« Tu vois, mon garçon, c’est aussi rapide que ça. Y’en a qui croient qu’ils peuvent couvrir les quatre kilomètres qui les séparent du continent avant l’arrivée de la marée… Mais tu as vu, hein ? la vague… On ne joue pas au plus malin avec le Gois. Souviens-toi bien de ça ! »

Chaque habitant de l’île possédait un calendrier des marées au fond de sa poche ou dans sa boîte à gants. Antoine savait aussi qu’ils ne disaient pas : « À quelle heure peut-on traverser ? » mais « Peut-on encore passer ? », car on mesure le Gois à ses refuges : « Le Parisien a été bloqué à la seconde balise, son moteur s’est noyé. »

Enfant, Antoine avait lu avec avidité tous les livres disponibles sur le Gois. Pour préparer l’anniversaire de Mélanie, il avait voulu remettre la main sur ces ouvrages. Il avait fouillé dans les cartons qu’il n’avait pas déballés depuis son récent divorce et son déménagement consécutif. Il était finalement tombé sur son livre préféré : L’Histoire extraordinaire du passage du Gois. Il s’était souvenu des heures qu’il avait passées à regarder les photographies noir et blanc d’épaves de voitures dont seul un pare-chocs dépassait près d’une balise de secours. En refermant le livre, une carte s’était échappée. Intrigué, il l’avait ramassée :

À Antoine, pour que le passage du Gois n’ait plus de secrets pour toi.

Ta maman qui t’aime. 7 janvier 1972.

Il n’avait pas vu l’écriture de sa mère depuis longtemps. Sa gorge s’était serrée et il s’était empressé de ranger cette carte reçue pour son huitième anniversaire.

La voix de Mélanie le ramena au présent.

— Pourquoi n’a-t-on pas pris le Gois ? demanda-t-elle.

Il eut un sourire embarrassé.

— Désolé. J’ai oublié l’horaire des marées.

La première chose qu’ils remarquèrent fut l’expansion de Barbâtre. Ce n’était plus un petit village surplombant la plage, mais une ville entourée de lotissements et de zones artisanales animées. Conséquence logique et autre déception : les routes étaient encombrées. La saison d’été culminait le 15 août. Mais lorsqu’ils atteignirent la pointe nord de l’île, ils virent, à leur grand soulagement, que là rien, ou presque, n’avait changé. Ils traversèrent le bois de la Chaise, planté de pins et de chênes verts, avec, çà et là, ces maisons excentriques qui l’amusaient quand il était enfant : villas néogothiques, chalets de bois, fermes basques, manoirs anglais, dont les noms lui revenaient comme des visages familiers : « Le Gaillardin », « Les Balises », « La Maison du Pêcheur ».

Mélanie s’écria soudain :

— Je me souviens ! – Elle balaya le pare-brise de la main. – De tout ça !

Était-elle heureuse ou tendue ? Antoine, lui, se sentait un peu anxieux. Ils remontèrent l’allée de gravier de l’hôtel, bordée d’arbousiers et de mimosas, et s’arrêtèrent devant l’entrée, dans un crissement de pneus. Rien n’a changé, pensa Antoine, en claquant sa portière. Le même lierre grimpant le long de la façade. La porte vert sombre. Le hall. La moquette bleue. Les escaliers sur la droite. Rien n’avait changé, mais tout paraissait plus petit.

Ils se rendirent devant la baie vitrée qui donnait sur le jardin. Les roses trémières, les arbres fruitiers, les grenadiers, les eucalyptus et les lauriers-roses. Comme tout semblait familier ! Presque éprouvant. Même le parfum qui flottait à l’entrée, Antoine le connaissait par cœur. Un mélange d’humidité, d’encaustique, de lavande, de linge propre et d’effluves de cuisine. L’odeur caractéristique des vieilles demeures de bord de mer, forgée par les années. Avant qu’Antoine ait pu confier à sa sœur ses émotions, une jeune femme gironde les appela depuis la réception. Chambres 22 et 26. Deuxième étage.

En montant, ils jetèrent un coup d’œil dans la salle à manger. Elle avait été repeinte – aucun des deux ne se rappelait ce rose agressif –, mais c’était la seule modification notable. Les photographies sépia du passage du Gois, les aquarelles du château de Noirmoutier, des marais salants, de la régate annuelle. Les mêmes chaises de rotin, les mêmes tables avec leurs nappes blanches amidonnées.

Mélanie murmura :

— On descendait cet escalier pour aller dîner. Tu avais les cheveux plaqués à l’eau de Cologne, un blazer et une chemise Lacoste jaune…

Il acquiesça en riant et désigna la plus grande table qui trônait au milieu de la pièce.

— On s’asseyait là. C’était notre table. Et tu portais cette robe à smocks rose et blanc d’une boutique de l’avenue Victor-Hugo. Un ruban assorti dans les cheveux.

Comme il se sentait fier en descendant l’escalier au tapis bleu, campé dans son blazer, coiffé comme un petit monsieur ! De leur table, leurs grands-parents les suivaient tendrement du regard. Robert avec son whisky-glaçons et Blanche avec son martini. Solange, elle, savourait du champagne le petit doigt en l’air. Tous levaient les yeux vers ces enfants si bien mis, soigneusement peignés, les joues rosies par le soleil. Dignes héritiers des Rey. Une famille bien sous tous rapports, respectable et fortunée. Qui avait la meilleure table. Blanche laissait les plus gros pourboires, son sac Hermès semblait renfermer des liasses inépuisables de billets. La table des Rey était l’objet de l’attention constante du personnel. Le verre de Robert devait toujours être servi. Blanche exigeait un régime sans sel à cause de son hypertension. La préparation de la sole meunière de Solange devait être irréprochable. À la moindre arête, elle faisait un scandale.

Se souvenait-on encore des Rey ? Quelqu’un ici avait-il connu les grands-parents vénérables, la fille attentionnée, le fils brillant qu’on ne voyait que le week-end, les enfants modèles ?

Et la splendide belle-fille.

Soudain elle était là, sa mère, dans sa robe bustier noire. Ses cheveux bruns, encore humides, roulés en chignon, ses pieds fins dans des ballerines en daim. Les taches de rousseur sur son nez. Les perles qui ornaient ses oreilles… Tous les regards la suivaient, captivés par cette légèreté et cette grâce de danseuse dont avait hérité Mélanie. Il la revoyait si nettement que cela lui faisait mal.

— Ça ne va pas ? demanda Mélanie. Tu as l’air bizarre.

— Rien, dit-il. Allons à la plage.








Quelques instants plus tard, ils marchaient vers la plage des Dames, située à quelques minutes seulement de l’hôtel. De cela aussi, il se souvenait. La joie de cette promenade vers la plage, la lenteur frustrante du pas des adultes. Le chemin était envahi de joggers, de cyclistes, de familles avec chien, enfants ou poussette. Il montra du doigt la grande villa aux volets rouges que Robert et Blanche avaient failli acheter un été. Un van Audi était garé devant. Un homme de son âge et deux adolescents sortaient des courses du coffre.

— Pourquoi ont-ils finalement renoncé à l’acheter ? dit Mélanie.

— Après la mort de Clarisse, je crois que personne n’est plus revenu sur l’île, répondit Antoine.

— Je me demande bien pourquoi, reprit Mélanie. Antoine pointa à nouveau le doigt, vers la route cette fois.

— Il y avait une épicerie, juste là. Blanche nous y achetait des bonbons. On dirait qu’elle a disparu.

La plage apparut au bout du chemin et leurs visages s’éclairèrent. Les émotions roulaient en eux comme des vagues. Mélanie indiqua la longue jetée de bois tandis qu’Antoine se tournait vers l’alignement imparfait des cabines de plage.

— La nôtre sentait le caoutchouc, le bois et le sel, dit Mélanie en riant.

Puis elle s’écria :

— Oh, regarde, Tonio, la tour Plantier, elle a l’air minuscule tout à coup !

Antoine ne put s’empêcher de sourire à son enthousiasme. Mais elle avait raison. La tour qu’il admirait tant quand il était enfant, qui surplombait la cime des pins, avait rétréci. Ça fait toujours ça quand on grandit, couillon, se dit-il, eh oui, mon gars, tu n’es plus tout jeune. Comme il brûlait de redevenir le petit garçon d’alors, le gamin qui construisait des châteaux de sable, qui courait sur l’estacade en se plantant des échardes sous les pieds et tirait sur le bras de sa mère pour avoir une autre glace à la fraise ! Il fallait bien l’admettre : il n’était plus cet enfant, mais un homme d’âge mûr, seul, dont la vie avait perdu son sel. Sa femme l’avait quitté, il détestait son boulot et ses adorables bambins s’étaient métamorphosés en adolescents renfrognés.

Il fut tiré de ses réflexions par un cri. Mélanie, qui avait abandonné ses vêtements pour un bikini minuscule, se jetait dans la mer. Il la fixa, stupéfait. Sa joie était incandescente. Ses longs cheveux flottaient dans son dos.

— Allez, viens, pauvre nouille ! hurla-t-elle. C’est divin !

Elle prononçait « divin » comme Blanche, en laissant traîner la première syllabe. Il n’avait pas vu sa sœur en maillot de bain depuis des années. Elle était plutôt bien roulée, mince et ferme. En meilleure forme que lui en tout cas. Il avait pris du poids tout au long de cette première année de divorcé. Les longues soirées solitaires devant son ordinateur ou à regarder des DVD avaient laissé des traces. Finie la cuisine équilibrée d’Astrid, avec la juste portion de protéines, vitamines et fibres. Il se nourrissait désormais de surgelés et de plats à emporter, une nourriture trop riche mais qui avait l’avantage de se réchauffer facilement au micro-ondes. Question diététique, son premier et insupportable hiver de célibataire avait été une catastrophe. Ses abdos avaient cédé la place à une véritable bedaine, qui lui évoquait son père et son grand-père. Se mettre au régime était un effort dont il se sentait incapable. Il en fournissait suffisamment pour se lever le matin et venir à bout du travail qui s’accumulait. C’était déjà bien assez dur de vivre seul après dix-huit ans à jouer les mari et père de famille. Bien assez dur de tenter de convaincre tout le monde, et surtout lui-même, qu’il était parfaitement heureux.

À la pensée que les yeux de Mélanie se poseraient sur son ventre flasque, il tressaillit.

— J’ai oublié mon maillot de bain à l’hôtel ! hurla-t-il à son tour.

— Lâcheur !

Il se dirigea vers l’estacade et se tint debout face à la mer. La plage se remplissait progressivement. Des familles, des couples de retraités, des adolescents boudeurs. Le temps n’avait rien modifié. Il sourit, et ses yeux se remplirent de larmes. Il les essuya d’un revers de main agacé.

De nombreux bateaux fendaient une mer agitée. Il marcha jusqu’au bout de la jetée branlante et se retourna pour regarder la plage. Il avait oublié à quel point l’île était belle. Il inspira profondément, avalant goulûment de grandes lampées d’air marin.

Il observa sa sœur. Elle sortait de l’eau et secouait ses cheveux pour les sécher, comme l’aurait fait un chien. Malgré sa petite taille, ses jambes étaient longues. Comme Clarisse. De loin, elle avait d’ailleurs l’air plus grande qu’elle n’était en réalité. Elle s’approcha du ponton, son sweat-shirt enroulé autour de sa taille. Elle frissonnait.

— C’était fabuleux, dit-elle en passant un bras autour des épaules de son frère.

— Tu te souviens du vieux jardinier de l’hôtel ? Le père Benoît ?

— Non…

— Un vieux bonhomme avec une barbe blanche. Il nous racontait des histoires horribles de noyés au passage du Gois.

— Oui, peut-être… Un type avec une haleine atroce, c’est ça ? Entre le camembert et le vieux rouge, Plus les Gitanes !

— C’est lui ! gloussa Antoine. Une fois, il m’a amené ici et il m’a raconté le désastre du Saint-Philibert.

— Et qu’est-ce qui lui est arrivé à ce pauvre SaintPhiphi ? C’est pas le moine de Noirmoutier qui a donné son nom à l’église du village ?

— Il est mort au VIIe siècle, Mel, voyons… dit Antoine en souriant. Non, l’histoire dont je te parle est bien plus récente. J’adore ! Elle est tellement gothique !

— Raconte !

— Il s’agit d’un bateau portant le nom du moine. Ça remonte à 1931, je crois, et ça s’est passé juste là.

Antoine montra la baie de Bourgneuf qui s’ouvrait en face d’eux.

— Une tragédie ! Un mini-Titanic ! Le bateau était en route pour Saint-Nazaire. Le temps que les passagers aient fini de pique-niquer sur la plage des Dames, la météo avait changé. Au moment où le bateau quitta cette baie, une énorme tempête éclata. Une lame de fond frappa la coque et le navire chavira. Cinq cents personnes sont mortes noyées, beaucoup de femmes et d’enfants. Il n’y eut pratiquement aucun survivant.

— Pourquoi ce vieux schnock te racontait-il de telles horreurs ? souffla Mélanie. Quel vieux tordu ! À l’âge que tu avais !

— Mais non, il n’était pas tordu. Moi, je trouvais ça magnifiquement romantique. J’en avais le cœur brisé. Le cimetière de Nantes est plein de tombes des victimes de la tragédie du Saint-Philibert et il disait qu’il m’y emmènerait un jour.