Et La Hire, fou de colère, tirait déjà son épée. Catherine vit les yeux du sire de Rais s'injecter de sang.
Elle avait toujours éprouvé, devant lui, un malaise instinctif, mais, cette fois, sa répugnance s'affirmait. Ce qu'il avait osé dire de Jehanne la révoltait autant que la facilité avec laquelle il s'était rangé du côté du tribunal ecclésiastique.
Comment Gilles de Rais pouvait-il oublier la fraternité des armes et les fulgurants combats dans le sillage de la Pucelle ?
Il porta, vers sa propre ceinture où pendait la dague, une main qui tremblait et les ailes de son nez, pincées par la colère, se teintaient de bleu. On entendit grincer ses dents.
— C'est un défi ? Je n'en accepte de personne !... sans en demander raison.
Lentement, sans le quitter des yeux, La Hire repoussa son épée au fourreau, haussa ses lourdes épaules.
Non ! Un simple avertissement que vous pourrez transmettre, selon votre gré, à votre cousin La Trémoille qui a toujours voulu la perte de la Pucelle. Pour moi, comme pour beaucoup d'autres, Messire, Jehanne est venue de Dieu !
Il lui a plu de la rappeler comme jadis, sur un autre gibet, il a rappelé son Fils. Le Seigneur Jésus était venu sauver les hommes et les hommes ne l'ont point reconnu... comme ceux d'ici ne reconnaissent point la Pucelle. Mais moi, j'y crois... oui, je crois en elle !
Une ferveur s'était étendue sur le visage buriné du chef de guerre et son regard s'en allait chercher, dans la poussière de soleil qui tombait d'une fenêtre, le reflet éblouissant d'une armure blanche. Mais ce ne fut qu'un bref instant. La seconde suivante, La Hire abattait son poing sur la table et achevait sa phrase :
— ... et je défends à qui que ce soit de dire le contraire !
Peut-être Gilles de Rais allait-il répliquer quelque chose, mais la porte de la salle venait de cogner contre le mur avec un claquement sec, poussée par une main vigoureuse. Sara, la coiffe en désordre, venait d'entrer comme une bombe, un soldat essoufflé sur les talons et, moitié riant, moitié pleurant, tombait dans les bras de Catherine.
— Ma petite... ma petite ! C'est donc toi... C'est bien vrai que c'est toi... que tu es revenue ?
Les yeux de la bohémienne, qui avait pratiquement élevé Catherine, brillaient comme des étoiles, mais de grosses larmes inondaient ses joues tandis qu'elle serrait la jeune femme, à l'étouffer, contre sa poitrine plantureuse, couvrant son visage de baisers et ne s'arrêtant que pour la regarder et s'assurer que c'était bien elle. Gagnée par l'émotion, Catherine pleurait avec elle et il était impossible de démêler quoi que ce soit de cohérent dans les paroles des deux femmes. La Hire, en tout cas, en eut vite assez. Sa voix de stentor tonna et les fit sursauter.
— Assez de mignardises ! Vous avez tout le temps pour ça !... Rentrez au couvent avec votre servante, dame Catherine ! Moi, j'ai mieux à faire.
Aussitôt, Catherine s'arracha des bras de Sara, les yeux luisant d'espoir.
— Vous allez chercher Arnaud ?
Bien entendu. Expliquez-moi où se trouve au juste cette ferme auprès de laquelle vous étiez arrêtés... et priez Dieu pour que je trouve quelque chose.
Si je ne trouve rien... alors c'est pour ceux qui me tomberont sous la main qu'il faudra prier !
Catherine s'expliqua du mieux qu'elle put, fouillant sa mémoire pour y trouver le plus de détails possible, susceptibles d'aider le capitaine. Quand elle eut fini, il se contenta d'un bref « Merci », prit son casque et se l'enfonça sur la tête d'un coup de poing, enfila ses gantelets et, aussi allègrement que si sa pesante carapace de fer eût été un vêtement de soie, dégringola dans la cour en faisant autant de bruit qu'un bourdon de cathédrale. Catherine l'entendit hurler :
— À cheval, vous autres !...
Une trompette sonna. Quelques instants plus tard, la voûte de la maison renvoyait l'écho, en forme de tonnerre, du lourd escadron de gens d'armes qui, au grand trot, se dirigeait vers la porte de la ville.
Quand le silence fut revenu, Gilles de Rais, qui avait jusque-là conservé une complète immobilité, s'approcha de Catherine, s'inclina.
— Vous reconduirai-je, belle dame, jusqu'au couvent ?
Elle secoua la tête, sans le regarder, alla prendre le bras de Sara.
— Grand merci, Seigneur, mais je préfère rentrer seulement avec Sara. Nous avons à parler.
Le soir vint sans ramener La Hire, et Catherine, ravagée d'angoisse, demeura des heures au plus haut du clocher du couvent des Bernardines, se tirant les yeux tant qu'il resta au ciel un peu de lumière pour guetter la poussière d'une troupe à cheval.
— Ils ne rentreront pas cette nuit, lui dit Sara quand le grincement des massives portes de la ville, que l'on fermait à l'appel des guetteurs, parvint jusqu'à elles. Tu ferais mieux d'aller te coucher. Tu es si lasse... la jeune femme tourna vers elle un regard de somnambule qui traversait le corps vigoureux de la fidèle servante.
— Je suis lasse mais je ne pourrais dormir. Alors, à quoi bon ?
— À quoi bon ? s'insurgea Sara, mais à te reposer ! Va au moins t'étendre. Tu sais bien que, si monseigneur La Hire rentre cette nuit, tu entendras l'appel des cors pour obtenir l'ouverture des portes. Et puis, il te fera prévenir immédiatement. Enfin, moi je veillerai. Fais-moi plaisir. Va dormir un peu...
Pour lui faire plaisir, effectivement, après un dernier regard à la campagne brûlée dont la nuit cachait les blessures sous son épais manteau noir, Catherine se laissa guider jusqu'à la cellule qui avait été la sienne avant la folle équipée de Rouen.
Sara la dévêtit, la coucha, la borda comme un bébé, puis, tout en pliant soigneusement les vêtements que Catherine venait de quitter, en posant la coiffe de lin blanc sur une tête en bois à cet effet, annonça d'un ton bourru :
— Le seigneur de Rais est venu, un peu avant le salut, pour prendre de tes nouvelles. La mère Marie- Béatrice m'a fait prévenir et j'ai dit que tu dormais. La sainte abbesse ne pouvait pas mentir, mais moi je peux très bien... et je n'aime pas du tout la tête de cet homme-là !
— Tu as bien fait...
Sara posa un baiser dévotieux sur le front de Catherine et se retira sur la pointe des pieds, fermant la porte derrière elle.
Catherine demeura seule dans l'étroite pièce aux murs de laquelle la flamme hésitante de la chandelle mettait des ombres fugitives. Tout son être était concentré dans ses oreilles, qui cherchaient à démêler, dans le silence extérieur, le bruit lointain d'une troupe en marche. Mais, peu à peu, les besoins de son organisme exténué prirent le dessus, dominant son inquiétude et sa peine et, après de longues heures de veille, au moment même où les religieuses quittaient leur dure couche pour chanter matines à la chapelle, Catherine s'endormit.
Mais le sommeil ne lui apporta pas la paix. Au fond de son inconscience, elle retrouva, intactes, les heures de terreur et de joie des derniers jours. En un effrayant kaléidoscope elle revit l'infect trou de sa prison où s'allumaient, d'un seul coup, les flammes immenses du bûcher. Puis c'était le sac de cuir, ouvert devant elle et dans lequel des hommes noirs voulaient la jeter. Mais, cette fois, elle était seule. La silhouette d'Arnaud, entrevue un instant, se dissolvait dans l'ombre, malgré ses cris, malgré les efforts qu'elle faisait pour l'atteindre, pour l'étreindre... Les mains des bourreaux s'abattaient sur elle et, dans son rêve, elle tentait de crier, d'appeler celui qui, inexorablement, s'éloignait d'elle. Mais ses mains étaient liées et une force irrésistible la courbait vers la terre, vers le sac ouvert qui grandissait, grandissait au point d'atteindre les dimensions d'un tunnel gluant où elle s'engloutissait. Elle voulait appeler, sa voix n'était qu'un souffle impuissant, vaguement ridicule, et la terreur paralysait ses membres. Elle se sentit lancée dans un vide énorme et soudain, avec un grand cri, se réveilla, trempée de sueur. Sara, en chemise, une chandelle à la main, se penchait sur elle et la secouait, d'une main posée sur son épaule.
— Tu rêvais... Un mauvais rêve... Je t'ai entendue crier...
— Oui... Oh ! Sara, c'était horrible, je...
— Non, ne dis rien ! Il est inutile que les paroles recréent des images qui t'ont fait peur. Tu vas te rendormir et, moi, je vais rester auprès de toi. Les mauvais rêves ne reviendront plus.
— Il faudrait pour cela que je retrouve Arnaud, fit Catherine prête à pleurer. Sinon... sinon ils ne me quitteront plus.
La nuit se termina sans autre incident. Le jour revint sans que La Hire et ses hommes eussent regagné Louviers.
L'impatience rongeait Catherine dont, en même temps, l'espoir s'amenuisait à mesure que les heures coulaient.
— S'il avait rejoint Arnaud, il serait déjà rentré.
— Pas sûr ! disait Sara pour la calmer. L'expédition a pu l'entraîner plus loin qu'il ne voulait.
Mais, malgré les paroles apaisantes et les encouragements de Sara, il fut impossible d'arracher Catherine du clocher.
Peut-être y fût-elle demeurée toute la nuit cette fois si, à l'heure où le soleil plonge derrière le moutonnement verdâtre des champs, un nuage de poussière ne s'était levé sur le chemin de l'ouest. Bientôt, les reflets fauves arrachés par les dernières flèches de lumière à l'acier des armes furent visibles parmi les vagues poudreuses. Quand elle put distinguer le pennon noir à la vigne d'argent, Catherine dégringola le raide escalier en colimaçon.
— Les voilà ! Ils reviennent ! cria-t-elle, insoucieuse de la sainteté du lieu.
Elle passa comme un boulet sous le nez de la mère Marie-Béatrice éberluée, bouscula la tourière et se retrouva dehors, Sara sur ses talons, dévalant la ruelle vers la porte de la ville, ses jupes retroussées à deux mains pour courir plus vite.
Elle arriva en vue des tours de garde juste comme le destrier de La Hire franchissait la herse relevée et se jeta presque dans les jambes du cheval.
— Alors ? Vous l'avez retrouvé ?
A grand-peine, le capitaine maintint la bête pour l'empêcher de heurter Catherine, mais jura effroyablement. Sous la ventaille relevée du casque, son visage soucieux était gris de poussière, chaque pli de la peau marqué en noir.
— Non, jeta-t-il durement, il n'est pas avec nous.
Mais, voyant Catherine, devenue blanche jusqu'aux
lèvres, chanceler, il eut honte de sa brutalité, sauta à bas de sa monture et bondit vers elle juste à temps pour la retenir, défaillante, dans ses bras et l'empêcher de glisser à terre.
Allons, vous n'allez pas encore me choir dans les bras ! Je ne l'ai pas retrouvé, mais je sais qu'il est vivant. C'est déjà ça, non ? Allez, venez ; on ne va pas s'expliquer ici, devant ces croquants.
Vivant ! Le mot ranima Catherine mieux qu'une paire de gifles. Elle regarda La Hire avec des yeux brillants d'espoir, se laissa entraîner jusqu'à la maison du Temple. Derrière eux s'étira la file lasse et sale des soldats. Le tout s'engouffra sous le porche noirci, emplit la cour. C'est seulement quand les hommes mirent pied à terre que Catherine s'aperçut qu'ils ramenaient un prisonnier.
La troupe serrée des chevaux avait empêché qu'elle le vît jusque-là. Pourtant, c'était un homme gigantesque, un de ces Normands blonds presque roux, charpentés comme une machine de siège et en qui se retrouvait, presque intact, l'héritage des vieux Vikings. Ses mains, liées de grosses cordes qui le reliaient à l'arçon du sergent Ferrant, étaient épaisses et rudes avec des poils frisés qui les poudraient d'or, mais on devinait que c'étaient là des mains habiles et intelligentes. Une mauvaise souquenille de toile déchirée couvrait mal un torse digne d'un ours, des épaules de bouvier sur lesquelles s'érigeait un visage couleur de brique aux traits incertains, mais sur le ton accentué duquel éclatait un regard gris clair, abrité d'épais sourcils broussailleux qui faisait irrésistiblement penser à une source vive cachée dans les herbes folles.
Le captif ne semblait pas autrement ému de sa situation critique. Il laissait reposer sur les choses et les gens un œil paisible et débonnaire, plus curieux qu'inquiet, mais qui s'alluma d'une flamme chaude en se posant sur Catherine.
— Qui est-ce ? demanda la jeune femme tandis que les gens d'armes poussaient l'homme entravé dans la grande salle.
Est-ce que je sais ? fit La Hire avec un haussement d'épaules. Nous l'avons trouvé assommé dans le cellier de votre fameuse maisonnette. Il avait un tonnelet d'eau-de-vie sous un bras. Quelque pillard anglais sans doute ! Depuis que nous sommes revenus en Normandie, les Godons ont de plus en plus de mal à se faire payer les redevances par les paysans, et ils se payent comme ils peuvent.
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