A la cour du roi Charles, Catherine avait vu souvent de ces Écossais venus servir la France à la suite des Stuart et du connétable de Buchant, prédécesseur de Richemont... Arnaud les lui avait montrés et il y en avait dans la suite de Jehanne la Pucelle. Mais, soudain, Catherine se désintéressa de ces gens. Penser à eux, c'était encore penser à Arnaud, c'était rappeler les doux souvenirs qui, maintenant, étaient d'autant plus cruels. Mais, comme Sara continuait à parler du nouveau maître de Carlat, elle demanda pour en finir :

— Comment s'appelle-t-il ?

— Kennedy, répondit Sara. Messire Hugh Kennedy. Il a l'air sauvage lui aussi, mais c'est un vrai chevalier.

En bas, l'aigre musique des cornemuses s'éloignait jusqu'à n'être plus qu'une légère plainte. Une plainte qui, bientôt, s'éteignit elle aussi.

Le mal quitta Catherine aussi subitement qu'il s'était emparé d'elle. L'extrême fatigue lui avait facilité la route, le repos le vainquit. Deux jours après avoir repris conscience claire, la malade put quitter son lit et prendre place au coin du feu, dans une vaste chaise abondamment garnie de coussins. Mais comme, pour la vêtir, Sara lui offrait une robe couleur feuille morte, elle l'avait repoussée.

— Non ! Désormais, je ne porterai plus que du noir.

— Du noir ? Mais pourquoi ?

Un pâle sourire crispa plus qu'il ne détendit le pâle visage de la jeune femme.

— Je suis toujours la dame de Montsalvy, et, pourtant, je n'ai plus d'époux. Je ne puis donc être qu'en deuil. Donne-moi une robe noire.

Sara ne répliqua pas. Elle alla chercher le vêtement demandé songeant à part elle que la beauté de Catherine n'éclatait jamais autant que dans des atours noirs. Et ce fut, vêtue d'une robe de velours noir, coiffée de mousseline noire tombant d'un haut bourrelet du même velours que la jeune femme attendit le nouveau gouverneur de Carlat. Elle l'avait fait demander, non pour satisfaire une quelconque curiosité, mais simplement pour lui poser quelques questions concernant sa situation personnelle. Le chagrin, pendant un moment, devait faire trêve pour les réalités de l'existence et, celles-là, Catherine était trop habituée à les regarder en face pour les différer plus longtemps. D'ailleurs, il fallait, à tout prix, qu'elle fît quelque chose, qu'elle s'agitât d'une manière ou d'une autre. Si elle devait demeurer dans ce château, inactive, à regarder couler le temps, elle savait bien qu'elle deviendrait folle.

Lorsque Kennedy entra chez elle, elle se souvint de l'avoir déjà vu à la cour de Charles VII, car il était assez remarquable pour frapper une mémoire, même rétive. Il était presque aussi grand que Gauthier et roux comme lui, mais, alors que les cheveux du Normand étaient clairs avec des reflets de flamme, ceux de l'Écossais avaient la couleur rouge foncé du bois de poirier. Le visage était presque de la même nuance, tanné comme une brique vieillie. Les traits étaient épais, mais leur expression habituelle était la gaieté. Un nez légèrement retroussé, une paire d'yeux d'un | bleu de lin achevaient de prévenir en faveur du personnage. Pourtant, quand il souriait, montrant de belles dents blanches, les lèvres se retroussaient de façon suffisamment menaçante pour qu'on ne se fiât pas trop à sa bonne humeur. En fait, Hugh Kennedy, venu des hautes terres d'Écosse avec James Stuart, comte de Buchan et connétable de France, était un assez redoutable aventurier. Il avait combattu loyalement l'Anglais pour lequel il éprouvait une insurmontable répulsion et il continuait. Mais, après la rudesse de ses montagnes, le pays de France, tout misérable qu'il fût, lui semblait une terre suffisamment délectable pour qu'il souhaitât s'y installer. Les Stuart possédaient, au nord de Bourges, le fief d'Aubigny, par don royal, et tous les autres Écossais gravitaient autour. Ce qui valait aux bonnes gens des pays de Loire nombre d'incursions de Kennedy et de ses pareils, incursions dont ils se fussent aisément passés car cet ami de la France les malmenait aussi vigoureusement que l'envahisseur anglais.

Tout cela, Catherine le savait et se le remémorait tandis que le nouveau gouverneur, avec assez de grâce pour un homme aussi lourdement charpenté, s'inclinait devant elle en balayant le dallage des plumes de héron de son bonnet plat. Il portait l'étrange costume de son pays : chausses collantes dont le joyeux quadrillage vert, rouge et noir se répétait sur la grande écharpe de laine qui barrait la cuirasse cabossée et s'attachait à l'épaule par une lourde plaque d'argent ciselé. Un pourpoint de buffle supportait cette cuirasse et drapait des épaules de taille respectable. Le ceinturon supportait une dague longue comme un glaive romain et un curieux sac fait de peau de chèvre. En entrant chez Catherine, Kennedy avait déposé dans un coin son arme traditionnelle, la claymore, cette gigantesque épée à deux mains dont le nom, hurlé dans les batailles, servait de cri de ralliement. Malgré sa taille et son poids, Kennedy maniait sa claymore d'une seule main et avec une déconcertante aisance.

— Je n'espérais pas, Madame, avoir, en venant ici, le bonheur "de revoir la plus belle dame de France, sinon je serais venu beaucoup plus vite.

Il parlait un français rapide, extraordinairement aisé et presque sans accent. Sans doute y avait-il longtemps qu'il s'occupait des paysans de France ! Catherine ébaucha un sourire qui n'atteignit pas ses yeux.

— Merci du compliment, Seigneur. Pardonnez-moi de n'avoir pas réclamé plus tôt votre visite. Ma santé...

— Je sais, Madame. Ne vous excusez pas. C'est moi qui suis heureux du privilège que vous voulez bien m'accorder.

Doublement heureux puisque je constate que vous allez mieux. Mes hommes chanteront, ce soir, à la chapelle, un Te Deum en votre honneur.

En l'écoutant, Catherine reprenait un peu d'espoir. Elle avait craint de voir surgir une sorte de geôlier implacable, mais les procédés de l'Écossais semblaient annoncer qu'il n'userait pas de rigueur avec elle. Elle croisa ses doigts en les serrant très fort, du geste qui lui était familier, désigna un siège à son visiteur, puis :

— J'ignore, sire Kennedy, ce que vous ont dit le comte Bernard, en vous envoyant ici, et messire de Montsalvy en vous y accueillant, mais je voudrais savoir quelle doit être ma vie à l'avenir ; suis-je prisonnière ?

Sous leurs sourcils circonflexes, les yeux de Kennedy s'arrondirent comme deux billes bleues.

— Prisonnière ? Pourquoi donc ? Votre époux, que je connais depuis longtemps, m'a confié cette forteresse et vous-même en me disant qu'il lui fallait s'absenter pour de longs mois. J'aurai donc, Madame, l'honneur de défendre Carlat et le bonheur de veiller sur vous.

— Parfait ! dit Catherine. Puisque vous ne semblez, Messire, avoir en seule vue que ma satisfaction, je pense donc faire prochainement un petit voyage. Vous chargerez-vous de mes équipages ?

Elle avait trouvé, pour cette ultime question, un sourire charmant. Mais il n'eut pas sa contrepartie. Au contraire, Kennedy sembla perdre d'un seul coup toute sa joie de vivre. Les lignes de son visage tombèrent et un gros sillon se creusa dans son front.

— Gracieuse dame, dit-il avec un effort visible... C'est la seule chose que je ne puisse vous accorder. Sous aucun prétexte vous ne devez quitter Carlat... à moins que ce ne soit pour Montsalvy où, dans ce cas, je devrai vous remettre aux mains du vénérable père abbé, avec deux hommes de confiance pour veiller sur vous.

Les mains de Catherine se crispèrent sur les accoudoirs sculptés de son fauteuil. Ses yeux lancèrent des éclairs.

— Savez-vous bien, Messire, ce que vous dites... et à qui vous le dites ?

— À la femme d'un ami ! soupira l'Écossais. Donc à quelqu'un qui, m'étant confié, m'est plus cher que ma propre famille. Même si je dois, en gémissant, déchaîner votre courroux, j'accomplirai le devoir que m'a imposé Montsalvy et ne faillirai point à la parole donnée. Voyez-vous, votre époux est mon frère d'armes...

Encore ! L'irritation gonfla les minces narines de la jeune femme. Trouverait-elle toujours, devant elle, cette invraisemblable solidarité des hommes ? Ils se tenaient les uns les autres comme les doigts d'une seule main et rien, apparemment, ne pouvait rompre cette puissante magie. Une fois de plus, elle était prisonnière et, cette fois, dans sa propre demeure. Il faudrait, sans doute, user de ruse... à moins que la force pure ? L'Écossais était vigoureux, mais de quel homme son fidèle Normand ne viendrait-il pas à bout ?

Avec infiniment de grâce, Catherine se tourna sur son siège, appela Sara d'un geste de la main.

— Va me chercher Gauthier, dit-elle avec une inquiétante douceur. J'ai à lui parler.

— Pardonnez-moi, Madame, répondit la gitane, mais Gauthier est parti chasser ce matin à l'aube.

— Chasser ? Avec quelle permission ?

Ce fut le gouverneur qui se chargea de la réponse.

— Avec la mienne, gracieuse dame. En arrivant, l'autre soir, mes gens ont tué un ours. La femelle, folle de colère, était lâchée sur le pays et, déjà, un homme a été tué. Votre serviteur... un homme extraordinaire entre nous, m'a demandé de le laisser mener seul la chasse. À l'entendre il sait comme personne tuer les ours. Et j'avoue que je le crois volontiers.

Catherine soupira. La passion de Gauthier Malencontre pour la chasse, elle la connaissait bien. L'ancien forestier ne pouvait pas repérer, sous bois, la trace d'un animal quel qu'il fût sans se comporter comme un vieux cheval de bataille qui entend la trompette. Elle éprouva un peu d'humeur en songeant que, délivré des soucis de sa santé à elle, il n'avait rien trouvé de mieux que s'en aller courir les grands chemins.

— Eh bien, mais vous avez eu raison, Messire. Mon écuyer est un homme des bois, il n'aime que le grand air, les grands espaces et c'est un remarquable chasseur. Souhaitons qu'il rencontre l'ourse...

Elle tendit la main pour marquer que l'audience était finie. Kennedy ne s'y trompa pas, prit cette main et y posa ses lèvres.

— N'avez-vous plus rien à me demander ? Hormis vous laisser errer sur les routes sans surveillance, il j n'est rien que je sois prêt à faire pour vous et...

Il n'acheva pas. Poussée violemment de l'extérieur, la porte de la chambre venait de taper rudement contre le mur.

Gauthier, sale à faire peur et rouge d'avoir trop couru, apparut au seuil, portant sur son épaule un étrange paquet.

Catherine vit, pendant devant la poitrine du géant, de longs cheveux noirs, un visage verdâtre aux yeux clos.

Au seuil, le géant s'arrêta un instant, regarda tour à tour Kennedy encore courbé et Catherine, si droite et si pâle dans son fauteuil. Puis, remontant son fardeau sur son dos, il marcha droit à la jeune femme. Avant qu'elle ait pu seulement dire un mot, il avait fait glisser à terre, jusqu'à ses pieds, le cadavre de Marie de Comborn.

— J'ai trouvé ça près du lit de la rivière, dit-il rudement, dans un fourré où on aurait pu chercher longtemps. L'aurait fallu le plein été et l'odeur de charogne pour qu'on ait l'idée d'y aller voir.

Pétrifiée, Catherine regardait les serpents de cheveux noirs qui se tordaient sur le dallage jusqu'à ses pantoufles de velours. Les yeux de Marie, fixés par la mort, étaient emplis à la fois d'horreur et de fureur. Elle était morte comme elle avait vécu, en pleine colère, haïssant le ciel et la terre sans doute. Sur son corsage, à l'endroit du cœur, une grande tache brune avait séché. Kennedy, éberlué, regardait tantôt le cadavre, tantôt Gauthier qui se tenait auprès, jambes écartées, bras croisés, mais son sang-froid britannique reprit le dessus.

— Euh ! fit-il pointant un doigt vers le corps. Il me semble que ce n'est pas l'ourse ?

— C'était une sorcière ! cracha le Normand. Que les Nornes infernales aient son esprit damné !

Mais Catherine se penchait sur son ennemie morte, examinait le visage où la décomposition mettait des taches violettes, relevait les lèvres bleues sur les gencives. La mort prêtait à Marie de Comborn un affreux visage devant lequel Catherine frissonna. Instinctivement, elle se signa et demeura là, à genoux, sans pouvoir ni se relever, ni faire un geste.

Pourtant, elle regarda Gauthier.

— Qui l'a tuée ? En as-tu une idée ?

Pour toute réponse, il tira de sa tunique de cuir une dague à lame longue, encore tachée de sang séché, qu'il jeta sur les genoux de la jeune femme.

— Elle avait ça dans la poitrine, dame Catherine. Celui qui a frappé savait qu'il faisait justice !

Sur le velours noir de sa robe, Catherine vit luire, à peine terni par trois nuits dans l'humidité des bois, l'épervier d'argent des Montsalvy. Ses yeux s'agrandirent. La dernière fois qu'elle avait vu cette arme, c'était entre les doigts d'Arnaud, sur le chemin de ronde... il jouait avec en lui disant qu'il aimait sa cousine et voulait partir avec elle. Pourtant, Marie était là, morte, et c'était la dague des Montsalvy qui l'avait tuée !