La douleur commence à poindre, comme une compagne familière et dangereuse qu’on laisse entrer avec appréhension. Ma poitrine se comprime, j’ai l’impression qu’elle ne peut plus contenir mes poumons. Je m’arrête pour prendre quelques grandes respirations. Angèle se met derrière moi. Elle appuie son corps chaud contre le mien. Cela me donne la force de continuer.
— Ce Noël est terrible pour Clarisse. Elle ne s’est jamais sentie aussi seule. June lui manque désespérément. Mais June a une vie bien remplie, des occupations, une galerie d’art, une association, des amis, ses artistes. Clarisse n’a que ses enfants. Elle n’a pas d’amis, sauf Gaspard, le fils de la bonne de sa belle-mère. Peut-elle lui faire confiance ? Que peut-elle lui avouer ? Il n’a que quinze ans, à peine plus que son fils. C’est un jeune garçon charmant mais simple d’esprit. Que peut-il bien comprendre ? Sait-il seulement que deux femmes peuvent s’aimer ? Que ça n’en fait pas forcément des débauchées, des pécheresses ? Son mari donne tout à son travail, à ses procès, à ses clients. Peut-être essaie-t-elle de lui parler, peut-être lâche-t-elle des indices, mais il est trop occupé pour entendre et pour voir. Trop occupé à grimper l’échelle sociale. Trop occupé à poursuivre sa route vers le succès. Il l’a sortie de nulle part, elle n’était qu’une fille des Cévennes, trop peu sophistiquée au goût de ses parents. Mais elle était jolie. La plus jolie, la plus fraîche, la plus charmante des filles qu’il avait rencontrées. Elle n’en voulait pas à son argent, à son nom. Elle se moquait bien des Rey, des Fromet, des propriétés, des mondanités. Et puis, elle le faisait rire. Personne ne faisait jamais rire François Rey.
Le bras d’Angèle s’enroule autour de mon cou et sa bouche brûlante m’embrasse la nuque. Je redresse les épaules. J’arrive au bout de mon histoire.
— Blanche reçoit le rapport du détective privé en janvier 1974. Tout est là. Combien de fois les deux femmes se retrouvent, quand, comment. Avec photographies à l’appui. Elle en a la nausée. Cela la rend folle. Elle manque de tout raconter à son mari, de tout lui montrer, elle est si furieuse, si horrifiée. Mais elle garde son secret. June Ashby remarque la filature. Elle suit le détective jusqu’à la résidence des Rey. Elle appelle Blanche pour lui ordonner de s’occuper de ses foutues affaires, mais Blanche ne répond jamais à ses appels. June passe par la bonne ou le fils de la bonne. Elle demande à Clarisse de faire attention, elle essaie de la prévenir, il faut calmer le jeu, temporiser. Mais Clarisse ne le supporte pas, elle ne supporte pas d’être suivie. Elle sait que Blanche va la convoquer, lui montrer les photos infamantes. Elle sait que Blanche va la forcer à ne plus jamais revoir June, qu’elle va la menacer de lui retirer ses enfants. Alors, un matin froid et ensoleillé de février, Clarisse attend que les enfants soient partis pour l’école, que son mari ait rejoint son bureau, pour mettre son joli manteau rouge et partir à pied vers l’avenue Georges-Mandel. Le trajet est court, elle l’a souvent fait, avec les enfants, avec son mari, mais pas récemment, pas depuis Noël, pas depuis que Blanche veut voir sortir June de sa vie. Elle marche rapidement, son cœur bat trop fort, mais elle ne ralentit pas, elle veut arriver au plus vite. Elle monte l’escalier, elle sonne d’un doigt tremblant. Gaspard, son ami, son seul ami, lui ouvre et lui sourit. Elle doit voir Madame, tout de suite. Madame est dans le petit salon, elle finit son petit déjeuner. Odette lui demande si elle veut du thé, du café. Elle dit que non, elle ne restera qu’une minute, elle a juste un mot à dire à Madame avant de repartir. Monsieur est-il ici ? Non, Monsieur n’est pas là aujourd’hui. Blanche est assise à lire son courrier. Elle porte son kimono de soie et a des bigoudis sur la tête. Quand elle aperçoit Clarisse, elle s’assombrit. Elle donne l’ordre à Odette de fermer la porte et de ne pas les déranger. Puis elle se lève. Elle brandit un document sous le nez de Clarisse, elle aboie : « Vous savez ce que c’est ? Ça ne vous dit rien ? » « Oui, je sais, dit Clarisse tranquillement, ce sont des photographies de June et moi, vous nous avez fait suivre. » Blanche est hors d’elle. Pour qui se prend-elle ? Pas d’éducation. Aucune manière. Sortie du caniveau. Petite paysanne grossière, vulgaire, une souillon. « Oui, j’ai des photos de votre conduite répugnante, tout est là, je vais vous montrer. Tout est là : quand vous la voyez, où vous la voyez. Et je vais donner tout ça à François pour qu’il sache qui est vraiment sa femme, qu’il sache qu’elle n’est pas digne d’élever ses enfants. » Clarisse lui répond très calmement qu’elle n’a pas peur d’elle. Blanche n’a qu’à faire ce qu’elle dit, elle n’a qu’à tout montrer à François, à Édouard, à Solange, au monde entier si elle le veut. « J’aime June et June m’aime, nous voulons passer le reste de notre vie ensemble, avec les enfants, et c’est ce qui va arriver, nous ne nous cacherons plus, nous ne mentirons plus. Je le dirai moi-même à François, nous divorcerons, nous expliquerons la situation aux enfants, aussi délicatement que possible. François est mon mari, alors c’est à moi de lui dire, parce que j’ai du respect pour lui. » Un venin court dans les veines de Blanche, prêt à jaillir, féroce, fatal. « Que savez-vous du respect ? Que savez-vous des vraies valeurs ? Vous n’êtes qu’une traînée. Et je ne vous laisserai pas salir notre nom avec vos sales histoires de lesbienne. Vous allez cesser de voir cette femme immédiatement, et vous ferez exactement ce qu’on vous dira. Vous tiendrez votre rang. »
Je m’arrête. Ma voix est éraillée. Ma gorge me brûle. Je vais dans la cuisine me servir un verre d’eau d’une main tremblante. Je bois cul sec, le verre cogne contre mes incisives. Quand je reviens près d’Angèle, l’image la plus inattendue et la plus accablante me saute aux yeux, comme une diapositive projetée devant moi contre ma volonté.
Je vois une femme à genoux sur des rails, au crépuscule. Je vois le train arriver sur elle à toute allure. Je vois cette femme. Elle porte un manteau rouge.
— Odette est juste derrière la porte, elle est restée là depuis que Madame lui a demandé de sortir, l’oreille collée contre le bois, bien que ce ne soit pas nécessaire. Madame crie si fort. Elle a tout entendu, toute la querelle, quand soudain Clarisse déclare : « Non. Au revoir, Blanche », puis un bruit de lutte, Odette retient sa respiration, surgit une exclamation de Blanche ou Clarisse, elle ne peut pas dire, et un bruit sourd, la chute d’un objet lourd. La voix de Madame appelle : « Clarisse ! Clarisse ! » avant de s’exclamer : « Oh, mon Dieu ! » La porte s’ouvre, Madame a l’air perdu, elle est pétrifiée, elle est absolument ridicule avec ses bigoudis qui pendent. Il faut attendre plusieurs minutes pour qu’elle arrive à prononcer quelques mots : « Il y a eu un accident, appelez le docteur Dardel, vite. Vite ! » Quel accident ? se demande Odette en courant chercher son fils. Elle ordonne à Gaspard d’appeler immédiatement le docteur Dardel et court sur ses jambes courtaudes vers le petit salon où Madame attend, prostrée sur la banquette. Quel accident ? Que s’est-il passé ? « Nous nous sommes disputées, gémit Madame, et sa voix s’étrangle, elle allait partir et je l’ai retenue, j’avais encore des choses à lui dire, je l’ai attrapée par la manche et elle est tombée bêtement, elle est tombée en avant et s’est cogné la tête sur la table, juste là, où c’est le plus pointu. » Odette regarde le coin aigu de la table de verre et découvre Clarisse étendue sur le tapis, qui ne bouge pas, ne respire pas. Le sang semble s’être retiré de son visage. Alors elle lâche : « Oh, Madame, mais elle est morte. » Le docteur Dardel arrive, le bon médecin de famille sur qui l’on peut compter, le vieil et fidèle ami. Il examine Clarisse et conclut, comme Odette : « Elle est morte. » Blanche se tord les mains, elle pleure, elle dit au docteur que c’est un horrible accident, un accident stupide, monstrueusement stupide. Le médecin observe Blanche, signe le certificat de décès sans hésiter : « Il n’y a qu’une chose à faire, assure-t-il. Une seule solution, Blanche. Vous devez me faire confiance. »
J’arrête là. C’est la fin de l’histoire.
Angèle me retourne gentiment pour que je puisse voir son visage. Elle pose ses mains sur mes joues et reste ainsi, à me regarder, longtemps.
— Est-ce comme ça que ça s’est passé, Antoine ? me demande-t-elle d’une voix douce.
— J’y ai tellement réfléchi. Je crois que c’est ce qui s’approche le plus de la vérité.
Elle se dirige vers la cheminée, appuie son front contre la pierre et se tourne vers moi.
— As-tu réussi à aborder le sujet avec ton père ?
Mon père. Par où commencer ? Comment lui décrire notre dernière conversation, il y a quelques jours ? Ce soir-là, en sortant du bureau, je sentais que je devais lui parler, malgré l’avis de Mélanie, malgré ses efforts pour m’en dissuader, pour des raisons qui la regardent. J’avais besoin de braver le silence. Maintenant. Fini, le temps des devinettes. Que savait-il exactement de la mort de Clarisse ? Que lui avait-on raconté ? Connaissait-il l’existence de June Ashby ?
Quand je suis arrivé, Régine et lui dînaient devant la télévision. Ils regardaient les informations. Un sujet sur les prochaines élections américaines. Sur ce candidat grand et mince, à peine plus âgé que moi, que les gens appelaient le « Kennedy noir ». Mon père ne disait rien, il semblait fatigué. Il avait peu d’appétit et une montagne de cachets à avaler. Régine a chuchoté qu’il rentrait à l’hôpital dans une semaine, pour quelque temps.
— Il traverse une mauvaise passe, a-t-elle ajouté en secouant la tête d’un air découragé.
Le repas terminé, Régine s’est isolée dans une autre pièce pour téléphoner à une amie. Alors j’ai annoncé à mon père, en espérant qu’il daigne décoller les yeux de la télé, que je désirais lui parler. Il a eu vaguement l’air d’accepter de m’écouter. Mais quand ses yeux se sont enfin tournés vers moi, ils étaient si abattus que je n’ai pu décrocher un mot. Il avait le regard d’un homme qui sait qu’il va mourir et ne supporte plus de rester sur terre. Un regard exprimant à la fois la plus pure tristesse et une soumission tranquille. J’étais bouleversé. Disparu, le père autoritaire, le censeur arrogant. J’avais face à moi un vieil homme malade, à l’haleine fétide, sur le point de crever et qui n’avait plus envie d’écouter ni moi ni personne.
C’était trop tard. Trop tard pour lui dire qu’il comptait pour moi, trop tard pour lui avouer que j’étais au courant de son cancer, que je savais qu’il était mourant, trop tard pour lui poser des questions sur June et Clarisse, me risquer sur ce terrain glissant avec lui. Il a lentement cligné des yeux, sans expression particulière, il attendait que je parle, et, comme je n’ai rien dit, finalement, il a haussé les épaules et tourné la tête vers le poste de télévision sans insister. C’était comme si le rideau était retombé sur la scène. Le spectacle était terminé. Allez, Antoine, c’est ton père, fais un effort, prends-lui la main, fais en sorte qu’il sache que tu es là, que tu penses à lui, même si ça te coûte, fais un effort, dis-lui que tu penses à lui, dis-lui avant qu’il ne soit trop tard, regarde-le, il va mourir, il lui reste peu de temps. Tu ne peux plus attendre.
Je me suis souvenu que, quand il était jeune, il arborait un sourire éclatant sur son visage sévère, ses cheveux étaient noirs et épais, rien à voir avec les trois pauvres mèches qui lui restaient aujourd’hui. Il nous prenait dans ses bras et nous embrassait tendrement. Il promenait Mélanie sur ses épaules au bois de Boulogne, il posait une main protectrice dans mon dos, il m’aidait à avancer et je me sentais le garçon le plus fort du monde. Les tendres baisers avaient disparu à la mort de ma mère. Il était alors devenu exigeant, inflexible. Toujours critique, prompt à juger. Je voulais lui demander pourquoi la vie l’avait rendu si amer, si hostile. Était-ce à cause de la mort de Clarisse ? De la perte de la seule personne qui l’ait jamais rendu heureux ? Parce qu’il savait qu’elle était infidèle ? Parce qu’elle avait aimé quelqu’un d’autre ? Une femme ? Était-ce cela, cette humiliation ultime, qui avait brisé le cœur de mon père, brisé jusqu’à son âme ?
Mais je ne lui ai posé aucune de ces questions. Aucune. Je me suis levé et me suis dirigé vers la porte d’entrée. Il n’a pas bougé. La télévision braillait. Comme Régine dans la pièce d’à côté.
— Au revoir, papa.
Encore une fois, il a vaguement grommelé, sans tourner la tête. Je suis parti en refermant la porte derrière moi. Dans l’escalier, je n’ai pas pu retenir mes larmes. Des larmes amères de remords et de douleur qui, en coulant, me rongeaient la peau comme de l’acide.
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