— Si tu veux la vérité, jeta Catherine, mets Escornebœuf à la question, mais n'oublie pas sa complice. Sur le chevalet, elle avouera !

— Et vous, glapit Marie. Si l'on vous y mettait... rien que pour savoir ce qui se passe dans votre chambre depuis que votre époux délaisse votre lit ?

La voix hystérique de la jeune fille avait monté, monté jusqu'à un éclat de rire tellement strident qu'il en était insoutenable. À toute volée, Arnaud la gifla par deux fois, si violemment qu'elle alla rouler contre la cuve de pierre, dans une flaque d'eau.

— Va-t'en ! gronda-t-il, les poings serrés. Va-t'en si tu ne veux pas que je te tue ! Mais l'affaire n'est pas terminée, ne l'oublie pas !

Elle se releva péniblement, couverte de boue grasse, et tendit vers lui une main qui cherchait encore à s'agripper. Il la prit par un bras, lui fit gravir les trois marches et la jeta dehors sans plus de cérémonie. La lourde porte retomba en grondant derrière elle... Lentement, Arnaud redescendit vers Catherine qui s'était assise sur le rebord de pierre de la cuve pour rajuster sa robe dérangée par la bataille. Le traitement qu'Arnaud avait fait subir à Marie l'avait rassérénée et elle leva vers son mari un lumineux sourire. Elle avait pris un linge et l'avait trempé dans un seau plein d'eau froide pour tamponner une estafilade saignante que les ongles de son ennemie avaient faite à sa joue droite. Debout à quelques pas, l'air sombre, Arnaud l'observait, bras croisés.

— Que s'est-il passé avec Michel ?

— Oh, mon amour... j'ai cru devenir folle !

Retenant avec peine les larmes qui lui venaient au

souvenir des minutes d'agonie qu'elle avait vécues, elle raconta comment elle avait trouvé l'enfant mourant et comment Sara l'avait sauvé. L'évocation en était si cruelle encore qu'avide d'un tendre refuge elle se leva, courut à son mari et voulut l'entourer de ses bras. Mais, la repoussant doucement d'une main, il s'écarta.

— Non ! Ne me touche pas !

Son élan brisé, Catherine s'arrêta comme foudroyée. Son visage pétrifié, ses prunelles agrandies avaient l'expression stupéfiée du soldat qu'une flèche fauche en pleine course et jette aux bras de la mort quand il pensait atteindre la gloire.

Le recul d'Arnaud l'avait frappée au cœur et, dans le terrible silence qui tombait, elle écoutait mourir en elle l'écho des incroyables paroles. Pour s'en délivrer, elle répéta, incrédule :

— Tu as dit... « Ne me touche pas » ?

De nouveau le silence ! Écrasant, insoutenable ! Arnaud se détournait, reprenait ses vêtements posés sur un escabeau, s'en revêtait. Catherine suivait des yeux chacun de ses mouvements, attendant qu'il parlât, qu'il donnât une explication valable de son attitude... Mais il ne disait rien, pas un mot ! Il ne la regardait même pas ! Alors, elle demanda, d'une toute petite voix :

— Pourquoi ?

Il ne répondit pas tout de suite. Tête baissée, un pied posé sur les marches, les mains accrochées à la ceinture de cuir de son justaucorps, il semblait réfléchir. Enfin, il releva la tête.

— Je ne peux pas te le dire... pas maintenant ! Tout ce qui s'est passé aujourd'hui est tellement incroyable.

— Tu ne me crois pas ?

— Je n'ai pas dit cela ! Simplement, j'ai besoin d'y penser ! Il faut que je sois seul pour cela.

Catherine se raidit, redressa la tête dans un sursaut d'orgueil. Où était leur douce intimité, cette confiance absolue, si merveilleuse qu'ils avaient l'un dans l'autre ? À cette heure, il y avait, entre eux, un abîme dont Catherine ne parvenait pas à sonder la profondeur, mais qu'elle pressentait terrifiant. Il lui parlait comme à une étrangère, il voulait réfléchir « à tout cela... », à cette double tentative de meurtre qu'il eût dû sanctionner aussitôt par la plus violente rigueur ! Une amère vague de déception emplit la bouche de la jeune femme, mais elle se refusa à le montrer.

— Et cette fille, Marie, que vas-tu en faire ?

— A cela aussi il faut que je songe !

— Il faut que tu songes ? articula Catherine dédaigneusement. Fort bien, mais auparavant écoute-moi : cette fille partira ce soir même, sinon c'est moi qui m'en irai, avec mon enfant.

— Où irais-tu ?

— C'est mon affaire ! Ou tu la chasses ou je pars ! Je ne vivrai pas un jour de plus sous le même toit que cette meurtrière !

Arnaud fit un pas vers Catherine, vint au plein de la lumière et l'aspect ravagé de son visage, ses yeux de somnambule la frappèrent.

— Attends jusqu'à demain, je t'en supplie ! Demain seulement ! Demain, je parlerai, j'aurai pris ma décision. Rien qu'une seule nuit !

Il passait une main fiévreuse sur son front où perlait la sueur. Il semblait si égaré tout à coup que Catherine oublia son orgueil. Tout son amour lui remonta aux lèvres. Elle tendit vers lui des mains qui suppliaient.

— Je t'en prie, mon doux seigneur, reprends-toi ! Depuis des jours et des jours tu n'es plus toi-même et moi il me semble vivre un mauvais rêve. As-tu donc tout oublié ? Je suis Catherine, je suis ta femme, et je t'aime plus que tout au monde ! As-tu oublié notre amour, nos baisers... nos nuits de passion ? Cette dernière nuit où je craignais pour ma vie et où, dans tes bras, j'ai crié de plaisir...

Il lui tourna le dos brusquement, comme s'il ne pouvait plus endurer sa vue, se boucha les oreilles de ses deux mains qui tremblaient.

— Tais-toi, Catherine, tais-toi !... Et pour l'amour de Dieu, laisse-moi seul, toi aussi ! Demain, j'en jure mon honneur, je lèverai toutes tes incertitudes... je prendrai une décision ! Je te le promets ! Mais jusque-là laisse-moi !

Les mains de Catherine retombèrent, inertes, le long de sa robe. Elle se détourna, remonta vers la porte, l'ouvrit, puis, la main sur la barre d'ouverture :

— Demain ? dit-elle d'une voix blanche. C'est bien, j'attendrai à demain. Tu me feras prévenir quand tu désireras me voir ! Mais pas plus tard, Arnaud ! Je n'attendrai pas un jour de plus !

Toute la nuit, Catherine, incapable de trouver même un instant de sommeil, écouta la tempête tournoyer autour des murs de la forteresse. Assise sur la pierre de l'âtre, une couverture sur le dos, elle demeura là des heures, les jambes repliées sous elle, les mains nouées aux genoux, les yeux vides, regardant sans les voir les flammes que le vent couchait.

L'ouragan faisait rage sur tout le pays, mais semblait s'acharner sur le roc seigneurial comme les vagues déchaînées de l'océan sur un vaisseau de haut bord. Parfois, entre les hurlements du vent, on entendait claquer un volet, craquer des branches ou s'envoler les lauzes d'un toit. Tous les démons de la terre et du ciel étaient lâchés cette nuit, mais Catherine se complaisait au milieu de cette tourmente correspondant si bien à celle, intérieure, qui la ravageait. Dans sa poitrine, son cœur criait d'angoisse et de chagrin. Elle se torturait à chercher une impossible réponse à toutes ces questions qu'elle se posait. De temps en temps, Sara, assise en face d'elle, l'entendait murmurer :

— Pourquoi... mais pourquoi ?

De lourdes larmes coulaient alors, silencieusement, le long des joues de La jeune femme et jusque sur le drap vert de sa robe. Puis elle retombait dans son mutisme. Ce désespoir muet avait quelque chose de si poignant que Sara voulut tenter de l'alléger.

— Tu te martyrises en vain, Catherine, soupira-t-elle. Tu cherches en vain à comprendre l'incompréhensible. Pourquoi ne pas attendre calmement demain ?

— Demain ? Et que m'apportera demain, sinon un peu plus de douleur ? Si, si, je le sais !... Je le sens là ! fit-elle, un doigt appuyé sur son cœur. Ce que je cherche à savoir, c'est ce qui s'est passé, pourquoi, si soudainement, Arnaud a changé. Il m'aimait, j'en suis certaine. Oh ! Comme il m'aimait ! Et tout à coup il s'est détourné de moi comme si je lui étais devenue subitement étrangère. Nous n'étions qu'une seule chair, une seule âme... et maintenant ?

— Maintenant, fit Sara placidement, tu laisses trotter ton imagination sans grande raison. Ton époux t'a- t-il dit qu'il ne t'aimait plus ?

— Il me le montre, c'est pire !

— En manquant d'étrangler cette Marie parce qu'elle a insinué des horreurs sur Gauthier et toi ? En faisant rechercher partout pour le pendre cette maudite canaille d'Escornebœuf... qui, d'ailleurs, a encore trouvé le moyen de disparaître ? Si ce n'est pas de la jalousie...

— Il a le sens de la propriété, c'est tout différent !

Sara soupira, se leva et alla jusqu'à la fenêtre. Un peu avant le couvre-feu, elle avait vu la dame de Montsalvy se rendre à la chapelle, sans doute pour une dernière prière. Il y avait de cela au moins trois heures et voilà qu'elle apercevait la haute silhouette de la vieille dame.

— Ta belle-mère sort seulement de la chapelle, dit- elle. Je me demande ce qu'elle a pu y faire tout ce temps. Oh !

Viens voir !

À contrecœur, car elle ne se sentait l'envie de s'intéresser à rien, Catherine vint rejoindre Sara, jeta un coup d'œil dans la cour. Le comportement d'Isabelle était étrange. Elle zigzaguait comme une femme ivre. Le vent faisait claquer son grand manteau. Son voile s'envola, mais elle ne s'en soucia pas. Catherine la vit porter la main à sa tête comme si elle était prise de vertige. En atteignant le mur du logis, le reflet du feu allumé dans la salle de garde frappa le visage ridé à travers les vitraux. Il était blême et les yeux étaient égarés. Isabelle s'agrippa au mur, s'y appuya un instant. Ses mouvements saccadés semblaient lui coûter un effort terrible.

— Tu devrais aller à son secours, dit Catherine. Elle doit être malade.

Mais, déjà, la vieille dame avait disparu sous la porte. Un instant plus tard, dans la chambre voisine, on entendit craquer le lit. Puis il y eut l'écho de sanglots désespérés. Catherine et Sara, debout l'une en face de l'autre, écoutaient interdites.

— Va voir ! ordonna Catherine. Il se passe quelque chose...

Sara sortit sans mot dire, revint peu après. Sa physionomie était sombre et des plis profonds se creusaient entre ses sourcils. Au regard interrogateur de Catherine, elle répondit en haussant les épaules :

— Elle ne veut rien dire ! Je suppose que c'est la réaction à la peur qu'elle a eue tantôt. Elle pensait trouver un apaisement quelconque à l'église, selon moi, et il n'en a rien été.

Elle parlait bas, ce qui permettait de ne rien perdre des bruits au-delà du mur. Dans sa chambre, Isabelle de Montsalvy pleurait toujours... Mais, brusquement, Catherine s'en désintéressa. La raison qui motivait ses larmes, après tout, ne pouvait lui être qu'étrangère. Chacun pour soi et Dieu pour tous ! Elle avait elle- même bien assez de son propre chagrin.

Lentement, elle retourna prendre sa place au coin de la cheminée. En passant, elle se pencha un instant sur le berceau de Michel. Le petit dormait comme un ange... Un peu de douceur pénétra au cœur de sa mère en même temps que se levait un projet dans son âme. Si Arnaud refusait de l'entendre, s'il refusait d'éloigner cette Marie, elle partirait comme elle l'en avait menacé. Elle retournerait chez elle, en Bourgogne !

En franchissant son esprit, le mot l'étonna. La Bourgogne ! Elle s'était si étroitement intégrée à son époux, elle avait si bien assimilé ses pensées et ses haines que la Bourgogne était devenue pour elle le pays ennemi... Pourtant, c'était là que vivaient sa mère, sa sœur, son oncle Mathieu. Elle ne les avait pas vus depuis trois ans et, tout à coup, ils lui manquaient cruellement. Dans ce château battu des vents, elle évoqua un instant la boutique de la rue du Griffon, à l'ombre des tours de Notre-Dame de Dijon, la maison des champs, blottie au creux des coteaux de Marsannay dans l'étalement fastueux des vignes, le ciel gris- bleu de Dijon où les nuages fuyaient si vite vers la plaine de Saône, le ciel changeant de Bourgogne auquel Dijon lançait le hérissement fantastique, noir, bleu ou doré, de ses toits, de ses tours, de ses flèches d'églises.

Catherine ferma les yeux, revit le doux visage blond de sa mère, la grosse figure rougeaude de l'oncle Mathieu sous son chaperon de travers, l'étroit profil pâle de sa sœur Loyse, la religieuse du couvent de Tart. Et sous ses paupières closes, les larmes vinrent avec une envie soudaine, si aiguë qu'elle était douloureuse, de les revoir, de retrouver le tendre refuge des bras maternels. Que pensait à cette heure Jacquette Legoix, sans nouvelles de sa fille depuis si longtemps ? Elle devait prier et pleurer souvent... Derrière son ombre si tendrement évoquée, Catherine en vit surgir une autre, mince, haute et dure, la forme inflexible du duc Philippe. C'était un homme juste, mais il avait tant d'orgueil ! Avait-il su empêcher sa rancune d'homme délaissé de peser sur des innocents ? La jeune femme l'espérait, mais brûlait tout à coup de le savoir... D'autres silhouettes encore apparaissaient, peuplant la nuit auvergnate, celles des amis chers : la grosse Ermengarde de Châteauvillain terrifiante et merveilleuse dans les robes pourpres qu'elle affectionnait, l'élégante tournure de Jacques de Roussay, le jeune capitaine des gardes qui avait aimé Catherine si tendrement. Jean Van Eyck, le peintre qui ne se lassait jamais de la peindre, puis la silhouette fantastique, empanachée, surdorée, éblouissante, de son ami Jean de Saint-Rémy devenu messire Toison d'Or, roi d'armes de Bourgogne. De l'ombre sortait maintenant une mince forme en robe de soie bleue, coiffée d'un énorme turban qui avait la grosseur et la couleur des belles citrouilles, deux yeux vifs au-dessus d'une barbe blanche comme neige, le plus cher ami de tous peut- être, le petit médecin arabe Abou-al-Khayr...