La religieuse s'inclina et courut vers l'autre extrémité du jardin. Mais elle n'eut pas le temps d'atteindre la porterie. La tourière, de son côté, accourait par les allées tracées entre les massifs de petit buis et de plan tes médicinales. Elle était rouge d'émotion et sa cornette était de travers.

— Messire de Vignolles est là, ma Mère, dit-elle précipitamment après une courte révérence. Il dit que l'Anglais approche et qu'il désire parler d'urgence à Mme de Brazey.

Mère Marie-Béatrice fronça les sourcils. Elle n'aimait guère ces perpétuelles incursions des soldats dans son couvent où elles entretenaient une atmosphère de fièvre très peu compatible avec le recueillement.

Catherine allait intervenir, se jeter vers le visiteur, mais la supérieure, d'un geste ferme, la retint par le bras et la rejeta derrière elle.

— Messire de Vignolles ne peut-il nous laisser prier en paix, au moins le dimanche ? fit-elle avec humeur. C'est un couvent ici, et non pas la grande salle de quelque château féodal. Il semblerait que...

Elle n'eut pas le loisir d'en dire davantage. Un pas rapide et ferré faisait sonner les dalles du cloître et la voix forte de La Hire éclatait tandis que les nonnes fuyaient de tous côtés en poussant des cris effarouchés. Le capitaine marcha droit à la supérieure dont le visage devenait écarlate dans l'étroite ouverture de sa guimpe de toile.

— Ma Mère, je n'ai pas beaucoup de temps pour discuter, encore moins pour les délicatesses. L'ennemi approche. Si vous n'entendez pas le vacarme que fait le peuple de cette ville en courant aux remparts, c'est que vos murs sont solides ou bien que vous êtes dure d'oreille. Il faut que je parle sur l'heure à la dame de Brazey. Veuillez la faire prévenir et dire en même temps à sa servante de préparer ses bagages. Il faut qu'avant un quart d'heure elle ait quitté cette ville ! J'attends!

Mère Marie-Béatrice allait sans doute discuter, mais, juste à cet instant, Catherine, incapable de se contenir plus longtemps, se glissa entre elle et le capitaine.

— Me voici, Messire ! Ne criez pas si fort et d'abord sachez ceci : je ne partirai pas d'ici avant d'avoir retrouvé Arnaud.

— Alors, Madame, s'emporta immédiatement La Hire, vous avez une bonne chance de ne jamais le retrouver et de terminer votre vie ici. Écoutez-moi car je n'ai pas de temps à perdre ! J'ai cette ville à défendre et je ne peux pas ergoter pendant des heures pour vous convaincre. J'ai reconnu la bannière du chef qui approche de cette cité. C'est celle de John Fitz-Allan Maltravers, comte d'Arundel, un rude homme de guerre, croyez-m'en, et je ne suis aucunement sûr d'en avoir raison. J'ai peu de troupes, lui semble en avoir et, si vous montez sur le rempart, vous pourrez voir à l'horizon une fumée noire. C'est Pont-de-1'Arche qui brûle. Peut-être nous faudra-t-il évacuer Louviers en la laissant à la merci du vainqueur...

— Comment osez-vous dire cela ? s'écria Catherine en saisissant le bras de l'abbesse. Vous abandonneriez la ville ?

Mais les habitants, les religieuses ?

— C'est la fortune de la guerre, ma fille, dit doucement mère Marie-Béatrice. Nous autres, épouses du Seigneur, avons peu à craindre des Anglais qui, comme nous, sont chrétiens. La soumission opportune de la ville pourra peut-être lui éviter le pire. L'Anglais manque d'argent et de vivres. Il ne peut s'offrir le luxe de nous réduire en cendres !

— Il s'est gêné pour Pont-de-1'Arche, peut-être ?

— Assez discuté ! coupa La Hire avec impatience. Vous allez partir, dame Catherine, parce que je ne peux plus assurer votre sécurité et que vous seriez une charge pour moi... je suis soldat, pas dame de compagnie.

La colère et l'angoisse conjuguées emportèrent Catherine.

— Vraiment ? Vous êtes soldat et vous voulez m'envoyer sur les routes ? Et pour aller où, je vous prie ? Ét Arnaud, Arnaud aux mains de Venables ? Vous l'oubliez ?

— Je n'oublie rien. Pour lui, je me sépare de vingt hommes, ce qui est énorme quand l'ennemi avance. Le maréchal de Rais va profiter de ce que Maltravers immobilisera devant nos murs un fort contingent d'Anglais pour l'arracher à ce brigand. Quant à vous, votre place est auprès de la reine Yolande dont vous êtes dame de parage. La Reine est au château de Champtocé, chez messire de Rais, où elle a de fort importants entretiens avec le duc de Bretagne. Vous allez la rejoindre en Anjou. C'est là que Rais conduira Montsalvy, dès qu'il l'aura repris, par l'or ou par les armes, à Richard Venables.

Cette fois, Catherine avait écouté La Hire sans l'interrompre, s'assombrissant à mesure qu'il parlait. Finalement, elle secoua la tête.

— Je regrette. Je reste ! Je n'ai pas confiance en messire de Rais.

La patience de La Hire était à bout. L'appel d'une trompette au-dehors avait achevé d'user le peu qui lui en restait. Sans souci du saint lieu, il se mit à hurler :

— Moi non plus ! Mais il est de notre bord, il n'a aucun intérêt à nous trahir ; d'ailleurs il ne l'oserait pas ! De plus, ni vous ni moi n'avons le choix. C'est la guerre, Madame, et Montsalvy, s'il était là, serait le premier à vous le dire et à vous vouloir en sûreté.

— En sûreté ? Sur les routes ? fit Catherine avec amertume.

— Vous avez un bon défenseur. Ce grand escogriffe mal peigné que vous avez sauvé de la corde. On va lui rendre une bonne cognée, puisque c'est l'arme qu'il préfère. Allez attendre Arnaud à Champtocé. Je le veux !

— C'est un ordre ?

La Hire hésita, puis, fermement :

— Oui. C'est un ordre. Soyez partie avant un quart d'heure, par la rivière, avant que la ville soit investie. Sinon...

— Sinon ?

Sinon vous partirez demain, avec les bouches inutiles. Nous n'avons de vivres que pour vingt-quatre heures.

Il s'inclinait, reculait, se perdant déjà dans l'ombre des ogives grises. Une panique saisit Catherine comme si le chevalier en s'éloignant l'abandonnait, nue et sans forces, au milieu des loups. Mais ce ne fut qu'une passagère impression.

Elle était trop accoutumée à la vie dure, au danger, à la peur pour discuter. Déjà, elle songeait à ce chemin qu'il allait falloir exécuter. Champtocé ? Comment tracer une route sûre vers ce château où, enfin, elle trouverait la Reine ? Auprès de Yolande, elle ne craindrait rien. Elle pourrait attendre dans une relative tranquillité que revienne l'homme qu'elle aimait. Encore quelques jours, quelques jours seulement de séparation ! Ensuite, tout serait facile. Certes, elle pouvait bien accepter encore ce supplément de paiement pour son bonheur. Il lui avait déjà coûté si cher ! Un peu plus un peu moins ! Monseigneur Jésus et Madame la Vierge sauraient bien veiller sur sa route et la mener au port du salut que représentait la reine des Quatre Royaumes 1.

Elle se redressa. Sa voix alla atteindre La Hire qui, sans se retourner, se dirigeait vers le portail. Une voix claire et décidée.

— Je vous obéirai, messire de Vignolles. Dans un moment, j'aurai quitté cette ville. Dieu veuille que vous n'ayez jamais à regretter de m'en avoir chassée !

— Je ne vous chasse pas, grommela La Hire sur le seuil avec une sorte de lassitude, je vous mets à l'abri ! Ce que je ne saurais faire si l'Anglais s'emparait de vous. Et je n'aurai rien à regretter. Dieu vous garde, dame Catherine !


1 Yolande d'Aragon, duchesse d'Anjou, reine de Naples, Sicile et Jérusalem, belle-mère de Charles VII.

CHAPITRE II

Le Viking

Une heure plus tard, une petite barque glissait à l'ombre des remparts sud de Louviers, emportant Catherine, Sara et leur gigantesque compagnon, ce Gauthier « Malencontre » dont la rencontre, cependant, s'avérait providentielle. Entre les mains du vigoureux Normand, la longue perche de chêne qui faisait mouvoir le bateau semblait aussi légère qu'une baguette de coudrier. Debout à l'arrière, il enfonçait le bois dans l'eau puis, d'une puissante poussée, faisait glisser rapidement l'esquif. Bientôt les murailles furent invisibles, cachées par l'épaisse végétation. Les aulnes aux feuilles gaufrées, aux chatons rougeâtres, et les saules argentés formaient comme un berceau par-dessus l'eau moirée d'or. La chaleur du jour s'annonçait lourde quand on avait franchi la petite poterne sur la rivière, mais au fil de l'eau il faisait presque frais.

— Comme j'aimerais me baigner, murmura Catherine en laissant sa main pendre le long du bordage.

— Quelle bonne idée ! maugréa Sara qui, depuis le départ, n'avait pas sonné mot. Les Anglais n'auraient qu'à te cueillir toute ruisselante quand ils arriveront par ici.

— Ils ne viendront pas, affirma Gauthier. À cause des marécages ! C'est dangereux. On peut s'enliser.

Sara dédaigna de répondre au géant, mais Catherine lui sourit. Elle se félicitait de plus en plus du sauvetage qu'elle avait accompli. Gauthier était de ceux qui ne s'étonnent de rien, qui s'accommodent de tout et agissent en tout avec une grande économie de gestes et de paroles. Tout à l'heure, quand on était venu le chercher chez le jardinier du couvent, quand on lui avait annoncé qu'il fallait partir, il n'avait rien dit. Il avait seulement tendu la main pour saisir la hache qu'un homme d'armes lui apportait, en avait essayé le fil sur son pouce et l'avait glissée sous son épaisse ceinture de cuir.

— Je suis prêt, avait-il dit seulement.

Sur l'ordre de Catherine, le jardinier lui avait découvert des vêtements à peu près convenables pour remplacer ceux, déchirés et hors d'usage, qu'il portait en arrivant. Une courte tunique de futaine noire, des chausses brunes collantes, prises dans d'épais souliers de cuir l'habillaient en paysan aisé. Ces chaussures avaient été le plus difficile à trouver. Un savetier les avait fabriquées hâtivement en partant d'une paire de sandales appartenant au supérieur des Frères Prêcheurs de Saint-François dont le couvent était proche de celui des Bernardines. Encore Gauthier avait-il fait la grimace en les passant et s'était-il hâté de les ôter sitôt arrivé dans la barque.

Une chose avait frappé Catherine. Avant de quitter le couvent, elle avait voulu entrer un instant à la chapelle pour une courte prière. Sara était entrée, bien entendu, avec elle, mais Gauthier s'y était refusé. Et, comme elle s'étonnait :

— Je ne suis pas chrétien ! avait-il dit sèchement sans paraître prendre garde à la mine scandalisée de ceux qui l'entouraient.

— Mais, reprit Catherine, tu nous as dit que, l'autre nuit, tu avais été enterrer tes amis dans l'enclos de l'église ?...

— Bien sûr. Ils y avaient droit. Eux croyaient, ils avaient reçu le baptême. Pas moi !

— Je verrai plus tard à te faire instruire, avait alors répondu Catherine sans insister davantage.

Mais, maintenant, tandis que la barque glissait sans bruit sur l'eau calme, elle songeait à tout cela tout en regardant le grand Normand à travers ses cils baissés. Gauthier lui inspirait de curieux sentiments. Elle le trouvait sympathique, mais il lui faisait un peu peur, moins à cause de sa force qu'à cause de son clair et indéchiffrable regard. Il semblait ne penser à rien, en ce moment ; pourtant la jeune femme avait la sensation presque physique qu'il écoutait de toutes ses forces les bruits décroissants de la ville. Les cris, le tohu-bohu des bourgeois et des petites gens claquant leurs volets, courant aux remparts pour colmater hâtivement quelques brèches anciennes, entassant des fagots, des bûches, apportant des pierres et de la poix pour la défense de leur cité ou sortant leurs armes de leurs greniers, le chant liturgique des moines de Saint-François sortis en procession pour une dernière bénédiction avant le combat et, dominant le tout, la voix tonnante de La Hire, tout cela s'estompait peu à peu. Le tintamarre de la guerre reculait pour faire place au bruissement de l'eau contre la coque, à la fuite d'un lapin dans les herbes folles, au sifflement d'un merle sur une branche et Catherine se laissait insensiblement gagner par ce calme qui grandissait autour d'elle, par la beauté de ce jour d'un printemps à son déclin. La rivière, d'une belle largeur à cet endroit, fuyait entre deux berges couvertes d'un fouillis de ronces, de pommiers sauvages, de merisiers et de petits chênes encore enfantins. Tout cela, sous le soleil, dégageait une bonne odeur saine de jeune végétation et d'humus plein de sève. Si chaque poussée de la perche n'eût accentué la distance qui la séparait d'Arnaud, si son âme n'eût été tellement ravagée d'angoisse et si désespérément attachée à l'homme qu'elle aimait, Catherine eût trouvé plaisir et repos dans cette silencieuse glissade sous les verts rameaux à travers lesquels se montraient de grands lambeaux de ciel indigo.