Gaspard ne desserre pas les dents. Ses joues ont rougi. Il tremble. Son front se couvre de sueur.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demande doucement Mélanie.

Il avale bruyamment sa salive. Nous suivons le trajet de sa pomme d’Adam.

— Non, non, murmure-t-il en reculant et en secouant la tête. Je ne peux pas.

Je l’attrape par le bras. Je sens son corps osseux et faible sous le tissu bon marché de son costume.

— Y a-t-il quelque chose que vous voudriez nous dire ? demandé-je, avec une voix plus ferme que celle de ma sœur.

Il frémit en s’essuyant le front d’un revers de main et recule encore d’un pas.

— Pas ici ! finit-il par laisser sortir.

Mélanie et moi échangeons un regard.

— Où alors ? demande-t-elle.

Il a déjà parcouru la moitié du couloir sur ses jambes maigrichonnes et tremblantes.

— Dans ma chambre. Au sixième étage. Dans cinq minutes.

Il disparaît. La femme de ménage vient de brancher l’aspirateur. Mélanie et moi restons sans bouger, à nous regarder. Puis nous sortons.








Pour accéder aux chambres de bonnes, pas d’ascenseur. Il faut emprunter un escalier étroit et tortueux. C’est là que les résidents les moins fortunés de cet immeuble cossu habitent, peinant chaque jour pour monter jusque chez eux. Plus on grimpe, plus la peinture est écaillée. Plus ça sent fort. La mauvaise odeur de chambres minuscules et sans aération, de la promiscuité, de l’absence de salles de bains dignes de ce nom. Le relent désagréable des chiottes communes sur le palier.

Six étages à monter. En silence. Pourtant, des questions ne cessent de tourner dans mon esprit et je suis sûr qu’il en est de même pour Mélanie.

Le sixième étage est un autre monde. Plancher brut, grand couloir venteux où s’alignent des dizaines de portes numérotées. Le bruit d’un sèche-cheveux. Le braillement agressif d’une télévision. Des gens qui se disputent dans une langue étrangère. Une sonnerie de téléphone portable. Des cris de nourrisson. Une porte s’ouvre et une femme nous lance un regard méfiant. À l’arrière-plan, nous apercevons la pièce où elle vit, le plafond affaissé et maculé de traces d’humidité, les meubles tachés. Laquelle de ces portes est celle de Gaspard ? Il ne nous a pas donné le numéro. Se cache-t-il ? A-t-il peur ? Je suis sûr qu’il nous attend, en se tordant les mains, en tremblant peut-être, mais il nous attend. Il doit être en train de rassembler son courage.

Je fixe les épaules étroites et carrées de Mélanie sous son manteau d’hiver. Elle marche d’un pas solide et assuré. Elle veut savoir. Elle n’a pas peur. Alors pourquoi ai-je peur, moi ?

Gaspard nous attend au bout du couloir. Il est toujours aussi rouge. Il nous fait entrer rapidement comme s’il craignait qu’on ne nous voie. Après l’air glacé de l’escalier, sa petite chambre confinée est d’une chaleur étouffante. Le radiateur électrique marche à plein régime, en émettant un léger bourdonnement et en laissant flotter une odeur de cheveux brûlés et de poussière. L’endroit est si petit que nous nous cognons les uns les autres. Le mieux est de prendre place sur le lit étroit. Je jette un coup d’œil autour de moi, tout est impeccablement propre. Un crucifix sur le mur, un évier fêlé, une sorte de placard fermé par un rideau de plastique : la vie de Gaspard exposée dans toute sa modestie. Que peut-il bien faire quand il remonte ici après avoir laissé Blanche aux bons soins de l’infirmière de nuit ? Pas de télévision. Pas de livres. Sur une petite étagère, je remarque une bible et une photographie que j’examine le plus discrètement possible. À ma grande stupéfaction, il s’agit d’une photographie de notre mère.

Gaspard est resté debout. Il attend que nous parlions. Ses yeux font la navette entre ma sœur et moi. Le son d’une radio nous parvient de la chambre voisine. Les cloisons sont si fines que je ne rate pas un mot des infos.

— Vous pouvez nous faire confiance, Gaspard, dit Mélanie. Vous le savez, n’est-ce pas ?

Il passe un doigt furtif sur ses lèvres, les yeux écarquillés de peur.

— Il faut parler plus bas, mademoiselle Mélanie, chuchote-t-il. On entend tout ici !

Il s’approche. Je sens l’odeur âcre de sa transpiration. Instinctivement, je recule.

— Votre mère… C’était ma seule amie. Elle seule me comprenait vraiment.

— Oui, dit Mélanie.

J’admire sa patience. Moi, j’ai envie d’en venir au but et vite. Elle pose une main apaisante sur mon bras comme si elle lisait dans mes pensées.

— Votre mère était comme moi, elle venait d’une famille simple, du Sud. Elle n’était pas compliquée, elle ne faisait pas de chichis. C’était une personne humble et bonne. Elle pensait toujours aux autres. Elle était généreuse et chaleureuse.

— Oui, l’encourage Mélanie, alors que je serre les poings d’impatience.

On a éteint la radio à côté et le silence se fait dans notre petit espace. Gaspard a de nouveau l’air angoissé et il se remet à suer. Il n’arrête pas de regarder en direction de la porte en se raclant la gorge. Pourquoi est-il si mal à l’aise ? Il se penche et sort un vieux transistor de sous son lit, farfouille pour l’allumer. La voix d’Yves Montand monte de l’appareil.

C’est si bon de partir n’importe où, bras dessus bras dessous…

— Vous étiez en train de nous raconter le jour où notre mère est morte, finis-je par dire, malgré le geste de Mélanie pour me faire taire.

Gaspard trouve le courage de me regarder en face.

— Il faut comprendre, monsieur Antoine. C’est… c’est difficile pour moi…

C’est si bon… susurre Yves Montand de sa voix débonnaire et insouciante. Nous attendons que Gaspard poursuive. Mélanie pose une main sur son bras.

— Vous n’avez rien à craindre de nous, murmure-t-elle, rien. Nous sommes vos amis. Nous vous connaissons depuis que nous sommes nés.

Ses joues tremblotent comme de la gelée. Ses yeux se mettent à briller. À notre grand désarroi, son visage se fige et il se met à sangloter sans un bruit. Il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre. Je détourne les yeux du visage ravagé de Gaspard. La chanson de Montand est enfin terminée. Une autre enchaîne, qui m’est familière, mais dont je n’arrive pas à retrouver l’interprète.

— Ce que je vais vous dire, je ne l’ai encore dit à personne. Personne ne sait. Et plus personne n’a parlé de ça depuis 1974.

La voix de Gaspard est si basse que nous devons nous pencher vers lui pour l’entendre. À chaque fois que nous nous inclinons, le lit grince.

Un frisson furtif glisse le long de mon dos. Gaspard est accroupi. À cette hauteur, je peux voir la tonsure au sommet de son crâne. Il reprend à voix basse.

— Le jour de sa mort, votre mère est venue voir votre grand-mère. C’était tôt le matin et madame prenait encore son petit déjeuner. Votre grand-père était absent pour la journée.

— Et vous, où étiez-vous ? demande Mélanie.

— J’étais dans la cuisine. J’aidais ma mère. Je pressais le jus d’orange. Votre mère adorait le jus d’orange frais. Surtout le mien. Ça lui rappelait le Midi.

Il a un sourire touchant et désespéré.

— J’étais si heureux de voir votre mère ce matin-là. Elle ne venait pas souvent. En fait, elle n’était pas venue rendre visite à vos grands-parents depuis longtemps, depuis Noël. Quand j’ai ouvert la porte, ça a été comme un rayon de soleil. Je ne savais pas qu’elle venait. Elle n’avait pas appelé. Ma mère n’était pas prévenue. Elle était embêtée, d’ailleurs, elle avait fait toute une histoire parce que la petite Madame Rey, arrivait sans prévenir. Votre mère portait un manteau rouge, qui mettait en valeur ses cheveux noirs, ses yeux verts et sa peau blanche. Elle était si jolie ! Comme vous, mademoiselle Mélanie. Vous lui ressemblez tellement. C’en est presque douloureux de vous regarder.

Les larmes lui montent, mais il parvient à les retenir. Il respire lentement, il prend son temps.

— J’étais dans la cuisine à faire du rangement. C’était une belle journée d’hiver. Ma mère a surgi subitement. Elle était toute blanche. Elle gardait la main devant sa bouche comme si elle allait vomir. J’ai compris alors que quelque chose de terrible était arrivé. Je n’avais que quinze ans, mais je savais.

Le frisson reprend, parcourant ma poitrine, jusqu’à mes cuisses, qui se mettent à trembler. Je n’ose pas regarder ma sœur, mais je sens qu’elle s’est raidie à mes côtés. La radio émet un air idiot. Si seulement Gaspard pouvait l’éteindre.

Pop pop pop musik, Pop pop pop musik. Talk about pop musik.

— Ma mère était incapable de dire quoi que ce soit. Puis elle a hurlé : « Appelle le docteur Dardel, vite ! Son numéro est dans le carnet de Monsieur qui se trouve dans son bureau, dis-lui de venir le plus vite possible ! » Je me suis précipité dans le bureau et j’ai appelé en tremblant. Le docteur a promis de venir tout de suite. Qui était malade ? Qu’était-il arrivé ? Était-ce Madame ? Je savais qu’elle avait de l’hypertension. On lui avait donné de nouveaux médicaments récemment. Toutes sortes de pilules qu’elle prenait aux repas.

Le nom du docteur Dardel m’est familier. C’était le meilleur ami de mes grands-parents et leur médecin attitré. Il est mort au début des années quatre-vingt. Un homme trapu, aux cheveux blancs. Très respecté. Gaspard s’interrompt. Qu’essaie-t-il de nous dire ? Pourquoi toutes ces circonvolutions ?

New York London Paris Munich everyones talking about pop musik.

— Par pitié, venez-en aux faits ! grogné-je en serrant les dents.

Il hoche la tête avec empressement.

— Votre grand-mère était dans le petit salon, encore en chemise de nuit. Je ne pouvais pas voir votre mère. Je ne comprenais pas. La porte du petit salon était entrouverte. J’ai vu alors un bout du manteau rouge. Sur le sol. Quelque chose était arrivé à la petite Madame Rey. Quelque chose qu’on voulait me cacher.

Dans le couloir, devant la porte, le plancher craque. Il s’arrête et attend que les pas s’éloignent. Mon cœur saute dans ma poitrine, si fort que je suis persuadé que Mélanie et Gaspard peuvent l’entendre battre.

— Le docteur Dardel est arrivé en un instant. On a fermé la porte du petit salon, puis j’ai entendu l’ambulance. Les sirènes sifflaient juste en bas de l’immeuble. Ma mère refusait de répondre à mes questions. Elle m’a demandé de me taire et m’a giflé. Ils sont venus chercher la petite Madame. C’est la dernière fois que je l’ai vue. On aurait dit qu’elle dormait. Ses beaux cheveux noirs encadraient son visage, elle était très pâle. Ils l’ont emportée sur un brancard. Ce n’est que plus tard dans la journée que j’ai appris qu’elle était morte.

Mélanie, en se relevant, donne malencontreusement un coup de pied dans la radio. Elle s’éteint. Gaspard aussi trébuche.

— Mais que voulez-vous dire, Gaspard ? lance Mélanie en oubliant de parler bas. Notre mère aurait eu sa rupture d’anévrisme ici ?

Il semble pétrifié. Il se met à bégayer.

— On m’a fait jurer de… de ne jamais dire que… que la petite Madame était mor… morte ici.

Mélanie et moi gardons les yeux fixés sur lui.

— Mais pourquoi ? finis-je par lui demander.

— Ma mère m’a fait promettre de ne rien dire. Je ne sais pas pourquoi. Je n’ai jamais cherché à savoir.

 On dirait qu’il va se remettre à pleurer.

— Et notre père ? Notre grand-père ? Et Solange ? gémit Mélanie.

Il secoue la tête.

— J’ignore ce qu’ils savent, mademoiselle Mélanie. C’est la première fois que je parle de tout ça. – Sa tête retombe comme une fleur fanée. – Je suis désolé. Vraiment désolé.

— Ça vous dérange si je fume ? dis-je abruptement.

— Non, non, pas du tout, faites, je vous en prie.

Je m’installe près de la petite fenêtre et allume une cigarette. Gaspard prend la photographie qui se trouve sur l’étagère.

— Votre mère me parlait beaucoup, vous savez. J’étais jeune, mais elle me faisait confiance. – Il dit cela avec une immense fierté. – Je crois que je faisais partie des rares personnes en qui elle avait confiance. Elle venait souvent ici, dans ma chambre, pour discuter. Elle n’avait pas d’amis à Paris.

— Que vous racontait-elle quand elle montait ici ? demande Mélanie.

— Des tas de choses, mademoiselle Mélanie. Des tas de choses merveilleuses. Elle me racontait son enfance dans les Cévennes. Me parlait du petit village où elle avait grandi, près du Vigan, et où elle n’était jamais retournée depuis son mariage. Elle avait perdu ses parents très jeune : son père avait eu un accident et sa mère un problème au cœur. Sa sœur aînée l’avait élevée. C’était une femme rude et elle n’avait pas aimé que votre mère épouse un Parisien. Elle se sentait seule, parfois. Le Sud lui manquait, la vie simple qu’elle avait connue là-bas, le soleil. Elle se sentait seule car votre père était souvent absent pour son travail. Elle parlait de vous. Elle était très fière… Vous étiez le cœur même de sa vie.