Il avait toujours dans ses larges manches quelque formule philosophique, quelque pensée poétique pour souligner chaque moment de l'existence. Que lui avait-il dit, à l'auberge de la route de Flandres, alors qu'elle sortait, meurtrie et désolée de cette première entrevue avec Arnaud ? Quelque chose qui l'avait frappée et qui devait encore être valable aujourd'hui...
Ah oui ! Il avait dit : « Le chemin de l'amour est semé de chair et de sang. Vous qui passez par là, relevez le pan de vos robes... » Seigneur ! Quel chemin avait été plus difficile que celui de son amour ! Que de déchirures, que de sang ! Et aujourd'hui encore, quelle blessure nouvelle allait-elle recevoir des mains de cet homme pour lequel elle avait tout quitté, tout abandonné et qu'elle ne pouvait s'empêcher d'adorer ?
D'un geste las, Catherine écarta la masse lourde et chaude de sa chevelure retombante, leva vers Sara, qui l'observait, des yeux tout brillants de larmes.
— Sara, murmura-t-elle, je voudrais retourner chez nous ! Je voudrais revoir maman, et l'oncle Mathieu, et tous les autres...
— Même... le duc Philippe ?
D'un élan, la jeune femme se laissa tomber à terre auprès de Sara, enfouit sa tête dans ses genoux et se mit à sangloter désespérément.
Je ne sais pas ! Je ne sais plus !... Mais j'ai si mal, tu sais ! Je voudrais tant ne plus avoir mal, redevenir comme avant... comme avant !
Sara ne répondit pas. Elle écoutait, contre elle et là-bas, au-delà de la porte de chêne, ces sanglots séparés qui, pourtant, semblaient se répondre : ceux de la mère, ceux de la femme. Toutes deux pleuraient pour le même homme et Sara savait pourquoi. Elle savait que les larmes d'Isabelle motivaient celles de Catherine, elle connaissait le secret qu'Arnaud, une nuit, lui avait confié, mais qu'il lui avait fait jurer, sur le salut éternel de son âme, de ne révéler à quiconque. Si elle avait pu, en parlant, calmer la douleur de Catherine, certes avec quelle sérénité se fût-elle parjurée, mais elle savait bien que cette douleur deviendrait désespoir. Mieux valait laisser les choses aller comme elles l'entendraient, en espérant qu'elles ne blesseraient pas trop cruellement son enfant chérie.
— Mon Dieu, pria-t-elle silencieusement, mon Dieu qui êtes toute justice et toute bonté, elle n'a jamais commis d'autre mal que d'aimer cet homme, de l'aimer par-dessus tout et tous, plus qu'elle-même... plus que vous-même ! Épargnez-la !
Le vent hurla, à cet instant précis, et s'engouffra dans la cheminée avec tant de violence que les flammes furent chassées presque jusqu'à Sara qui dut s'écarter légèrement. Son esprit superstitieux vit, dans cette fureur, une réponse à sa prière. Mauvais présage ! Elle se signa vivement, mais sans cesser de caresser, de l'autre main, la tête de la jeune femme prostrée.
Quand le jour, pâle et frileux, éclaira l'immense paysage dévasté, Fortunat vint gratter à la porte de Catherine. Sara ouvrit.
Son bonnet à la main, le petit Gascon se faufila dans la chambre et s'avança vers Catherine sur la pointe des pieds, comme s'il s'approchait d'un autel. Il n'avait pas dû beaucoup dormir, lui non plus. Sous le hâle, la peau de son visage avait des reflets gris, la bouche montrait un pli de lassitude et les paupières retombaient sans cesse comme s'il n'avait plus la force de les tenir ouvertes. Il plia péniblement le genou devant Catherine.
— Dame, fit-il, monseigneur m'envoie vous dire qu'il vous verra vers l'heure de tierce, après la messe, et vous prie de lui faire savoir si cette heure vous convient.
Le côté solennel du procédé amena un sourire amer sur les lèvres de Catherine. Ainsi, ils en étaient là : à s'envoyer des messagers, à s'accorder des audiences ? Le faible espoir que les paroles de Sara avaient réveillé en elle s'assoupissait de nouveau.
— Pourquoi ne me conviendrait-elle pas ? Celle-là ou une autre... Où dois-je rencontrer mon époux ? Viendra-t-il jusqu'ici ?
L'air gêné de l'écuyer n'échappa pas à la jeune femme. Il baissa le nez, tortilla son bonnet entre ses doigts.
— Non. Il m'enverra vous chercher. Il y a, depuis l'aube, des mouvements suspects dans la campagne. Monseigneur ne quittera pas les défenses.
Ce dialogue courtois et officiel eut le don d'exaspérer Sara. Elle empoigna Fortunat par les épaules et le remit debout de force, puis elle le fit pivoter pour l'amener en face d'elle. Le visage crucifié de Catherine était pour beaucoup dans sa violence.
— Assez de cérémonies, mon garçon ! J'ai, moi, quelques questions à te poser. J'imagine que tu n'as guère quitté ton maître depuis hier ?
— En effet.
— Qu'a-t-il fait depuis le moment où il est sorti des étuves ?
Il s'est rendu au corps de garde où il a donné les instructions pour la nuit. Puis il est rentré chez lui et je lui ai servi un peu de venaison froide. Ensuite, il s'est rendu à la chapelle. Sa mère est venue le rejoindre. J'ignore ce qu'ils se sont dit, mais cela a duré longtemps.
Sara approuva d'un signe puis :
— Continue... Après ? A-t-il cherché à voir la demoiselle de Comborn ?
— Oui, répondit Fortunat qui, instinctivement, baissa la voix, jetant autour de lui des regards inquiets. Il m'a envoyé la chercher, après la chapelle. Elle dormait, j'ai dû l'éveiller. Il s'est enfermé avec elle et là non plus je ne sais pas ce qu'ils se sont dit... mais j'ai entendu crier !
— Crier ? Qui criait ?
— La demoiselle ! Je ne comprenais pas, bien sûr, mais j'ai compris, un moment plus tard quand la porte s'est ouverte et que monseigneur m'a appelé. II... il tenait encore à la main un fouet à chiens dont il venait sans doute de se servir car la demoiselle était tassée dans un coin. Ses vêtements étaient déchirés et elle tremblait comme une feuille. Monseigneur me l'a désignée : « Enferme-la dans la tour Guillot, m'a-t-il dit. Donne-lui ce qu'il lui faut, mais qu'elle n'en sorte sous aucun prétexte. Tu mettras deux hommes à sa porte. Personne ne doit l'approcher... »
Catherine et Sara échangèrent un regard perplexe. Qu'Arnaud eût frappé Marie après ce qui s'était passé s'expliquait aisément, mais pourquoi cet emprisonnement alors que le plus simple était encore de la hisser sur un cheval aux premiers feux de l'aurore et de la réexpédier sous escorte à Comborn ?
— Décidément, il tient à la garder ! commenta aigrement Catherine.
— Fortunat vient de dire qu'il y avait des mouvements suspects dans la vallée, se hâta d'interrompre Sara. Messire Arnaud ne peut sans doute la renvoyer aujourd'hui, ni surtout se démunir de quelques hommes pour elle.
Il n'a qu'à la renvoyer seule, s'écria Catherine furieuse. Que de précautions pour une meurtrière ! Qu'elle s'en aille... à la grâce du Diable et s'il lui arrive quelque chose, ce ne sera, après tout, que justice !
L'écuyer écarta les bras en un geste d'impuissance. La colère de Catherine lui semblait légitime, mais il s'était pris pour son maître d'une admiration sans bornes et d'un dévouement quasi religieux qui lui interdisaient toute critique même légère. Il se contenta de s'incliner de nouveau, de répéter: «Après la messe, vers l'heure de tierce... » puis disparut.
Catherine s'était mise à tourner en rond dans la pièce, comme une bête en cage, maîtrisant difficilement son irritation croissante. Elle eût aimé pouvoir se livrer à quelque geste de violence, pouvoir, comme un homme, crier, hurler, injurier la terre et le ciel, étouffer sous les gémissements des autres les plaintes de son propre cœur. Elle comprenait, brusquement, la volupté qu'il y a dans le mal quand la souffrance affole et se fait intolérable.
— Je sais ! fit Sara qui, depuis bien longtemps, avait appris à lire dans sa pensée, mais les femmes n'ont droit qu'aux larmes ou au silence. Il est temps de nous occuper de ton fils. Ensuite, je t'aiderai à te préparer pour la messe.
Autour d'elle, le château s'éveillait. Sur les murailles, les cris des sentinelles se répondaient d'une tour à l'autre, les portes des étables et des écuries s'ouvraient en grinçant, les valets s'interpellaient à grands cris. On sortait les chevaux pour les soigner, la basse-cour retentissait des cris de la volaille et des grosses plaisanteries des servantes. Dans la forge, le maréchal-ferrant tapait déjà sur son enclume et la cloche de la chapelle sonnait l'office de l'aube. Catherine aimait, ordinairement, ce tintamarre matinal, mais, ce matin, il l'irrita. Elle eût préféré un grand silence pour mieux entendre battre son cœur. Après avoir soigné Michel et l'avoir allaité, elle se fit apporter un cuveau plein d'eau bien chaude et s'y trempa tout entière pour tenter de chasser la fatigue et la sensation de malaise qu'elle devait à sa nuit d'insomnie. Armée d'une brosse, Sara la frictionna jusqu'à ce que sa peau devînt d'un beau rouge clair. Après quelques instants de ce traitement, Catherine se sentit mieux, le corps plus détendu et l'esprit plus clair. Le courage aussi lui revenait avec l'instinct combatif, l'envie de sortir de ce marasme invraisemblable dans lequel elle s'enlisait. Avant d'en venir aux solutions extrêmes, avant de songer à tout abandonner pour rentrer chez elle, la jeune femme était décidée à se battre jusqu'au bout !
Ce changement, Sara s'en rendit compte à la manière dont Catherine redressa la tête pour y poser la coiffure de fine toile de lin blanche, brodée et tendue sur un petit hennin court et tronqué, fait de grosse toile raide et empesée. Il y avait de la détermination dans le mouvement du long cou flexible, dans l'éclair belliqueux des larges yeux sombres.
— Voilà qui est bien ! fit-elle avec un demi-sourire sans préciser s'il s'agissait des sentiments de Catherine ou de sa toilette. Va maintenant ! Moi, je reste ici avec le petit.
Catherine saisit sa grande cape noire et s'en enveloppa comme la cloche de la chapelle sonnait le premier coup de la messe. Elle descendit l'escalier, traversa la salle des gardes où Fortunat était occupé à astiquer une longue épée tandis que deux archers s'évertuaient à ranimer un feu plus que languissant. Au seuil du logis elle s'arrêta un instant pour humer l'air frais. La tempête avait cessé, laissant derrière elle un ciel bien net, d'un joli bleu doux. L'air avait des transparences de cristal et charriait des senteurs de bois mouillé et d'herbe neuve. La cour, le vieux fayard aux branches tordues et tout l'immense paysage étaient lavés de frais. Catherine s'imprégna durant quelques secondes de tout ce renouveau, puis se dirigea lentement vers la chapelle. Elle jeta un regard à la tour Saint-Jean, muette et silencieuse, puis à la tour Guillot.
Mais, là non plus, aucun signe de vie. Des servantes qui se rendaient aussi à la messe s'écartèrent pour la laisser passer et firent la révérence sur son passage. Elle reconnut parmi elles la grosse fille des étuves, mais s'éloigna sans la regarder.
Dans la chapelle, il régnait une humidité et une odeur de cave. Les énormes moellons des murs suintaient l'eau qui rouillait les ferrures et laissait de longues traînées d'un noir verdâtre sur le bois antique du vieux crucifix. Catherine frissonna en gagnant le banc seigneurial où personne ne l'attendait. Le curé de Carlat, qui officiait ordinairement au château, commença la messe dès qu'elle fut arrivée. C'était un petit vieillard fragile et timide qui se tenait voûté le plus souvent et semblait toujours sous le coup de quelque terreur. Mais il avait de doux yeux compatissants et Catherine, qu'il avait déjà entendue en confession, savait que son âme avait quelque chose d'angélique et débordait de pitié pour les malheureux humains accrochés à leurs péchés.
Elle s'agenouilla, ouvrit le lourd missel aux ferrures d'argent posé devant elle et s'efforça de suivre le service divin.
Mais son esprit était ailleurs. Il tournait autour d'Arnaud invisible, de Marie prisonnière et aussi de sa belle-mère. Qu'est-ce qui retenait cette femme, pieuse jusqu'au fanatisme, d'assister à la messe ? Catherine croyait encore entendre dans son oreille les sanglots de la vieille dame. Ce n'étaient pas, comme l'avait supposé un peu gratuitement Sara, des larmes de soulagement, ou de reconnaissance, mais bien des sanglots de désespoir et de souffrance... Pourquoi ?
L'impatience de se lancer dans le combat s'empara de la jeune femme et elle accueillit l'« ite missa est » avec un soupir de soulagement. Un dernier signe de croix, une dernière génuflexion, et Catherine tourna les talons. À pas rapides, elle sortit de la chapelle. Fortunat faisait les cent pas sous le porche. En apercevant la jeune femme, il vint à elle.
— Monseigneur vous attend, dame Catherine... commença-t-il, mais elle l'interrompit d'un geste sec.
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