— Oui, dit-il enfin. J'ai servi, naguère, chez son frère, à Comborn, comme mercenaire. Elle m'a promis... un bijou de sa mère... et aussi de se donner à moi... si je vous tuais tous les deux !
— Alors, gronda Gauthier, les marches ôtées ?
C'est moi aussi ! J'ai profité de ce que messire Arnaud et messire Jean inspectaient les défenses pour les enlever. Puis...
j'ai envoyé un homme d'armes prévenir dame Catherine. Quand je l'ai vue courir vers le donjon, je suis entré derrière elle. Je voulais... Non ! Pitié !
Les derniers mots avaient été arrachés par la crainte. Le visage de Gauthier était devenu pourpre de fureur. Tous ses.
traits s'étaient convulsés et, sur sa gorge, le misérable sentait se resserrer la prise mortelle.
— Tu voulais la pousser, n'est-ce pas ? Au cas où, par miracle, elle aurait vu le trou...
Escornebœuf sentit sa mort dans la voix passionnée de son adversaire et, dans un geste presque enfantin, joignit les mains. Il ne pouvait plus parler.
— Il a demandé grâce... commença Catherine.
Les yeux gris de Gauthier se tournèrent vers elle avec une expression d'immense surprise.
— Par Odin ! Vous avez de la pitié de reste ! Que dois-je en faire alors ?
Catherine allait répondre, mais l'étonnement avait relâché, sans qu'il s'en doutât, la prise du Normand. Escornebœuf, bien qu'au bord de la syncope, s'en rendit compte. Son réflexe fut un réflexe désespéré. Il donna un coup de reins où il mit toutes ses forces, fit basculer Gauthier qui, déséquilibré, roula de côté. En un clin d'œil, l'homme, à demi étranglé, sauta sur ses pieds et dévala l'escalier. Il y eut le claquement de ses semelles sur les marches de pierre, puis le battement de la porte derrière lui. Gauthier, cependant, se relevait en grommelant :
— Il m'a échappé ! Mais je vais le rattraper...
Catherine le retint vivement.
— Non... je t'en prie ! Laisse-le... Ne... ne me laisse pas seule ! J'ai... j'ai eu si peur !
Dans le jour avare, son visage avait l'air d'une fleur pâle. Elle tremblait et le Normand l'entendit claquer des dents.
Elle s'appuyait à lui, cherchant un refuge instinctif. La peur qu'elle avait eue produisait main- 3 tenant une réaction nerveuse. Les doigts de la jeune femme rencontrèrent l'épaule blessée. Elle les retira vivement, poissés de sang, les regarda avec horreur.
— Ta blessure... dit-elle.
— Ce n'est rien ! Elle se refermera ! Laissez-moi vous porter ! Vous n'arriverez jamais à descendre ces maudites marches toute seule.
Déjà il l'enlevait de terre. Comme un enfant peureux, elle se blottit contre la poitrine du géant.
— Tu m'as sauvée, soupira-t-elle. Cette fois encore, c'est à toi que je dois la vie.
Il se mit à rire avec bonne humeur.
— Je suis là pour ça, fit-il. Vous savez bien ce qu'a dit la Marie. Je suis votre chien de garde !
Catherine ne répondit rien. Mais une impulsion, dont elle chercha longtemps l'explication, la poussa à un geste irréfléchi. Tandis qu'il commençait à descendre le dangereux escalier, elle noua soudain ses bras autour du cou solide et posa sa bouche contre celle du géant. Il s'arrêta net et, d'abord, sous les lèvres de Catherine, ses lèvres à lui demeurèrent inertes. Ce baiser inattendu le foudroyait. Mais ce ne fut qu'un très court instant. Comme la jeune femme allait s'écarter, il la ramena et lui rendit son baiser avec une passion qui la bouleversa. Ses lèvres charnues étaient chaudes et douces comme celles d'un enfant. Une émotion étrange s'empara de Catherine. Ce baiser avait une saveur inconnue pour elle.
C'était quelque chose de tendre où l'ardeur de l'homme se tempérait d'une dévotion. Toute la fraîcheur d'un premier amour y était enclose et, dans les bras de Gauthier, Catherine évoqua soudain Landry, son ami d'enfance, qui s'était fait moine par désespoir. Landry l'aimait de cette façon-là. En Gauthier, elle reconnaissait un être de même essence, de même race qu'elle-même. Il l'aimait sans orgueil mais totalement. Son amour devait être aussi naturel que l'air des champs ou le vol d'un oiseau...
Brusquement, il la reposa à terre, s'éloignant d'elle de quelques marches. Par la porte ouverte du donjon, elle vit son visage convulsé d'une douleur qu'elle ne comprit pas. Il y avait de la souffrance dans les yeux gris du Normand, dans le son enroué de sa voix.
— Ne recommencez jamais cela... par pitié ! Ne recommencez jamais !
— J'ai seulement voulu te dire merci, que tu saches combien...
Il secoua sa grosse tête aux cheveux raides, fit le dos rond sous le cuir déchiré de son justaucorps, se détourna.
— Vous avez le pouvoir de me rendre fou et vous le savez trop bien.
Il s'éloigna sous la bourrasque du vent qui redoublait. La pluie s'en mêlait, giflant Catherine. Elle le regarda s'en aller vers les écuries, ses larges épaules voûtées, et elle eut conscience de l'avoir blessé. Il n'avait pas compris le geste instinctif de Catherine ; d'ailleurs comment l'aurait-il pu puisqu'elle ne l'avait pas compris elle-même ? Il avait dû croire à une aumône accordée à son silencieux amour. Une strophe de l'étrange chanson qu'il aimait à chanter lui revint en mémoire, cette ballade d'Harald le Vaillant venue du fond des siècles.
Mes vaisseaux sont l'effroi des peuples, j'ai creusé de larges sillons dans les mers et, cependant, une fille de Russie me dédaigne.
Gauthier était bien proche d'elle, il appartenait, comme elle, à l'orgueilleux et patient peuple de France. Pourtant, parviendrait-elle un jour à le connaître vraiment, ce fils des forêts normandes ?
Catherine, tout en songeant, revenait lentement vers le logis. La tête vide, la pensée à la dérive, elle laissait la pluie mouiller son visage, s'abandonnant à sa violence comme pour se laver de ses doutes et de ses craintes. Qu'allait-elle faire, maintenant ? Trouver Arnaud, sans retard, l'obliger à l'entendre. Il fallait, s'il voulait vraiment la garder, que Marie de Comborn quittât Carlat avant le coucher du soleil.
— Je ne vivrai pas un jour de plus auprès d'elle, répétait-elle entre ses dents. Il faut qu'il choisisse !
Un frisson rétrospectif la prit en songeant à ce qui aurait pu être. Sans Gauthier, à cette heure, elle ne serait qu'un corps broyé, un amas de chair, de sang et d'os écrasés au fond d'un trou puant... Elle serra les poings, se mordit les lèvres. Ce qui avait manqué ce jour-là pouvait réussir une autre fois. Elle avait échappé à la mort par miracle, mais demain ? Sous quelle forme la mort s'approcherait-elle sournoisement, dans l'ombre ?
Une exclamation de colère franchit sa bouche humide. A quelques toises, devant elle, Marie sortait en courant du logis et, après s'être retournée pour voir si nul ne la suivait, se précipitait vers le coin de la cour où étaient les étuves. Catherine prit son élan pour la suivre, mais elle se rappela soudain que, pour voler au secours d'Arnaud, elle avait laissé seul son petit Michel. Sans doute Sara était-elle remontée près de lui à moins que la grand-mère ne fût rentrée du village où elle était allée distribuer des aumônes. Mais mieux valait jeter un coup d'œil avant de poursuivre Marie. Prisonnière, comme elle l'était elle-même des murs de la forteresse, la fille ne lui échapperait pas. Avec un sourire chargé de rancune, Catherine se dit qu'elle la retrouverait toujours...
Elle monta rapidement à sa chambre, poussée par une hâte soudaine de revoir l'enfant. Peut-être aussi d'ôter cette robe trempée de pluie qui plaquait désagréablement à son corps et gênait ses mouvements. Elle entra dans sa chambre, se dirigea vers le berceau de chêne et se figea soudain, le cœur arrêté. Le bébé n'était plus visible. Une main criminelle avait remonté les couvertures jusque par-dessus sa tête. Plus aucun son ne sortait du petit lit...
Le hurlement qui jaillit de la gorge de Catherine était celui d'une bête. C'était celui de la louve devant sa tanière désertée. Il résonna dans les grandes salles vides et alla secouer le vieux logis jusqu'en ses coins les plus reculés. Il fit sursauter Sara dans la profonde cuisine, tressaillir les sentinelles de garde aux murailles, se signer le paysan qui livrait de la paille dans son grossier chariot de bois. Là-haut dans la grande chambre, Catherine s'était ruée sur le berceau, arrachait les couvertures, enlevait Michel. La figure de l'enfant était bleue. La petite tête retomba en arrière, inerte...
Catherine se laissa tomber à genoux.
— Mon Dieu... Non ! Pas ça !... Pas ça !
Elle hoquetait, étranglée de douleur, couvrant de baisers convulsifs son enfant... Cette fois, c'était la pire des choses !
L'atrocité de ce crime la submergeait sous l'horreur et sous une souffrance si abominable qu'elle ne pouvait la supporter... Elle cria encore, et encore... Sara entra en courant, vit la jeune femme écroulée, l'enfant entre les mains, et le lui arracha.
— Qu'est-il arrivé ?
— On l'a tué... On me l'a tué... mon tout-petit ! Quelqu'un l'a étouffé dans son lit !... Mon Dieu !... Oh ! mon Dieu !
Mais déjà Sara ne l'écoutait plus. Elle démaillotait le bébé, coupait les rubans qui attachaient les langes, dénudait le petit corps sans plus de réactions, entre ses mains, qu'une poupée de son. Plusieurs fois, elle claqua sèchement les fesses du bébé puis l'étendit sur le lit de sa mère, ouvrit la petite bouche et se mit à souffler dedans doucement, lentement...
Catherine la regardait, les yeux écarquillés, changée en statue.
— Que... fais-tu ? articula-t-elle.
— J'essaie de le ranimer. Jadis, j'ai vu souvent dans notre tribu des enfants qui naissaient avec, au cou, le lien de chair et qui avaient le même aspect que ton fils. Les sages-femmes agissaient toujours ainsi...
Elle se pencha de nouveau sur Michel. Les pieds de Catherine lui semblaient rivés au sol. Elle était incapable de faire un mouvement. Une seule chose vivait encore, en elle, hormis ce cœur douloureux, c'était son regard qui buvait chaque geste de Sara. Une masse noire s'interposa soudain devant ses yeux tandis que la voix coléreuse d'Isabelle de Montsalvy s'écriait :
— Que faites-vous, espèce de folle ? Que faites vous à mon petit-fils ?
Elle secouait Sara par l'épaule. Alors, brusquement, Catherine ressuscita. Soulevée d'une immense fureur, elle sauta sur sa belle-mère, l'empoigna aux épaules et l'écarta brutalement de Sara. Et, comme la vieille dame, la bouche ouverte, la considérait avec stupeur, elle cria, ses yeux violets fulgurant de rage :
— Elle essaie de le sauver ! Et je vous ordonne de la laisser en paix ! On a tué mon fils, vous entendez, on me l'a tué...
Je l'ai trouvé étouffé sous ses couvertures qu'on avait ramenées sur sa tête ! Il est mort... tué par vous !
La grand-mère devint livide. Elle chancela, se retint au manteau de la cheminée. D'un seul coup, elle se courba, elle eut cent ans. En franchissant ses lèvres décolorées, sa voix n'était qu'à peine un souffle.
— Mort ?... Tué ?
Elle répétait les mots terribles comme si elle ne les comprenait pas. Quand elle se tourna vers Catherine, tous les traits de son visage s'étaient effondrés, ses yeux regardaient comme s'ils ne voyaient plus.
— Qui l'a tué ? balbutia-t-elle. Pourquoi dites-vous que c'est moi... moi ? Tuer mon petit Michel. Mais vous êtes folle!
C'était dit sans colère, presque calmement, une simple constatation. Et il y avait tant de douleur vraie dans ces quelques mots que Catherine sentit, elle aussi, le chagrin l'emporter sur la colère. Elle était lasse, tout à coup, lasse à mourir.
— Pardonnez-moi, murmura-t-elle. Si vous n'aviez pas retenu ici votre maudite Marie, contre la volonté d'Arnaud et contre la mienne, nous n'en serions pas là. C'est elle, la criminelle...
— L'accusation était venue d'elle-même et la véracité de ses paroles frappait Catherine à mesure qu'elle les prononçait. Elle voyait encore Marie sortant, vivement, mais presque furtivement, du logis... Qui donc la haïssait assez pour oser s'attaquer à son petit enfant, sinon la vipère de Comborn ? Mais, sur le visage d'Isabelle de Montsalvy, la stupéfaction se mêlait à l'incrédulité. Ce n'est pas possible ! Elle ne ferait pas une chose pareille. Vous la détestez parce qu'elle aime mon fils. Mais elle l'a toujours aimé... et ce n'est pas de sa faute. Personne n'est maître de son cœur !
Catherine haussa les épaules. Courbée vers le lit, , Sara continuait à frictionner le bébé et à lui souffler dans la bouche.
— Elle me hait au point de faire n'importe quoi. Elle a tenté de me tuer, moi, il n'y a pas une heure ! j Sans Gauthier je devrais être au fond de l'oubliette du donjon, les reins cassés. Elle ne ferait pas une chose pareille, dites-vous ? Elle ferait pire encore pour effacer jusqu'à mon souvenir de la surface de cette terre ; et de la mémoire de mon seigneur.
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