— Un beau morceau de rhétorique, n'est-ce pas ? Mais n'en tirez pas vanité, chère Catherine... Il y aura un jour où Arnaud ne s'en souviendra plus, mais, en revanche, se souviendra fort bien de votre naissance basse. Et, ce jour-là, je serai là, moi...
La joie intérieure de Catherine était si profonde qu'elle ne laissait pas place à la colère. Le dédain arqua ses belles lèvres en un demi-sourire presque amusé.
— Voilà qui va vous obliger à une longue patience... chère Marie ! Et je me demande avec angoisse en quel état vous serez, ce jour-là. Vous n'êtes déjà pas si belle ! Quand Arnaud cessera de m'aimer, je serais fort étonnée qu'il s'en allât porter ses vœux à une vieille fille desséchée par l'envie et la méchanceté !
— Garce ! cracha Marie les poings serrés, les yeux étincelants de rage, je vais te crever les yeux !
De sa ceinture, elle arracha un stylet dont la lame mince brilla d'un éclat sinistre. Les pupilles de Marie se rétrécissaient et plus que jamais elle avait l'air d'un chat prêt à bondir. La haine qui déformait son visage, le feu dangereux de ses yeux firent reculer Catherine. Elle mit le sapin entre elle et son ennemie, mais ne put se retenir de persifler.
— Que voilà un outil bien féminin ! Ai-je bien entendu ou bien votre noble ancêtre s'appelait-il Archambaud le Boucher ?
— Tu as bien entendu et je vais te dire mieux : je tue aussi bien que lui. Tu vas voir !
Folle de fureur, Marie leva son arme et allait s'élancer sur Catherine, mais Gauthier venait d'apparaître au coin de la maison et sautait, par-derrière, sur la jeune fille. En un instant, le stylet quitta sa main tordue et vola dans l'herbe tandis que la large paume du Normand, brutalement appliquée sur la bouche de Marie étouffait son cri de rage. Catherine respira. Tout au fond d'elle-même, elle s'avouait qu'elle avait eu peur. Cette fille à moitié folle était prête à n'importe quel geste pour l'éliminer. Réduite à l'impuissance, elle écumait de fureur sous la poigne solide de Gauthier.
Allons, Demoiselle, fit celui-ci de sa voix traînante, un peu de calme ! Quand on veut tuer les gens, on s'arrange pour qu'il n'y ait pas vingt personnes à vous regarder.
En effet, dans la prairie, arrivaient des paysans en blouse, les cheveux longs sous le bonnet de laine, couverts de peaux de chèvre ou de mouton et portant, qui une fourche, qui une faux... La résolution se lisait sur tous ces visages roussis, brûlés, tannés par les soleils et les neiges. Sortant du bois ou des sentiers imperceptibles, ils avançaient sur l'herbe, convergeant vers la ferme, silencieux, lents et implacables comme le destin lui-même. En tête venait le vieux Saturnin, une longue faux luisante dans son poing, ses pieds chaussés de sabots écrasant lourdement les mottes de terre spongieuse.
Gauthier enveloppa les paysans d'un regard rapide, puis lâcha Marie, mais se baissa pour ramasser le stylet qu'il glissa à sa ceinture.
— L'heure est venue, dit-il seulement, je vais chercher les chevaux.
— Fortunat, tout armé lui aussi, sortit de l'étable traînant un arc en bois d'if aussi grand que lui. Marie marqua un temps d'hésitation. Elle jeta sur Catherine un coup d'œil incertain puis, prenant un parti, voulut entrer dans la maison, mais se heurta à Arnaud qui en sortait, armé de pied en cap. Il repoussa la jeune fille sans même la regarder, n'ayant vu que Catherine adossée au sapin. Celle-ci, de son côté, contemplait son époux avec surprise. En effet, il ne portait pas l'armure légère que lui avait donnée Jacques Cœur au départ de Bourges, mais l'armure noire qui lui était habituelle et qu'il avait appris à faire respecter aussi bien dans les tournois que sur les champs de bataille. Le heaume timbré de l'épervier était logé sous son bras gauche. Catherine songea que le temps n'avait aucune prise sur lui, qu'il était exactement semblable à l'image qu'elle avait gardée de lui, quand il était apparu aux fiançailles des princesses de Bourgogne pour jeter son gantelet aux pieds du duc Philippe. Comme il se penchait pour l'embrasser, elle demanda : Comment as-tu fait pour retrouver ces armes ? Où étaient-elles ?
— Dans l'armurerie du château, où l'on peut encore pénétrer par une issue particulière. C'est une pièce en sous-sol et, par chance, elle est toujours accessible. Je n'aurai pas tout perdu.
Glissant ses bras au cou d'Arnaud, elle s'accrocha à lui de toutes ses forces dans un geste de tendresse, pour le retenir près d'elle. Un geste dont elle savait d'avance la vanité.
— Où vas-tu ? Que vas-tu faire ?
Il eut un geste vers les hauteurs invisibles du village, vers le monastère dont les cloches ébranlaient à cet instant l'air limpide du matin. Puis sa main désigna les paysans maintenant groupés devant la maison, l'air résolu sous leurs bonnets de laine, et, plus près, la massive silhouette de Gauthier, armé lui aussi, et celle, plus frêle, de Fortunat.
— Je vais là, et voici mes troupes. Je vais faire payer à Valette la ruine de notre maison.
— Tu vas te battre ?
— C'est mon métier, fit-il avec un mince sourire, et je ne trouverai jamais meilleure occasion de l'exercer.
— Sais-tu qu'en attaquant Valette tu attaques le Roi en quelque sorte ?
Cette fois, la colère enflamma brutalement le visage d'Arnaud. Sa main gantée de fer frappa sa poitrine qui résonna.
— Que m'importe le Roi ? Ai-je encore un Roi dans celui qui m'a proscrit innocent, qui m'a ruiné pour complaire à son favori ? Non, Catherine, je n'ai plus de Roi et, crois-moi, en attaquant ce chien puant, je n'aurai pas l'impression d'agir contre l'honneur ou le droit... bien au contraire ! Si je le tue, j'en sais plus d'un qui m'en sera reconnaissant.
Une dernière fois, il embrassait sa femme, puis, la quittant, se dirigeait vers son cheval que tenait Fortunat. Une impulsion jeta Catherine sur ses pas : elle voulait le suivre. Mais elle se retint : il ne le lui permettrait pas. Il fallait les laisser partir, puis les rejoindre, à distance.
De la maison étaient sorties Sara, portant Michel qui gazouillait, Isabelle de Montsalvy et Donatienne qui s'essuyait les yeux au coin de son tablier. Marie avait disparu comme par enchantement. D'un mouvement instinctif, Catherine avait pris son fils dans ses bras. Il était d'excellente humeur, ce matin, et souriait à sa mère dont le cœur fondit de tendresse. Le contraste était trop cruel entre ce bébé joyeux et ces hommes, mal armés, si peu nombreux, qui s'en allaient affronter une troupe de forbans aguerris, rompus à toutes les ruses, à tous les ravages... Ses yeux se brouillèrent de larmes et elle ne vit pas qu'Isabelle l'observait.
Mais, quand Arnaud et ses hommes eurent disparu sous le couvert des sapins, Catherine, se tournant brusquement vers sa belle-mère, lui tendit l'enfant.
— Prenez Michel, dit-elle calmement. Moi, je vais voir.
— Vous êtes folle ? La place d'une femme n'est pas avec les hommes. Savez-vous ce que vous risquez ?
La jeune femme eut un triste sourire qui n'atteignit pas ses yeux.
— Je sais surtout ce que risque Arnaud et c'est là tout ce qui importe pour moi.
— Votre fils ne vous retient pas ? fit Isabelle, un pli de dédain au coin des lèvres. Une bonne mère ne doit jamais quitter son enfant.
— Peut-être suis-je meilleure épouse que mère. Au surplus, Madame, il vous a pour veiller sur lui en mon absence, vous êtes sa grand-mère. Enfin... s'il m'arrivait malheur, je crois que cela simplifierait bien des choses, n'est-ce pas ?
Et, sans attendre la réponse d'Isabelle qui, médusée, la regardait avec stupeur, Catherine tourna les talons et s'en alla à l'écurie. Sans l'aide de personne, elle sella et brida Morgane, puis, sautant en selle, prit à son tour, sur les traces de la troupe, le chemin de Montsalvy.
À mesure qu'elle montait vers le village, Catherine percevait plus nettement le son des cloches et se guidait sur elles autant que sur le sol foulé par les hommes d'Arnaud. Comme Jehanne la Pucelle, Catherine avait toujours aimé les cloches dont les voix, graves ou aiguës, se répondant à travers le ciel, lui semblaient parler quelque mystérieux langage hors du temps, hors de la terre. Mais, ce matin, leur battement sinistre la frappa. Les cloches du monastère sonnaient en glas et Catherine sentit un frisson courir le long de son dos.
La pensée lui revint que l'on entrait, ce jour-là, en Carême. Le morne égrènement mélodieux appelait les paysans aux Cendres de l'humilité, mais le cœur inquiet de la jeune femme y voyait un mauvais présage. Elle noua un instant ses doigts froids dans la crinière de Morgane pour chercher un peu de chaleur, pour toucher quelque chose de vivant.
Volontairement, elle détourna les yeux du puy de l'Arbre et de ses ruines noires, talonna sa jument et, tête baissée, fonça dans le sous-bois.
Au moment de quitter le couvert des arbres et de déboucher sur le plateau, Catherine retint Morgane, instinctivement, et l'obligea à s'arrêter. D'où elle était, elle voyait parfaitement l'enceinte fortifiée de Montsalvy et sa porte nord grande ouverte. Elle voyait aussi des paysans qui arrivaient par les petits sentiers, se hâtant, fronts penchés et dos ronds, comme s'ils étaient poursuivis par quelque fléau. Mais nulle part il n'y avait trace d'Arnaud ni d'aucun de ses hommes. Perplexe, Catherine considéra un moment ce qui se passait devant elle. Les deux archers qui montaient la garde à la porte avaient mauvaise mine, des vêtements minables, mais des armes luisantes. L'arc tenu à deux mains, prêt à servir, ils regardaient entrer les paysans d'un air hargneux. Là-haut dans le ciel, sur les tours du monastère, Catherine vit flotter l'étendard rouge frappé de barres et de croissants qu'elle avait déjà vu sur les murs de Ventadour : les armes de Villa- Andrado jointes à un pennon bariolé plus petit qui représentait le routier Valette, son lieutenant. Une brusque colère la gonfla : c'était bien sur les ordres de l'Espagnol que Valette avait brûlé Montsalvy et elle comprenait maintenant pourquoi Rodrigue avait refusé les remerciements d'Arnaud ; il savait déjà ce qui s'était passé dans le fief de son ennemi.
Prudemment, Catherine décida d'entrer à pied dans Montsalvy. Puisqu'elle ne voyait pas son époux, le mieux était de passer aussi inaperçue que possible et Morgane était bien trop voyante, outre le fait qu'elle pouvait largement exciter la convoitise d'un malandrin. Elle mit pied à terre, conduisit la petite jument par la bride assez profond dans le sous-bois, là où personne ne la verrait. Puis elle l'attacha à un arbre et, après lui avoir recommandé de l'attendre tranquillement, elle s'éloigna vers le village.
Sa robe de laine brune et la grande cape grise qui la recouvrait n'avaient rien qui pût attirer l'attention. C'étaient de modestes vêtements, assez fatigués d'ailleurs par le voyage. Mais, pour franchir la porte, Catherine tira son capuchon jusque sur ses yeux. Elle s'avança en s'efforçant de garder une allure naturelle bien que son cœur battît plus vite. En vain, d'ailleurs ; les hommes d'armes ne lui prêtèrent pas la moindre attention. Seul, l'un d'eux ricana :
— Allons, croquants, dépêchez ! Sinon vous allez manquer le spectacle...
Le spectacle ? La jeune femme ne s'attarda pas à poser des questions.
Elle pressa le pas, franchit la voûte ronde et se retrouva dans l'étroite et unique rue où, à l'ombre du couvent bénédictin, se tassaient les maisons basses de Montsalvy. À l'église, le glas sonnait toujours et les notes lugubres tombaient d'aplomb sur la tête de Catherine. D'autres gens, en guenilles pour la plupart et l'air accablé, suivaient le même chemin.
En débouchant sur la petite place où s'ouvrait l'église .romane, elle vit qu'une foule silencieuse l'emplissait, grossie d'instant en instant par ceux qui venaient du dehors et ceux qui, marqués de cendre grise, sortaient de l'église. Ces derniers marchaient le front bas, évitant de regarder les hommes d'armes massés au portail et l'homme enchaîné qu'ils gardaient. C'était un petit bonhomme bossu et contrefait dont le visage gris avait la couleur même de cette cendre qui marquait les autres. Sa mine défaite, ses yeux hagards contrastaient violemment avec les oripeaux bariolés dont il était vêtu. Des chausses mi- partie rouges et vertes flottaient autour de ses jambes tordues. Une tunique jaune ornée de grelots, un grand manteau rouge et une couronne de carton doré lui composaient un costume grotesque, qui eût été risible si l'homme qui le portait n'eût été si pitoyable. Mais personne n'avait envie de rire et Catherine pas plus que les autres. Elle ne voyait que des regards fichés en terre, des mains aux poings serrés, des joues creusées par les larmes et les privations.
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