La Hire avait tracé, pour Catherine et son escorte, la route à suivre. Elle était facile, bien que jalonnée de dangers, car le pays que l'on allait traverser était encore en grande partie anglais. On devait remonter la rivière d'Eure jusqu'à Chartres.
La grande cité de Notre-Dame, la haute cité de foi où affluaient toujours les pèlerins, malgré la guerre, ou à cause d'elle, était une sûre étape avant la traversée des terres ravagées, incendiées, affamées et sans merci qui séparaient Chartres d'Orléans-la-Délivrée. Ce serait là le plus dur, le plus dangereux. Ensuite, il n'y aurait plus qu'à prendre la grande route liquide de la Loire et laisser filer le grand fleuve jusqu'aux tours de Champtocé. La Loire !... Que de souvenirs d'espoirs et de souffrances son seul nom rappelait à Catherine ! Une fois déjà, à grand-peine et grande misère, le large ruban d'eau l'avait menée auprès d'Arnaud et c'était à lui qu'une fois encore elle allait demander de les réunir. Bien sûr, Catherine n'aimait guère l'idée d'être l'hôte de l'inquiétant seigneur de Rais. Mais là où était la reine Yolande, danger ou félonie se pouvaient-ils craindre, ou seulement concevoir ? Non. Il fallait aller droit son chemin, le faire aussi bref que possible.
C'était la dernière épreuve, la dernière ! Ensuite rien ne la séparerait plus d'Arnaud. Elle serait bientôt sa femme... Sa femme ! Le mot seul la faisait défaillir de bonheur...
Cette pensée lui fit chaud au cœur et lui montra soudain la vie sous d'autres couleurs. Elle sourit aux rives fraîches, à Sara qui la regarda avec étonnement, puis envoya à Gauthier la fin de son sourire.
— Quelle belle journée ! dit-elle presque joyeusement.
Mais le grand Normand ne sourit pas. Sourcils froncés, il regardait quelque chose au loin vers l'amont de la rivière.
Ne louez la journée que lorsqu'elle est finie, marmotta-t-il entre ses dents, l'épée que lorsqu'elle a frappé, la f...
— Pourquoi t'arrêtes-tu ? fit Catherine. Qu'allais- tu dire : la femme ?
— En effet, Dame. Mais la fin de ce vieil adage danois ne vous plairait sans doute pas. Au surplus, l'heure n'est pas à la discussion.
Catherine se retourna, suivant la direction de sa main tendue, et retint une exclamation. Au même instant, des cris s'élevèrent sur la rivière. Des femmes surgirent des fourrés et se mirent à courir de toutes leurs forces. C'étaient des lavandières que les hautes herbes avaient cachées jusque-là et qui, maintenant, fuyaient devant un ennemi invisible. Leurs robes de toile bleue, relevées dans la ceinture, montraient leurs jambes nues, roses encore au sortir de l'eau fraîche dans laquelle, sur des pierres, elles avaient foulé le linge, et déjà, dans l'ardeur de la course, les chevelures croulaient sur les épaules, échappées des béguins de toile.
— Mais pourquoi courent-elles ? demanda Catherine.
Personne ne lui répondit. Trois soldats en hoquetons verts venaient d'apparaître, lancés à leur poursuite, au détour d'un chemin forestier. Gauthier, d'un mouvement brusque, fit virer le bateau qui s'enfonça profondément dans la vase et les roseaux de la berge.
— Des Anglais ! souffla-t-il tandis que, déjà, sa main pesait sur le dos de Catherine l'obligeant à s'aplatir au fond de la barque. Cachez-vous... Et vous aussi, jeta-t-il hargneusement à Sara qui avait feint de ne pas l'entendre, vous n'êtes pas assez vieille pour ne pas risquer...
Il n'en dit pas plus. Sara grogna mais se coucha auprès de Catherine. Cependant, le Normand, au lieu de les rejoindre, enjambait le bordage, se coulait dans l'eau sans le moindre clapotis, aussi souplement qu'une loutre qui plonge. Sara releva la tête, le vit dans l'eau jusqu'à !a taille, la main sur sa hache.
— Ah ça !... mais où allez-vous ?
— Voir si je peux quelque chose pour ces femmes. Elles sont normandes comme moi.
— Ouais ! répliqua la tsigane. Et vous croyez qu'on va rester là, nous deux, dans ce trou de musaraigne ? Nagez, je vous suis de loin !
Et aussitôt redressée, la grande femme avait saisi la perche, l'enfonçait dans l'eau et d'une vigoureuse poussée au fond arrachait le bateau à la vase. Gauthier n'avait pas insisté. Il s'était mis à la nage, le fond ne permettant pas de marcher, et se dirigeait rapidement vers une petite crique d'où venaient maintenant des cris aigus et des jurons. Le géant nageait comme un poisson. Son corps puissant fendait l'eau avec la sûreté, la rapidité d'une couleuvre d'eau et Sara avait du mal à le suivre. Agenouillée à l'avant, le cou tendu, Catherine regardait passionnément. Son séjour à Rouen l'avait familiarisée avec les uniformes anglais et elle n'avait même pas peur. Simplement, elle était curieuse de voir ce que son étrange garde du corps allait faire.
Bientôt, la crique fut en vue, une anse d'eau vert sombre sous l'ombrage de grands pins dont les branches s'étendaient, raides et noires, au-dessus de la rivière. Sara abrita la barque dans un buisson de lys d'eau d'où il était possible de voir sans être vu. Les Anglais étaient là, tournant le dos au courant. Quatre hommes qui tentaient de maîtriser deux filles dont les cris d'angoisse emplissaient l'air. L'une d'elles, déjà immobilisée, hurlait sous un gigantesque archer roux qui, d'une main appliquée brutalement sur son visage, lui plaquait la tête au sol et de l'autre arrachait sa robe. Les trois autres étaient occupés à ficeler les mains de sa compagne à deux troncs de pins et riaient si fort que leurs éclats couvraient presque les cris de leur victime.
Catherine vit Gauthier prendre pied à la berge, se dresser dans l'eau, lentement, pour ne pas révéler sa présence. Sa main descendit jusqu'à sa ceinture, empoigna la hache, fit un geste rapide tandis qu'un véritable hurlement s'arrachait de sa gorge. La hache fila avec un sifflement sinistre et alla se planter juste entre les deux épaules de l'archer roux. Le rugissement de douleur de l'homme et le cri de Gauthier firent retourner les trois autres, mais déjà le géant avait pris pied sur l'herbe courte de la berge et, tirant vivement une dague dissimulée sous sa tunique, faisait face, attendant le choc. D'où elles étaient, les deux femmes pouvaient voir les faces rouges et sauvages des trois soldats. Ils avaient tiré leur glaive et marchaient à petits pas sur l'homme seul, comptant visiblement en avoir raison sans peine. Lui, acculé à la rivière, semblait un sanglier en face des chasseurs. Brusquement, le choc eut lieu. Les soldats, d'un même mouvement, bondirent sur Gauthier l'épée haute, et Sara reprit sa perche.
— S'il a le dessous, nous fuirons aussi vite que nous pourrons, souffla-t-elle.
— Il n'aura pas le dessous, répondit Catherine avec un geste d'impatience. Tiens-toi tranquille ! Regarde !
En effet, le grand Normand, comme un bœuf secoue des mouches, se débarrassait de ses agresseurs avec une rapidité qui tenait du miracle. Il en avait déséquilibré un en l'attirant brusquement à lui, et, profitant de la surprise des deux autres, l'avait vivement poignardé avant de le jeter comme un projectile dans les jambes des deux autres qui, atteints, roulèrent à terre. Gauthier ne perdit pas une seconde. Rapide comme l'éclair, il sauta sur l'un d'eux. De nouveau, la dague disparut dans une gorge. Tout de suite redressé, il voulut s'attaquer au dernier, mais celui-ci n'avait pas demandé son reste. À peine sur pied, il avait pris la fuite et courait maintenant à travers champs, sautant les talus comme un cabri.
Autour du Normand, il y avait trois cadavres. Le grand archer roux agonisait. Une large tache rouge s'étendait sur sa tunique verte. Mais la fille qu'il tenait ne criait plus. Les mains convulsives de l'Anglais, nouées à sa gorge, achevaient de l'étrangler. En revanche, l'autre était vivante. Toujours attachée, elle attendait calmement qu'on vînt la délivrer. Catherine entendit qu'elle disait quelque chose, mais ne comprit pas le sens des paroles. Gauthier se pencha, coupa les cordes et la femme se redressa. Sa robe avait été tellement malmenée qu'elle pendait, en longues bandes déchirées, autour de ses hanches. Seuls, ses longs cheveux couleur de blé mûr couvraient ses épaules et sa gorge pleine, mais elle semblait n'avoir cure de sa nudité. Stupéfaite, Catherine la vit s'avancer vers le Normand, se glisser contre lui et se hausser sur la pointe des pieds jusqu'à ce que leurs lèvres se touchassent.
— Oh ! fit Sara suffoquée. C'est trop fort !
— Pourquoi ? répondit Catherine. Chacun remercie comme il peut !
— C'est entendu, mais regarde-les... regarde cette fille : elle s'offre, ma parole !
C'était vrai, et Catherine, malgré elle, fronça les sourcils. La fille blonde était belle ; son corps rose avait la pureté, la plénitude d'un marbre et, en voyant les mains de l'homme se poser sur ses hanches, la jeune femme sentit une boule se nouer dans sa gorge. Mais elle s'était méprise sur le geste. Le géant, simplement, écartait de lui celle qu'il avait sauvée, posait un baiser rapide sur le bout de son nez et, sans se retourner, revenait à la rivière dans laquelle, sans une hésitation, il se jeta. Catherine entendit l'appel de celle qu'il avait quittée, vit le geste dérisoire de ses bras pour retenir l'homme.
Mais les bras retombèrent, la paysanne haussa les épaules et disparut bientôt sous le couvert des arbres.
— Allons-y ! fit Sara en lançant le bateau dans le courant.
Quelques secondes plus tard, Gauthier se hissait sur le plat-bord, ruisselant, haletant. Il adressa à Catherine un sourire qui découvrit ses fortes dents blanches.
— Voilà ! c'est fini. Nous pouvons repartir.
Mais la langue de Sara la démangeait. Elle ne pouvait plus retenir ce qu'elle avait envie de dire.
— Bravo ! dit-elle ironiquement. Mais pourquoi donc n'avoir pas accepté le beau cadeau qu'on vous offrait ?
L'homme regardait toujours Catherine et ce fut à elle, qui ne demandait rien, qu'il répondit :
— Pour ne pas vous faire attendre.
— Sinon ? demanda la jeune femme.
— Sinon... pourquoi pas ? Il faut prendre de la vie ce qu'elle offre, quand elle l'offre.
— A merveille ! s'écria Sara outrée. Et les quatre cadavres ne vous auraient pas gênés, j'imagine.
Cette fois, Gauthier Malencontre daigna s'adresser à elle. Il laissa peser sur la bohémienne un regard lourd et grave.
— L'amour est frère de la mort. Dans les temps cruels qui sont les nôtres, ils sont les seules choses qui comptent.
Il avait repris la conduite de l'embarcation et, de nouveau, le bateau glissait sous le treillage vert des arbres. Pendant un long moment, on voyagea en silence. Serrées l'une contre l'autre, à l'avant du bateau, les deux femmes semblaient plongées dans leurs pensées profondes. Mais Catherine voulait encore savoir quelque chose. Elle se retourna.
— Tout à l'heure, dit-elle, quand les Anglais ont sauté sur toi, tu as poussé un cri... on aurait dit un appel, un nom !...
— C'en était un. Les vieux guerriers venus du Nord par la route des cygnes et dont je porte le sang dans mes veines poussaient ce cri au moment du combat.
— Tu n'es pas chevalier pourtant, pas même soldat !... remarqua la jeune femme avec un inconscient dédain qui n'échappa pas-à l'ancien bûcheron.
Mon sang en est-il moins pur ? Les fils des anciens rois de la mer ne sont pas tous dans des châteaux et je sais plus d'un noble dont les ancêtres peinaient sous le fouet des Vikings. Moi je descends d'un grand chef qui se nommait Bjorn-Côtes-de-Fer, ajouta- t-il en frappant du poing sa poitrine qui résonna comme un tambour, et j'ai le droit d'invoquer Odin à l'heure de la bataille !
— Odin ?
— Le dieu des combats ! Je vous ai dit que je n'étais pas chrétien.
Et, pour bien marquer qu'il n'avait pas envie d'en dire davantage, le grand Normand se mit à fredonner. Catherine se détourna. Son regard rencontra celui de Sara. Elles n'échangèrent pas une parole, mais, dans les yeux sombres de son amie, la jeune femme n'avait pas lu, cette fois, la colère ou l'indignation. Rien que de l'étonnement et une sorte d'admiration.
Un martin-pêcheur fila en criant au-dessus d'eux et piqua dans une flaque de soleil. Le bateau continua de glisser en paix.
Quand le jour baissa, Gauthier se mit à la recherche d'un coin pour passer la nuit. Les émotions de la journée avaient rompu les deux femmes et lui-même sentait la lassitude venir. Il finit par découvrir une petite grève non loin d'un moulin en ruine, qu'une véritable vague de végétation couvrait presque complètement.
— Là, dit-il, nous serons à l'abri.
Personne ne répondit tant il semblait normal qu'il prît la direction des opérations. Pourtant, depuis que la lumière s'était mise à décliner, l'humeur de Sara semblait, elle aussi, s'assombrir. Durant toute la dernière heure de navigation, elle avait tenu son regard fixé sur la pointe avant de la barque et n'avait sonné mot. Une fois que l'on eut pris pied sur le sable et que Gauthier les eut quittées pour une rapide reconnaissance autour du moulin ruiné, Catherine en fit l'observation à la gitane.
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