Je sais que ce sera bientôt l’heure du départ, inexorable. Je dois me préparer. Comme toujours j’ai besoin de temps.
À la fin de la journée, le visage de Mélanie, sur la taie d’oreiller blanche, parait avoir repris des couleurs, ou n’est-ce que le travail de mon imagination ? Tout le monde est parti, et nous sommes tous les deux seuls, dans la chaleur doucement déclinante de ce mois d’août, accompagnés par le ronronnement du ventilateur.
Cet après-midi, j’ai appelé son patron, Thierry Drancourt, son assistante, ses amis proches, Valérie, Laure, Édouard. J’ai tenté d’expliquer la situation, de ma voix la plus douce et la plus calme, mais ils ont tous eu l’air inquiet. Pouvaient-ils envoyer quelque chose, aider d’une façon ou d’une autre ? Souffrait-elle ? Je les ai rassurés en leur répétant qu’elle allait bien, qu’elle se rétablirait rapidement. Dans le téléphone de Mel, que j’ai récupéré, j’ai trouvé quelques messages du vieux beau, mais je ne l’ai pas rappelé.
Dans l’intimité des toilettes pour hommes, situées au bout du couloir, j’ai appelé mes meilleurs amis, Hélène, Didier, Emmanuel et leur ai raconté, d’une voix résolument différente, tremblante, à quel point j’avais eu peur, à quel point j’avais peur encore en la voyant allongée sur son lit, plâtrée, immobile, le regard vide. Hélène était en pleurs et Didier pouvait à peine parler. Seul Emmanuel a trouvé la force de me réconforter de sa voix de stentor et de son rire chaleureux. Il a proposé de me rejoindre et j’ai caressé l’idée un moment.
— Je crois bien que je n’aurai plus jamais envie de conduire, me dit Mélanie faiblement.
— Pense à autre chose. C’est trop tôt de toute façon.
Elle tente un haussement d’épaules et grimace de douleur.
— Les enfants sont grands. Lucas est un jeune homme. Margaux avec ses cheveux orange, Arno et son bouc.
Elle ouvre ses lèvres gercées et sourit.
— Et Astrid… ajoute-t-elle.
— Ouais… Astrid.
Elle soulève doucement son bras pour m’attraper la main. Elle la tient serrée.
— Machin chose ne s’est pas pointé ?
— Non, Dieu merci.
Le médecin entre avec une infirmière pour l’examen du soir. Je quitte la chambre après avoir embrassé ma sœur pour lui dire au revoir. J’arpente les couloirs. Les semelles de caoutchouc de mes tennis couinent sur le linoléum. Alors que je m’apprête à sortir de l’hôpital, je la vois. Elle est dehors, tout près de la porte d’entrée.
Angèle Rouvatier. Elle porte un jean et un débardeur noirs. Elle est assise sur une magnifique Harley. Sous un bras, elle tient son casque. De l’autre, elle téléphone. Ses cheveux bruns lui tombent sur le visage, en dissimulant l’expression. Je la regarde un moment. Mes yeux descendent le long de ses cuisses, de son dos, s’enroulent autour de ses épaules rondes et féminines. Ses avant-bras sont bronzés, elle a dû passer des vacances au soleil. Je me demande de quoi elle a l’air en maillot de bain, à quoi ressemble sa vie, si elle est mariée, célibataire, si elle a ou non des enfants. À quoi ressemble son odeur, là, sous le rideau soyeux de ses cheveux ? Elle s’est rendu compte de quelque chose. Elle se retourne et me reconnaît. Mon cœur bat la chamade. Elle me sourit, range son téléphone dans sa poche et me fait signe de m’approcher.
— Comment va votre sœur, ce soir ? demande-t-elle. Ses yeux sont toujours dorés, même dans cette lumière.
— Elle a l’air mieux, merci.
— Vous avez une bien jolie famille. Votre femme, votre fille, votre fils…
— Merci.
— Ils sont déjà repartis ?
— Oui.
Un silence s’installe.
— Nous sommes divorcés.
Pourquoi ai-je lâché ça ? C’est pathétique.
— Du coup, vous êtes coincé ici pour un moment ?
— Oui, j’imagine. Tant qu’on ne peut pas la déplacer.
Elle descend de sa Harley. Je suis en admiration devant le mouvement gracieux de sa jambe passant par-dessus l’engin.
— Vous avez le temps de boire un verre ? me demande-t-elle en me regardant droit dans les yeux.
— Bien sûr, dis-je, l’air du type qui en a vu d’autres. Où ça ?
— Le choix est mince. Il y a un bar là-bas, près de la mairie. Mais il est certainement fermé à cette heure. Ou alors le bar de l’Auberge du Dauphin.
— C’est là que je suis descendu.
— C’est le seul hôtel ouvert à cette époque de l’année.
Elle marche plus vite que moi et je m’essouffle à tenter de la suivre. Nous nous taisons, mais ce silence n’est pas pesant. Quand nous arrivons à l’hôtel, il n’y a personne au bar. Nous attendons un peu, mais l’endroit reste désespérément désert.
— Vous devez bien avoir un minibar dans votre chambre, dit-elle.
Toujours ce même regard franc planté dans le mien. Il y a quelque chose en elle que je trouve à la fois terrifiant et excitant. Elle me suit jusqu’à ma chambre. Je m’emmêle les pinceaux avec mes clefs. Puis la porte s’ouvre dans un glissement et se referme avec un léger clic. Elle est dans mes bras, je sens ses cheveux soyeux contre ma joue. Elle m’embrasse intensément. Elle sent la menthe et le tabac. Elle est plus musclée et plus grande qu’Astrid. Que toutes les femmes que j’ai tenues dans mes bras ces derniers temps.
Je me sens con. Là, debout, entre ses bras, j’ai l’impression d’être un adolescent maladroit, frappé d’inertie. Mes mains reviennent soudain à la vie. Je l’attrape, comme un noyé s’agrippe à un gilet de sauvetage, la serre contre moi fiévreusement, les mains plaquées sur sa chute de reins. Elle se fond en moi et pousse de longs soupirs qui viennent du plus profond d’elle-même. Nous tombons sur le lit et elle me chevauche du même mouvement harmonieux que sur sa moto. Ses yeux brillent comme ceux d’un chat. Elle a un lent sourire en me retirant ma ceinture et en ouvrant ma braguette. Ces gestes sensuels et précis me font bander en une seconde. Elle ne cesse de me regarder, de me sourire, même quand je la pénètre. Elle me fait immédiatement ralentir le mouvement avec art et je comprends que ce ne sera pas un de ces coups vite tirés, qui ne prennent que quelques minutes.
Je ne quitte pas des yeux les lignes fauves de son corps. Elle se penche et attrape mon visage entre ses mains, m’embrasse avec une tendresse surprenante. Elle n’est pas pressée, elle se délecte. C’est une danse lente, dont émane une puissance extrême, que je sens monter en moi, depuis mes pieds jusqu’au long de ma colonne vertébrale. C’est si intense que c’en est presque douloureux. Elle s’étend complètement sur moi, à bout de souffle. Sous mes mains, je sens la moiteur de son dos.
— Merci, murmure-t-elle. J’en avais besoin.
J’émets un petit gloussement sec.
— Excusez-moi pour l’écho, mais j’avais besoin de ça aussi.
Elle attrape une cigarette sur la table de nuit, l’allume et me la tend.
— J’ai su dès le moment où j’ai posé les yeux sur toi.
— Su quoi ?
— Que je coucherais avec toi.
Elle me prend la cigarette des doigts.
Je remarque soudain que je porte un préservatif. Elle a dû le placer avec une telle dextérité que je n’ai rien senti.
— Tu l’aimes toujours, n’est-ce pas ?
— Qui ?
Je sais exactement de qui elle veut parler.
— Ta femme.
Pourquoi cacher quoi que ce soit à cette belle et singulière étrangère ?
— Oui, je l’aime encore. Elle m’a quitté pour un autre homme il y a un an. Je me sens merdeux.
Angèle écrase la cigarette.
— J’en étais sûre. Cette façon que tu as de la regarder. Tu dois beaucoup souffrir.
— Oui.
— Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
— Je suis architecte. Rien d’excitant, l’architecte de base, quoi. Je refais des bureaux et des magasins, des hôpitaux, des librairies, des laboratoires, ce genre de trucs. Pas de quoi se relever la nuit. Je ne suis pas un artiste.
— Tu aimes bien te dénigrer, je me trompe ?
— Non, tu as raison, dis-je, piqué au vif.
— Un conseil, arrête ça.
Je retire discrètement le préservatif avant de me lever pour le faire disparaître dans les toilettes. J’évite de me croiser dans le miroir, comme toujours.
— Et vous, madame Rouvatier ? Que faites-vous dans la vie ? dis-je en remontant sur le lit, le ventre rentré.
Elle me regarde froidement.
— Je suis thanatopractrice.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Embaumeuse.
La surprise est totale.
Elle sourit. Ses dents sont parfaitement alignées et blanches.
— Je m’occupe de cadavres toute la journée. Avec les mains qui te branlaient tout à l’heure.
Mes yeux se posent sur ses mains. Des mains fortes et agiles, et pourtant féminines.
— Beaucoup d’hommes ont du mal avec mon boulot. Alors j’évite de le dire. Ça les fait débander. Et toi, ça te dérange ?
— Non, dis-je sincèrement. Mais ça me surprend. Parle-moi de ton travail. C’est la première fois que je rencontre une embaumeuse.
— Mon boulot, c’est de respecter la mort. C’est tout. Si ta sœur était morte, la nuit dernière, dans cet accident, et Dieu merci ce n’est pas le cas, c’est moi qui me serais occupée d’elle et qui aurais fait en sorte de lui donner un visage paisible. Pour que toi et ta famille puissiez la regarder une dernière fois sans avoir peur.
— Et comment tu t’y prends ?
Elle hausse les épaules.
— C’est un vrai travail. De la même façon que toi, tu retapes des bureaux, moi, je retape la mort.
— C’est difficile ?
— Oui. Quand on vous amène un enfant, un bébé… ou une femme enceinte.
Je frémis.
— Tu en as, des enfants ?
— Non, je ne suis pas très famille. Mais j’admire ça chez les autres.
— Tu es mariée ?
— C’est un interrogatoire de police ? Non, non plus, pas le genre qui se marie. D’autres questions ?
— Non, madame.
— Bien. Parce qu’il faut que j’y aille. Mon petit ami va se demander ce que je fabrique.
— Ton petit ami ? je répète, sans pouvoir dissimuler mon étonnement.
Elle me sourit de toutes ses dents.
— Oui, il se trouve que j’ai quelques-uns de ces spécimens.
Elle se lève et passe dans la salle de bains. J’entends la douche. Peu de temps après, elle réapparaît, enveloppée dans une serviette. Je ne peux m’empêcher de la trouver fascinante et elle le sait. Elle enfile ses sous-vêtements, son jean et son tee-shirt.
— On se reverra. Tu t’en doutes, hein ?
— Oui, dis-je en cherchant ma respiration.
Elle se penche vers moi pour m’embrasser sur la bouche. Un baiser langoureux, gourmand.
— Je n’en ai pas fini avec toi, monsieur le Parisien. Et pas la peine de rentrer le ventre. Tu es déjà assez sexy comme ça.
De nouveau le clic léger de la porte. Elle est partie. Je suis encore sous le choc, comme si une lame de fond venait de me heurter de plein fouet. Sous la douche, je glousse bêtement en repensant à son culot. Outre l’attitude audacieuse, quelque chose de follement attirant se dégage d’elle, une chaleur, un charme irrésistible. Elle vient d’accomplir quelque chose de magistral, je songe en enfilant mes vêtements, grâce à elle je me sens bien avec moi-même, ce qui n’était pas arrivé depuis des mois. Je me surprends à chantonner.
Pour une fois, j’ose me regarder dans le miroir. Mon visage tout en longueur. Mes sourcils épais. Mes membres plutôt fins et ma bedaine. J’ai un drôle de sourire. L’homme que j’ai en face de moi ne ressemble plus à Droopy. Non, il est même plutôt attirant, avec ses cheveux poivre et sel en bataille et la lueur démoniaque qui brille au fond de ses yeux noisette.
Si seulement Astrid pouvait me voir maintenant. Si seulement Astrid pouvait me désirer autant que cette Angèle Rouvatier qui en réclame encore. Quand vais-je cesser d’être hanté par mon ex-femme ? Quand vais-je être capable de tourner la page et d’avancer ?
Je pense au métier d’Angèle. Je n’ai aucune idée de ce en quoi consiste exactement la thanatopraxie. Mais ai-je vraiment envie de le savoir ? Cela me fascine, d’une façon obscure que je ne souhaite pas approfondir. Je me souviens d’un documentaire vu à la télévision qui montrait comment on prépare les cadavres. Injections de sérum, lissage des visages, coutures des blessures, redressement des membres, maquillage spécifique. Boulot sinistre, avait dit Astrid qui regardait ce programme avec moi. Ici, dans cet hôpital de province, quel genre de cadavres pouvait bien avoir Angèle ? Des vieux, des accidentés de la route, des cancéreux, des cardiaques. Un thanatopracteur s’est-il occupé du corps de ma mère ? À l’hôpital, j’avais fermé les yeux. Je me demande si Mélanie a fait la même chose.
Les funérailles ont eu lieu à l’église Saint-Pierre de-Chaillot, à dix minutes de l’avenue Kléber. Ma mère a été enterrée dans le cimetière proche du Trocadéro. Dans le caveau de la famille Rey. Il y a une dizaine d’années, j’y ai emmené les enfants. Je voulais leur montrer sa tombe, la tombe d’une grand-mère qu’ils n’ont jamais connue. Comment se fait-il que j’aie si peu de souvenirs de ces funérailles ? Quelques flashes, l’obscurité de l’église, les gens peu nombreux, les murmures, les lys blancs et leur parfum entêtant, les étrangers qui défilaient et nous serraient dans leurs bras. Je dois parler de tout ça avec ma sœur, lui demander si elle a vu le visage de notre mère morte. Hélas, ce n’est pas le moment, je le sais.
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