Galvanisée par cette pensée, Catherine se redressa, dévora un gros morceau de pain et le reste du fromage. Elle se sentit mieux tout de suite, but un peu d'eau prise à la rivière. Toute sa combativité revenue, elle décida de se mettre en marche.
La nuit la protégerait mieux que la lumière du jour contre les mauvaises rencontres et elle était assez claire pour permettre de se diriger aisément. Arnaud lui avait montré, au petit matin, la direction de Louviers et lui avait dit qu'il n'y avait guère que deux lieues et demie. Emportant le sac d'or et ce qu'elle put prendre des provisions pour n'être pas trop lourdement chargée, elle s'enveloppa dans le manteau que Jean Son lui avait apporté et quitta le bateau. Elle suivit un moment la courbe du fleuve, à l'ombre de la ligne des aulnes, puis, comme il semblait s'enfoncer vers le levant, prit résolument au sud. Elle se mit à marcher d'un bon pas à travers champs, faisant un crochet pour éviter la sinistre maisonnette où la cheminée avait cessé de fumer, et s'efforçant de ne plus penser à Arnaud. Elle avait trop besoin de son courage pour se laisser aller à l'angoisse que lui infligeait sa disparition.
Quelques heures plus tard, recrue de fatigue mais pleine d'espoir, elle arrivait en vue de Louviers. Il était trop tôt pour qu'elle pût espérer entrer et, en attendant l'ouverture des portes, elle se coucha sur un talus et s'endormit, enroulée dans son manteau, jusqu'à ce que le chant d'une alouette vînt l'éveiller.
Au moment d'aborder la porte fortifiée de la ville, le regard de Catherine chercha instinctivement la bannière, sur la plus haute tour, et elle poussa un soupir de soulagement. Voltigeant mollement sur le chapeau pointu d'une grosse tour à bec, il y avait une oriflamme noire marquée d'une vigne d'argent et les soldats de garde ne portaient point le hoqueton vert anglais. La Hire n'avait pas encore été délogé !... Joyeuse, Catherine retroussa sa jupe à deux mains, s'engouffra sous la voûte noire, bouscula un archer qui grogna, mais renonça à la poursuivre avec un sourire et un haussement d'épaules.
Elle se mit à courir comme une folle le long de la rue étroite qui se tordait comme une couleuvre entre les maisons biscornues. En haut, à gauche, il y avait la vieille et sévère maison des Templiers où logeait l'actuel maître de la ville.
L'élan de Catherine était tel qu'elle passa comme une bombe devant les soldats de garde, si surpris qu'ils n'eurent même pas le réflexe de croiser leurs guisarmes.
— Hé !... la femme !... Arrête !... Tu entends ? Viens ici !...
Mais Catherine n'écoutait pas. Elle déboucha dans la cour juste comme La Hire, d'un pas pesant, se dirigeait vers son cheval auquel un palefrenier donnait à boire. Le capitaine semblait de mauvaise humeur. Tout en marchant il faisait des pliés pour s'assurer que les jointures de ses cuissards et de ses genouillères jouaient bien.
Catherine se rua sur lui avec un cri de joie et tant de violence qu'elle faillit le jeter à terre. Il s'emporta aussitôt et, ne la reconnaissant pas, l'envoya rouler dans la poussière d'un revers de main.
— La peste soit de la ribaude !... Tu es folle, la fille ? Holà, vous autres, chassez-moi cette drôlesse !...
Assise par terre, Catherine riait sans retenue, soulagée de retrouver l'irascible capitaine.
Vous recevez bien mal vos amis, messire de Vignolles. Ou bien ne me reconnaissez-vous pas ?
Au son de sa voix, il se retourna, un pied en l'air parce qu'il s'apprêtait à enfourcher son cheval, la regarda. Une expression de stupeur incrédule se peignit sur son visage couturé.
— Vous ?... Vous ici ? Vous êtes vivante ? Et Jehanne... et Montsalvy ?
— Il courait à elle, l'empoignait pour la remettre de force sur ses pieds, la secouait comme prunier en août, saisi d'une frénésie faite à la fois de joie et de colère. La colère, c'était son état normal. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, La Hire étouffait de rage, fulminait d'exaspération, trépignait de fureur. Sa voix dominait les grondements des bombardes, son courroux faisait trembler les murailles. Il était la tempête, l'ouragan, la force brutale la plus pure, mais, pour ceux qu'il aimait, La Hire, le redoutable, avait une âme d'enfant. Il écumait déjà, toute bile dehors, parce que Catherine ne répondait pas assez vite à ses questions. Mais, entre ses mains, la jeune femme s'abandonnait, vidée de force comme une poupée de son. Deux mots du capitaine l'avaient foudroyée : « Et Montsalvy ?... » Ainsi, lui non plus ne savait pas où était Arnaud...
Une vague de douleur monta des entrailles de Catherine, s'enfla dans sa gorge, l'étrangla à demi. La Hire hurlait, hors de lui : Bon Dieu !... Allez-vous répondre ? Vous voyez bien que j'en crève...
Ce fut son cœur, à elle, qui creva. Avec un cri de douleur, elle s'abattit sur la cotte d'acier du capitaine et se mit à sangloter si violemment qu'il demeura tout bête. La Hire, désemparé, ne savait plus que faire de cette femme en larmes.
Tout autour de lui, ses hommes regardaient, certains en dissimulant mal un sourire. La Hire consolant une femme, voilà qui était nouveau !
Renonçant à poursuivre le dialogue au grand jour, le capitaine entoura Catherine d'un bras et l'entraîna vers son logis, mais, avant d'en franchir le seuil, il lança, par-dessus son épaule :
— Hé, Ferrant ! Va-t'en jusqu'au couvent des Bernardines et dis à la tourière qu'elle m'envoie la femme nommée Sara...
Un sergent se détacha de la compagnie déjà rangée en ordre et disparut sous l'ogive de la voûte. Pendant ce temps, La Hire refermait sur lui et sa compagne l'épaisse porte hérissée de clous, conduisait Catherine à un banc garni de coussins et la faisait asseoir.
— Je vais vous faire donner à manger, dit-il avec une douceur parfaitement inusitée chez lui. Il me semble que vous en avez besoin. Mais, pour l'amour de Dieu, parlez ! Qu'est-il arrivé ? Que s'est-il passé ? On a dit, ici, que Jehanne avait été condamnée à la prison perpétuelle, que...
Catherine fit un violent effort sur elle-même, essuya ses yeux à sa manche et, sans regarder La Hire, murmura :
— Jehanne est morte ! Avant-hier, les Anglais l'ont brûlée et ses cendres ont été jetées à la Seine... Juste avant que l'on nous y jetât nous-mêmes, Arnaud et moi, cousus dans le même sac de cuir !
La peau tannée de La Hire verdit brusquement sous le chaume gris et ras de ses cheveux.
— Brûlée !... comme une sorcière ! Les misérables ! Et Arnaud est au fond de l'eau...
— Non, puisque j'en suis sortie, comme vous voyez.
En quelques mots, Catherine raconta les derniers jours de leur séjour à Rouen, la tentative d'enlèvement de Jehanne, leur arrestation et leur emprisonnement au château de Rouen, enfin leur exécution et comment le courage de Jean Son les avait arrachés à la mort. Elle dit aussi la fuite dans la nuit, à bord de la barque, son réveil et l'inexplicable disparition d'Arnaud.
— Nulle part, je n'ai trouvé trace de lui, pas même dans cette maison ravagée. C'est comme s'il s'était, soudainement, évanoui dans l'air.
— Un Montsalvy ne s'évanouit pas dans l'air comme une simple fumée, grogna La Hire. S'il était mort, vous auriez trouvé son cadavre... et d'ailleurs, il n'est pas mort. Je le sens, acheva-t-il en frappant sa poitrine d'un énorme poing ganté de fer.
— Pourquoi ? fit Catherine avec un peu d'aigreur. Je ne vous aurais pas cru aussi sensitif, Messire.
— Arnaud est mon frère d'armes, répliqua le capitaine non sans grandeur. S'il ne respirait plus sous notre ciel, il y a quelque chose en moi qui me l'aurait dit. De même pour Xaintrailles. Montsalvy est vivant, j'en jurerais.
— Vous voulez dire, en ce cas, qu'il m'a abandonnée froidement ? Que c'est de son plein gré qu'il est parti ?
La patience de La Hire avait été, jusque-là, beaucoup trop longue. Sa figure s'empourpra en même temps que son caractère emporté reprenait le dessus.
— Vous êtes idiote ou quoi ? Qui a dit qu'il vous avait abandonnée ? C'est un chevalier, espèce de dinde bornée ! Il n'abandonnerait pas une femme seule au milieu d'une campagne ravagée et sillonnée par l'ennemi. Il lui est arrivé quelque chose, c'est sûr ! S'agit de trouver quoi. C'est ce que je vais faire, et tout de suite. Quant à vous, au lieu de rester là comme une souche...
Une voix nonchalante et froide, venue du fond de la salle, interrompit la furieuse diatribe du capitaine.
— Est-ce que vous n'oubliez pas un peu que vous parlez à- une dame, messire de Vignolles ? Quel langage, en vérité !
Le nouveau venu avait un aspect étrange qui résidait moins dans la somptuosité de son costume, insolite pourtant dans ce décor guerrier, que dans son visage. Une courte barbe, bleue à force d'être noire, cernait étroitement une face aux traits nobles mais au teint pâle, presque cireux, et qui eût été belle sans le pli cruel de la bouche sensuelle et sans l'éclat froid d'un regard charbonneux. Les yeux du personnage ne cillaient jamais, ce qui leur conférait une fixité inquiétante, et Catherine frissonna sous leur poids. Elle avait immédiatement reconnu l'arrivant ; c'était Gilles de Rais, maréchal de France depuis le sacre royal. C'était l'homme qui, une nuit, avait tenté d'escalader sa fenêtre, à Orléans, et avec qui Arnaud s'était battu. Elle répondit d'un signe de tête au profond salut qu'il lui adressait et qui fit traîner dans la poussière les longues manches de ses huques de soie violette brodées d'or.
— Messire de Vignolles a toutes les excuses du monde, dit-elle doucement. J'ai si peu l'air d'une dame, faite comme me voilà ! Bien plutôt d'une paysanne, ou d'une fugitive.
L'arrivée de Gilles de Rais avait fait tomber la colère de La Hire.
— Je me suis laissé emporter, bougonna-t-il. Pardonnez-moi, dame Catherine. Je n'ai pas voulu vous offenser. Voyez-vous, j'aime Montsalvy comme s'il était mon fils.
— Alors, s'écria Catherine passionnément, aidez- moi à le retrouver. Envoyez à sa recherche, à son secours peut-être...
— Qu'est-il arrivé au valeureux Montsalvy ? demanda négligemment Gilles de Rais sans quitter des yeux Catherine que ce regard insistant commençait à mettre mal à l'aise.
Il fallut bien que La Hire s'exécutât et mît le haut seigneur au courant du drame de Rouen ainsi que de la disparition d'Arnaud. Comme Catherine, tout à l'heure, il raconta le procès de Jehanne d'Arc, sa condamnation, pour sorcellerie, par le tribunal ecclésiastique de l'évêque Cauchon vendu au comte de Warwick et au cardinal de Winchester, sa mort enfin dans les flammes du bûcher. Il le fit de mauvaise grâce car aucune amitié n'existait entre les deux hommes. La Hire était beaucoup plus âgé que Gilles de Rais, mais, surtout, une insurmontable aversion l'éloignait du fastueux Angevin. Il se méfiait, instinctivement, de ce cousin du tortueux La Trémoille auquel il ne pardonnait pas l'inertie, apparemment inexplicable, avec laquelle Charles VII avait laissé mourir la Pucelle. Le capitaine en attribuait tout le mérite aux mauvais conseils et à la jalousie de Georges de La Trémoille et, en cela, il ne se trompait pas.
— Ainsi, Jehanne est morte ! fit sombrement Gilles de Rais. Celle que nous avions crue un ange n'était tout compte fait qu'une fille comme les autres ! On l'a brûlée comme sorcière et sorcière, sans doute, elle était ! Dieu ne nous maudira-t-il pas d'avoir suivi cette mauvaise bergère ?...
À mesure qu'il parlait, son visage se transformait et Catherine, stupéfaite, put voir la peur s'y inscrire peu à peu, une peur superstitieuse et amollissante, sœur jumelle de celle qu'elle avait lue sur le visage de Philippe de Bourgogne, devant Compiègne, lorsqu'elle lui avait demandé de libérer Jehanne. La terreur de la damnation, l'antique effroi de Satan et du sorcier, son serviteur ! Le grand seigneur, le guerrier sans peur disparaissaient, d'un seul coup, laissant seulement, à nu, l'homme aux prises avec la vieille peur ancestrale venue du fond des âges, l'angoisse de l'incompréhensible, née de l'humus des noires forêts druidiques sous l'éternelle menace des barbares dieux du sang.
Cependant, La Hire, les yeux rétrécis, avait écouté Gilles de Rais avec une fureur grandissante. Avant que Catherine ait eu le temps d'intervenir, il éclatait :
— Une sorcière ? Jehanne ? À qui d'autre que ce damné truand de La Trémoille comptez-vous faire croire ça, messire Gilles ? Êtes-vous donc si peu chrétien qu'il vous suffise d'un jugement ennemi, d'un évêque pourri pour changer votre manière de voir ?
— Les gens d'Église ne se peuvent tromper, répliqua Rais d'une voix blanche.
— C'est vous qui le dites ! En tout cas, retenez ceci, Seigneur maréchal : ne répétez jamais, vous entendez, jamais ce que vous venez de dire. Sinon, j'en jure Dieu, moi, La Hire, je vous ferai rentrer vos paroles dans la gorge au moyen de ceci.
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