Le trajet Paris-Nantes dure à peu près deux heures, mais je compte chaque minute et le temps me semble désespérément long. Je n’ai pas vu Angèle depuis mon anniversaire, en janvier dernier, et je ne tiens plus. Ma voisine se lève et revient du bar avec une tasse de thé et des biscuits. Elle m’adresse un sourire amical, que je lui retourne. La jolie fille écrit toujours et l’homme en noir finit par ranger son Blackberry, puis bâille et se frotte le front d’un geste las.
Je repense à ces dernières semaines. La réaction inattendue de Mélanie après les funérailles de Blanche. Quoi que tu trouves, je ne veux rien savoir. L’hostilité de Solange quand j’ai mentionné le nom de June Ashby. Je ne me souviens de rien concernant ta mère et cette femme. Et l’émotion dans la voix de Donna Rogers. June disait que votre mère était l’amour de sa vie. Elle m’a demandé mon adresse à Paris, ce jour-là. Elle désire m’envoyer des objets que June a conservés et qui me feraient plaisir, peut-être.
J’ai reçu le colis quelques jours plus tard. Il contenait des lettres, quelques photographies et une bobine de film super-huit. Plus une carte de Donna Rogers.
Cher Antoine,
June a gardé toutes ces affaires précieusement, jusqu’à sa mort. Je suis sûre qu’elle serait heureuse de savoir qu’elles sont maintenant entre vos mains. Je ne sais pas ce qu’il y a sur le petit film, elle ne me l’a jamais dit, mais j’ai pensé qu’il serait mieux que vous le découvriez vous-même.
Bien à vous,
Donna W. Rogers
J’ai ouvert les lettres de mes doigts tremblants et, en commençant à les lire, j’ai pensé à Mélanie. J’aurais voulu qu’elle soit là, avec moi, assise à mes côtés, dans l’intimité de ma chambre, pour partager ces précieux vestiges de la vie de notre mère. La date est indiquée : 28 juillet 1973. Noirmoutier, Hôtel Saint-Pierre.
Ce soir, j’ai passé une éternité à t’attendre sur l’estacade. Il s’est mis à faire frais. J’ai préféré rentrer, pensant que tu n’avais pas pu t’échapper cette fois. Je leur avais dit que j’avais besoin de marcher un peu sur la plage après le dîner et je me demande s’ils m’ont crue – elle me fusille toujours du regard comme si elle savait quelque chose, bien que j’aie la certitude absolue que personne n’est au courant.
J’ai eu les larmes aux yeux. J’ai dû arrêter ma lecture. Ce n’était pas grave. Je pourrais les lire plus tard, quand je m’en sentirais la force. J’ai rangé les lettres. Les photographies étaient des portraits noir et blanc de June Ashby prises dans un studio professionnel. Elle était belle, des traits fins, bien dessinés, un regard pénétrant. Au dos, ma mère avait noté, de son écriture ronde et enfantine : Mon cher amour. Il y avait aussi des photos en couleurs de ma mère dans une robe de soirée bleu et vert que je n’avais jamais vue, devant un miroir en pied, dans une chambre que je ne connais pas. Elle souriait, à travers le miroir, à la personne qui la photographiait, et qui, je suppose, était June. Sur le cliché suivant, ma mère prend la même pose, mais entièrement nue, la robe bleu et vert jetée à ses pieds. J’ai senti que je rougissais et j’ai immédiatement détourné les yeux du corps de ma mère, que je n’avais jamais vue nue. J’avais la sensation d’être un voyeur. Je n’ai pas voulu regarder le reste des photos. L’aventure amoureuse de ma mère, à présent entièrement dévoilée, tenait dans ces quelques documents. Et si June Ashby avait été un homme ? Non, ça n’aurait rien changé. En tout cas, pas pour moi. Peut-être est-ce plus difficile pour Mélanie d’accepter qu’elle ait eu une relation lesbienne ? Pire encore pour mon père ? Est-ce pour cela que Mélanie ne veut rien savoir ? Finalement, j’ai été soulagé que ma sœur ne soit pas là, qu’elle n’ait pas vu les photos.
Puis j’ai sorti le film super-huit. Voulais-je vraiment en connaître le contenu ? Et si je tombais sur des images trop intimes ? Et si je regrettais ensuite ? La seule façon de le savoir était de transférer les images sur DVD. Je n’ai pas eu de mal à trouver un labo pour le faire. Si j’envoyais le film dès le lendemain matin, j’aurais la copie DVD deux, trois jours plus tard.
Le DVD est maintenant dans mon sac à dos. Je l’ai reçu juste avant de prendre le train, donc je n’ai pas encore eu le temps de le visionner. « 5 minutes », dit la jaquette. Je le sors de mon sac et le tripote nerveusement. Cinq minutes de quoi ? Je dois avoir l’air si bouleversé que la jolie fille lève un instant vers moi des yeux inquisiteurs mais aimables, avant de détourner à nouveau le regard.
Le jour baisse à mesure que le train progresse vers sa destination, en oscillant quand il atteint sa vitesse maximale. Plus qu’une heure. Je pense à Angèle qui m’attend à la gare de Nantes, j’appréhende la route en Harley, sous la pluie, jusqu’à Clisson, à une demi-heure de là. J’espère que l’averse aura cessé.
Je sors le dossier médical de ma mère. Je l’ai déjà lu soigneusement. Je n’y ai rien appris. Clarisse a commencé à voir le docteur Dardel au moment de son mariage. Elle était sujette aux rhumes et aux migraines. Elle mesurait 1 m 58. Plus petite que Mélanie. Et pesait 48 kilos. Un petit bout de femme. Tous ses vaccins étaient à jour. Ses grossesses étaient suivies par le docteur Giraud, à la clinique du Belvédère, où Mélanie et moi sommes nés.
Soudain, un fracas inquiétant retentit et le train dévie violemment, comme si les roues avaient heurté des branches ou un tronc d’arbre. Plusieurs personnes crient sous la force du choc. Le dossier de ma mère s’éparpille sur le sol et la tasse de thé de la dame anglaise se répand sur la table. « Oh, my God ! » s’écrie-t-elle en épongeant le désastre avec une serviette. Le train ralentit et, dans un dernier soubresaut, finit par stopper. Nous attendons tous en silence en échangeant des regards inquiets. La pluie dégouline le long des vitres. Certaines personnes se lèvent, essaient de voir ce qui est arrivé à l’extérieur. Des murmures paniqués montent d’un bout à l’autre de la voiture. Un enfant commence à pleurnicher. Puis une voix résonne dans les haut-parleurs :
— Mesdames et messieurs, notre TGV est bloqué suite à un incident technique. Nous vous donnerons plus d’informations d’ici peu. Toutes nos excuses pour le retard occasionné.
Le gros bonhomme en face de moi laisse échapper un soupir exaspéré et se jette sur son Blackberry. J’envoie un SMS à Angèle pour la prévenir de ce qui vient d’arriver. Elle me répond instantanément et son message me glace le sang. Plus sûrement un suicide, non ?
Je me lève en bousculant la dame anglaise et me dirige vers l’avant du train où se trouve la cabine de pilotage. Notre voiture n’en est pas très loin. Les passagers que je croise dans les autres voitures sont dans le même état d’inquiétude et d’impatience. Beaucoup sont pendus au téléphone. Le niveau sonore monte progressivement. Deux contrôleurs apparaissent. Ils ont des visages sinistres.
J’ai le cœur lourd, Angèle a sûrement raison.
— Excusez-moi, dis-je en les coinçant entre deux voitures, près des toilettes. Pouvez-vous me dire ce qui se passe ?
— Un incident technique, marmonne l’un deux en essuyant son front plein de sueur d’une main tremblante.
Il a l’air jeune et son visage est horriblement pâle. Le second contrôleur est plus âgé et apparemment plus expérimenté.
— C’était pas plutôt un suicide ? demandé-je.
L’autre gars acquiesce tristement.
— Oui, malheureusement. Et on risque de rester bloqués un moment. Ça ne va pas plaire à tout le monde.
Le plus jeune s’appuie contre la porte des toilettes. Il est de plus en plus pâle. J’ai de la peine pour lui.
— C’est son premier, soupire l’autre en ôtant sa casquette et en passant les doigts dans ses cheveux clairsemés.
— La personne est-elle… morte ? me hasardé-je à demander.
Le contrôleur me regarde avec étonnement.
— Disons qu’à la vitesse à laquelle roule un TGV, c’est en général ce qui arrive, grommelle-t-il.
— C’était une femme, murmure le plus jeune, si bas que je l’entends à peine. Le conducteur a dit qu’elle était à genoux sur les voies, face au train, les mains jointes comme si elle priait. Il n’a rien pu faire. Rien.
— Allons, gamin, accroche-toi, dit le plus âgé en lui tapotant le bras. Il faut faire une annonce, nous avons sept cents passagers ce soir et on en a sûrement pour quelques heures.
— Pourquoi est-ce si long ? me renseigné-je.
— Les restes doivent être ramassés un à un, répond le vieux contrôleur sur un ton sombre et ironique. Et généralement, il y en a tout le long de la voie, sur plusieurs kilomètres. D’après ce que j’ai vu, et avec la pluie, ça risque de prendre un bon bout de temps.
Le plus jeune se détourne comme s’il allait vomir. Je remercie son collègue et retourne à ma place. Je sors une petite bouteille d’eau de mon sac et bois goulûment. Mais j’ai toujours la sensation d’avoir la bouche sèche. J’envoie un autre SMS à Angèle. Tu avais raison. Elle me répond : Ces suicides sont les plus horribles. Pauvre personne.
L’annonce se fait finalement entendre.
— Suite à un suicide sur la voie, notre TGV aura un retard indéterminé.
Les gens grognent et soupirent. La dame anglaise laisse échapper un petit cri. Le gros homme frappe du poing sur la table. La jolie fille, avec ses écouteurs, n’a pas entendu l’annonce. Elle les enlève.
— Que s’est-il passé ? demande-t-elle.
— Quelqu’un s’est suicidé et nous sommes bloqués au milieu de nulle part, se plaint l’homme en noir. Et moi qui ai une réunion dans une heure !
Elle le regarde fixement avec ses yeux de saphir.
— Excusez-moi, vous venez de me dire que quelqu’un s’était suicidé ?
— Oui, c’est bien ça, dit-il d’une voix traînante en agitant son Blackberry.
— Et vous vous plaignez à cause du retard ? lui souffle-t-elle de la voix la plus glaciale du monde.
Il la fixe à son tour.
— Cette réunion est très importante, maugrée-t-il.
Elle lui lance un regard méprisant, puis se lève en se dirigeant vers le bar. Soudain, elle se retourne et lance, suffisamment fort pour que toute la voiture entende :
— Connard !
La dame anglaise et moi partageons un verre au bar, un chardonnay quelconque, pour nous mettre du baume au cœur. Il fait nuit et la pluie a cessé. D’immenses projecteurs éclairent la voie où se pressent policiers, ambulanciers et pompiers. Je sens encore le choc, cet instant où le train a heurté la pauvre femme. Qui était-elle ? Quel âge avait-elle ? Quel chagrin, quel désespoir l’ont poussée à ce geste, attendre le passage du train à genoux sur la voie, les mains jointes ?
— Vous n’allez pas me croire, mais je me rends à des funérailles, dit la dame anglaise, dont le prénom est Cynthia.
Elle a un petit sourire.
— Comme c’est triste !
— C’est une vieille amie à moi, Gladys. L’enterrement a lieu demain matin. Elle a eu toutes sortes de problèmes de santé très pénibles, mais elle s’est montrée très courageuse. J’ai beaucoup d’admiration pour elle.
Son français est excellent, avec une légère pointe d’accent britannique. Quand je le lui fais remarquer, elle sourit encore une fois.
— J’ai vécu en France toute ma vie. J’ai épousé un Français.
La jolie fille revient au bar et s’assoit près de nous. Elle est au téléphone et ses mains s’agitent.
Cynthia poursuit :
— Et au moment où nous avons heurté cette pauvre personne, j’étais justement en train de choisir un poème à lire aux funérailles de Gladys.
— Vous l’avez trouvé, ce poème ? demandé-je.
— Oui. Vous connaissez Christina Rossetti ?
Je fais la grimace.
— J’ai bien peur de ne pas être très calé en poésie.
— Moi non plus, rassurez-vous. Mais je voulais un poème qui ne soit ni morbide ni triste, et je crois que c’est le cas de celui-ci. Christina Rossetti est une poétesse victorienne, totalement inconnue en France, je pense, et à tort, car elle a, selon moi, un grand talent. Son frère, Dante Gabriel Rossetti, lui a volé la vedette. C’est lui le plus célèbre. Vous connaissez probablement ses tableaux. C’est un préraphaélite. Plutôt bon.
— Je ne suis pas meilleur en peinture.
— Oh, voyons, je suis sûre que vous avez déjà vu son travail, ses femmes ténébreuses et sensuelles avec des chevelures flamboyantes et des lèvres charnues, toujours vêtues de longues robes.
— Peut-être, dis-je en souriant à la façon dont elle mime des poitrines opulentes. Et le poème de sa sœur ? Vous pouvez me le lire ?
— D’accord. Et nous aurons une pensée pour la personne qui est morte ce soir.
— C’était une femme, d’après ce que m’ont dit les contrôleurs.
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