— Qu'est-ce que tu as ? Pourquoi fais-tu cette mine ?
— Je ne suis pas tranquille, répliqua Sara, et, maintenant que la nuit vient, mon absence de tranquillité n'est pas loin de la peur toute simple.
— Et pourquoi donc ? Que crains-tu ? Avec un homme comme Gauthier, je crois bien que nous ne risquons rien.
Sara haussa nerveusement les épaules et vint s'asseoir-sur le sable auprès de Catherine, ses bras retenant ses jupes autour de ses genoux.
— C'est justement de lui que j'ai peur.
Catherine sursauta et regarda son amie avec stupeur.
— Pour le coup, tu es folle.
— Crois-tu ? riposta Sara avec une violence contenue. Que sais-tu de cet homme, de son passé ? Exactement ce qu'il t'a dit et que tu as cru comme article de foi. Mais s'il était autre ? On dirait bien des choses pour sauver sa peau. Après tout, c'est peut-être lui qui avait massacré, pour les voler, ces malheureux paysans.
— Je ne crois pas ça ! s'écria Catherine violemment.
— Moins haut, veux-tu, il peut revenir et il est inutile de l'exciter. Nous ne sommes pas riches, mais le peu d'or que tu possèdes et nos quelques hardes représentent une fortune pour un homme de cette sorte. Nous sommes livrées à lui comme des agneaux à l'écorcherie. Il peut profiter de la nuit pour nous voler, nous tuer... ou pire encore !
— Pire ? fit Catherine les yeux ronds. Je ne vois pas ce qui pourrait nous arriver de pire que la mort.
— À moi non, mais à toi, si... Tu ne sais pas comme ce sauvage te regarde quand tu ne le vois pas. Moi je l'ai vu, et l'expression de son visage ne m'a pas rassurée. Je n'ai jamais vu le désir aussi clairement exprimé.
Malgré son empire sur elle-même, Catherine se sentit rougir. Peut-être, parce qu'elle se sentait vaguement coupable. En effet, elle n'avait pas été sans surprendre certains regards, mais elle avait refusé d'y ajouter d'importance. Son orgueil se rebellait à l'idée qu'un rustre comme Gauthier pût voir en elle une simple femme. Et si sa voix vibra d'une colère contenue en répondant, c'était moins contre Sara que contre elle- même.
— Et quand cela serait ? Je sais me défendre, Sara, je ne suis plus une enfant.
— Il y a des moments où je me le demande.
Sara eut le dernier mot. Le bruit d'un pas lourd écrasant des broussailles fit taire les deux femmes. Gauthier revenait. Il ne parut pas s'apercevoir de leur air gêné et alla s'étendre un peu plus loin.
— Tout est tranquille ! dit-il. Mais je vais quand même veiller une partie de la nuit. Vous, la femme noire, je vous réveillerai pour me relayer deux ou trois heures avant le jour...
La « femme noire » faillit se rebiffer, mais une envie de rire fronçait le nez de Catherine, et elle ravala les paroles acerbes. Après tout, le temps n'était pas si éloigné où, pour le cercle pouilleux du roi de Thune, le sinistre chef des cours des miracles parisiennes, elle était Sara-la-Noire. Gauthier avait vu juste.
En silence, on mangea un peu de pain et de fromage, don des religieuses de Louviers, puis les deux femmes s'étendirent sur le sable, enroulées dans leurs manteaux, tandis que Gauthier allait s'asseoir un peu plus loin sur une grosse pierre. De sa place, Catherine pouvait voir sa silhouette accroupie se détachant sur le bleu sombre du ciel, semblable à quelque lion méditatif. Il ne bougeait pas plus qu'une souche ; pourtant la jeune femme sentit un frisson parcourir sa peau. En se rappelant le bref combat de l'après-midi, elle se dit que Sara avait peut-être raison, que l'homme, avec sa force terrible et sa science du combat, pouvait être dangereux. Mais, peu à peu, sa peur s'apaisa. Là-bas, à mi-voix, le Normand chantait. La langue qu'il employait était inconnue de Catherine et elle ne comprenait rien de ce qu'il disait, mais il y avait une sorte de grandeur sauvage et rude dans ce chant dont les couplets s'achevaient comme une plainte.
Elle était si bien envoûtée par la bizarre mélodie que le cri désagréable d'un oiseau nocturne éclatant près d'elle ne rompit pas l'enchantement. D'ailleurs, peu à peu, le sommeil appesantissait ses paupières. Bercée par la chanson monotone du géant, elle rejoignit dans le sommeil Sara, que ses inquiétudes n'empêchaient pas de ronfler avec ardeur. Et la nuit s'écoula sans incident...
Au matin, pourtant, comme ils allaient se remettre en route et que Sara, un peu plus loin, baignait sa figure dans la rivière, Catherine s'approcha de Gauthier.
— Je t'ai entendu chanter, hier soir, mais je n'ai pas compris une parole.
— C'était la langue des vieux Normands, vous ne pouviez pas comprendre. On appelait ce chant la Saga d'Harald le Vaillant.
— Et que disaient ces paroles ?
Gauthier se détourna pour détacher la corde du bateau du tronc où il l'avait nouée, puis, sans regarder Catherine, répondit :
— Elles disent : « Je suis né dans le haut pays, là où retentissent les arcs ; mes vaisseaux sont l'effroi des peuples, j'ai fait craquer leurs quilles sur la cime cachée des écueils, loin de la dernière habitation des hommes ; j'ai creusé de larges sillons dans les mers... et cependant une fille de Russie me dédaigne. »
Quand la voix lente du Normand s'éteignit, Catherine ne répliqua rien. Elle s'enveloppa de son manteau et, les joues en feu, alla s'asseoir au fond du bateau. Décidément, il lui faudrait surveiller plus étroitement les gestes de Gauthier !
Après quatre jours de voyage, un soir, à l'heure où le soleil se couchait dans son lit moiré d'or, les tours de Chartres crevèrent l'horizon de leurs flèches noires. L'Eure, sous le bateau, courait plus gonflée, plus bleue et plus blanche, plus resserrée aussi entre des talus jaillissant de folle végétation qui tranchaient comme une fourrure sur le velours ocre de la grande plaine brûlée. Le grand chemin liquide s'était fait sentier et le voyage au fil de l'eau s'achevait. Sans grand-peine, il faut le dire. La fatigue avait été minime pour les deux femmes et l'on avait mangé à sa faim. La terrible hache de Malencontre savait aussi atteindre le gibier à la course et le forestier connaissait la vie des bois et des champs comme personne.
Sous les murailles brunes de la vieille cité des Carnutes, l'Eure se divisait en plusieurs bras dont l'un se glissait sous les courtines par une voûte fortement grillée pour alimenter les tanneries et les moulins, et l'autre emplissait le large fossé ceinturant la ville. Gauthier tira la barque au sec sur une petite grève de terre brune, à l'à-pic d'une des grosses tours qui défendaient la porte Drouaise.
— Je vais tâcher de la vendre ou de la troquer contre une mule, dit-il tandis que les deux femmes mettaient pied à terre.
Catherine leva la tête, abritant ses yeux de sa main contre la lumière violente, pour regarder, brillantes et pointues sur le bleu dur du ciel, les poivrières d'ardoise et aussi, accrochée à la muraille au-dessus de la herse de vieux chêne noirci, la statue dorée de la Vierge, son enfant dans les bras. Mais, plus haut encore, sur le mur, claquait l'étendard rouge où rampaient les léopards d'Angleterre. D'un geste de la tête, elle désigna la grande étoffe pourpre et or à son compagnon.
— Que faisons-nous ? La ville est anglaise, mais nous avons besoin de manger... de nous reposer un peu, de trouver des montures. Je sais bien que nous n'avons guère d'apparence, mais nous n'avons pas non plus de sauf-conduit.
Mais le grand Normand ne l'écoutait pas. Un gros pli creusé entre ses sourcils couleur de paille, les prunelles rétrécies, il examinait attentivement la muraille et, d'instant en instant, son expression se faisait plus grave. Tellement que la jeune femme prit peur. Depuis le début de leur voyage, elle avait appris à respecter les avis autant que la force, l'adresse et la rapidité de décision de cet étrange garçon qu'elle s'était attaché, mais sans cesser de le surveiller.
— Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle, baissant instinctivement la voix.
— Rien, apparemment. Mais ce silence étrange, ces murailles vides, cette porte sans gardes. On dirait que la ville est abandonnée. Et, regardez !
Sa main se tendait vers le sommet de la colline, vers le jet de pierre, formidable et pur de la cathédrale aux tours jumelles auprès duquel se tassait, comme un gros chien, le donjon carré du vieux château comtal. Plantée entre les merlons usés du couronnement, une étamine noire s'agitait, sinistre, au bout de sa hampe.
— Quelqu'un est mort, dit Sara qui les avait rejoints. Quelqu'un d'important.
Gauthier ne répondit pas. Il marchait déjà, à grands pas, vers le pont-levis. Les deux femmes le suivirent. Ils atteignirent le pont, le franchirent et, devant eux, grimpant vers le palais épiscopal, la vieille rue Porte- Drouaise s'étendit, avec ses gros pavés inégaux, ses enseignes de fer découpé peintes de couleurs vives, ses maisons de bois penchées et comme agenouillées sous le poids des grands toits bruns, mais vide... d'un vide tragique et inquiétant.
Les trois voyageurs s'avancèrent, plus lentement. Cette rue privée de vie les impressionnait malgré eux et ils marchaient presque sur la pointe des pieds. Toutes les portes étaient fermées, tous les volets clos, aucune forme humaine ne se montrait, même les deux auberges semblaient abandonnées. À mi-chemin de la pente, près d'un puits qui arrondissait sa margelle moussue sous trois volutes de fer forgé, on voyait mieux encore : deux portes enclouées, barrées de fortes planches que de gros clous maintenaient de chaque côté. Ces deux portes firent pâlir en même temps Sara et Gauthier tandis que Catherine les contemplait sans comprendre.
Soudain, le silence se peupla. De quelque part sur la colline, sanctifiée par les pèlerinages de dix siècles, jaillit un chant religieux psalmodié par des voix rudes et profondes, des moines sans doute, qui marchaient en procession car le chant voyageait. Ce fut Catherine la première qui l'identifia.
— Le Dies lrae... fit-elle d'une voix qui s'étranglait.
— Continuons, fit Gauthier entre ses dents, il faut savoir !
Un peu plus haut, la rue faisait un coude marqué par l'enseigne, ornée de trois étriers et d'une mollette, d'un maître éperonner. De ce coin, la vue portait jusqu'au palais épiscopal devant lequel il se passait quelque chose d'insolite.
Quelques soldats en cuirasses et chapeaux de fer, armés de longues piques, étaient occupés à attiser un bûcher qui dégageait une fumée épaisse et noire. Ces soldats avaient le bas du visage masqué d'un linge. Auprès d'eux, surveillant leur travail, se tenait un personnage bizarre, tout vêtu de cuir et dont la tête ornée d'un masque à long bec pointu semblait celle d'un oiseau.
L'homme au bec d'oiseau, qui n'était rien d'autre qu'un médecin, tenait d'une main une baguette de coudrier et de l'autre un sac de toile. Il en tirait de grosses poignées d'une poudre verdâtre qu'il jetait dans les flammes. La fumée de cette poudre avait une odeur piquante, aromatique, qui luttait contre l'odeur atroce du bûcher dans lequel plusieurs cadavres entassés se consumaient. D'autres corps gisaient sur la place, attendant leur tour. Des prisonniers enchaînés et masqués comme les soldats, des ribauds en guenilles les apportaient et, de temps en temps, en jetaient un dans les flammes. Le bûcher venait d'être allumé, sans doute, et crachait d'épaisses volutes noires, écœurantes.
Mais le spectacle fit dresser les cheveux sur la tête des trois arrivants. Ils avaient compris pourquoi la ville était déserte, pourquoi les murailles étaient vides, pourquoi les portes n'étaient pas gardées et pourquoi un drapeau noir flottait sur le palais des anciens comtes de Chartres : la pire des calamités s'était abattue sur la cité de Dieu. La mort noire régnait dans les rues. Chartres avait la peste !
D'une maison-Dieu toute proche, transformée en lazaret, une nouvelle troupe de ribauds sortait, traînant au bout de crochets des corps gonflés et noircis par le terrible mal. Cette vue emporta ce qui restait du courage de Catherine. La panique lui serra le ventre, mais galvanisa ses jambes. Tournant les talons, avec un cri de terreur, elle se mit à courir vers la porte Drouaise, retroussant sa robe à deux mains, aiguillonnée par une peur qui la dépassait, la jetait en avant, sourde, aveugle à tout, en proie à l'idée fixe d'échapper à cette enceinte, à ces murs qui retenaient prisonnier le mal mortel. Sortir, sortir vite, retrouver l'herbe verte, l'eau claire, un soleil que la fumée ne fit pas noir ! Derrière elle, Sara et Gauthier faisaient de leur mieux pour la rejoindre, butant comme elle aux pavés que la rivière, seule, avait arrondis.
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