté d’un page, en rappelant - pour les éventuels nouveaux venus ! - qu’il était interdit de s’injurier à table, de se jeter des os, du pain, voire une assiette pleine à la figure et de s’enivrer au point que l’on était obligé de ramener les ivrognes chez eux dans des brouettes. La cuisine elle aussi devint plus raffinée. Débarrassée des sempiternels choux et venaisons plus ou moins bien apprêtées, elle acquit une petite renommée dont le duc n’était pas peu fier. Enfin, Eléonore s’était faite la providence des huguenots français réfugiés, surtout ceux d’Aunis et de Saintonge, qui étaient assurés d’obtenir une place ou un grade dans l’armée. Oui, elle pouvait s’estimer satisfaite, encore que lui manquassent souvent les doux paysages de son Poitou natal…

De temps en temps, la duchesse renvoyait ses femmes afin de pouvoir « rêver en français » à l’écart des rudesses de la langue germanique. C’est ce qu’elle avait fait, ce matin, après le rite de la toilette, mais un coup d’œil à la pendule de parquet en marqueterie précieuse lui apprit que la récréation avait assez duré. D’ailleurs, quelqu’un grattait à la porte et entrait sans attendre la réponse. La baronne Berckhoff, dame d’honneur, fit son apparition. C’était aussi la plus ancienne et la plus fidèle amie de la duchesse dans une cour où elle n’en comptait pas beaucoup. Toutes deux étaient d’âge sensiblement égal. La révérence s’en ressentit : suffisamment profonde mais nettement moins longue :

- Une visite se présente pour Votre Altesse. Ne sachant s’il conviendrait de la recevoir, j’ai fait prier d’attendre.

- Y aurait-il une raison pour qu’elle ne convienne pas ? De qui s’agit-il ?

- La jeune comtesse Aurore de Koenigsmark, Madame.

- Ah !

Le nom résonnait désagréablement aux oreilles de la duchesse. Au bout d’un instant, elle s’enquit :

- Auriez-vous une idée de ce qu’elle veut, baronne ?

- Non, Madame… sinon qu'elle semble émue bien qu’elle s’efforce de le dissimuler. J’ajoute qu’elle ne demande pas : elle supplie que Votre Altesse lui accorde un bref entretien.

- En ce cas, allez la chercher !

Quelques secondes plus tard, Aurore pénétrait dans la chambre et s’abîmait en un profond salut qui étala autour d’elle l’ample mante à capuchon de taffetas brun à reflets dorés doublée de soie blanche et assortie à sa robe. Eléonore eut un léger soupir de soulagement. Dieu sait pourquoi, elle s’attendait à voir sa visiteuse toute de noir vêtue. En outre, celle-ci était habillée comme elle à la dernière mode de Paris mais, quand le ravissant visage se leva vers elle, l’impression de soulagement disparut : l’angoisse y était inscrite dans le cerne des yeux bleus et le pli d’amertume des lèvres fraîches.

- Vous avez demandé à me voir, comtesse, dit Eléonore d’une voix impersonnelle. Me confieriez-vous la raison d’une visite pour le moins… inattendue ?

- Je sais que j’aurais dû écrire à Votre Altesse pour solliciter une audience et je la supplie de me pardonner cette impolitesse, mais les jours que je vis depuis le début de ce mois m’ont poussée à venir jusqu’à elle.

- Je vous excuse d’autant plus volontiers que vous paraissez fort troublée. Remettez-vous et dites-moi ce qui vous amène !

- La disparition de mon frère, le comte Philippe-Christophe. Il a quitté sa maison de Hanovre…

- Il y était donc retourné ? coupa Eléonore en fronçant le sourcil. Il me semble avoir entendu dire que sa présence n’y était plus souhaitée et qu’il avait repris du service en Saxe ?

- En effet. Pourtant il y est revenu, poussé par une force à laquelle il ne pouvait plus résister.

Peu désireuse d’entendre préciser ce que pouvait être cette force, la duchesse se hâta d’enchaîner :

- Quoi qu’il en soit, il est sorti de chez lui…

- Le 1er juillet à dix heures du soir… et il n’y est jamais revenu.

- Depuis quand était-il de retour ?

- Deux ou trois jours, je crois.

Eléonore de Celle se livra à un rapide calcul mental. Ce devait être le 27 ou le 28 juin. Et Sophie-Dorothée était repartie le 28. Difficile de ne pas établir une corrélation ! Mais, bien entendu, elle n’en dit rien, se contentant de reprendre avec un soupir qui suggérait l’ennui :