Souvent, elle me regarde bizarrement, et je sens que je dois être prudente. Mais comment pourrait-elle savoir quoi que ce soit ? Comment aurait-elle pu deviner ? Qui le pourrait ? Je ne me sens pas coupable car ce que je ressens pour toi est pur. Ne souris pas, je t’en prie. Ne te moque pas de moi. J’ai trente-cinq ans, je suis mère de deux petits et, avec toi, je me sens comme une enfant. Tu le sais. Tu sais ce que tu as provoqué en moi. Tu m’as rendue vivante. Non, ne ris pas.

Tu as des diplômes, un travail, un statut. Moi, je n’ai pas ton raffinement, ta culture. Je ne suis qu’une mère au foyer. J’ai grandi dans un village du Sud qui sentait la lavande et le fromage de chèvre. Mes parents vendaient des fruits et de l’huile d’olive sur le marché. Quand ils ont disparu, ma sœur et moi avons travaillé dans les halles du Vigan. J’ai pris le train pour la première fois à vingt-cinq ans. J’étais montée à Paris pour les vacances. Je ne suis jamais rentrée. J’ai rencontré mon mari dans un restaurant sur les grands boulevards. Je prenais un verre avec une amie. Voilà comment ça a commencé, entre lui et moi.

Je me demande parfois ce que, tu me trouves. Mais je sens que tu te rapproches de plus en plus, je le vois à la façon dont tu me regardes sans dire un mot. Tes yeux me veulent près de toi.

Demain nous appartient, mon amour.








Après le déjeuner, ils décidèrent d’aller à la piscine de l’hôtel. Antoine avait si chaud qu’il se résolut à affronter Mélanie en maillot de bain. Elle ne fit aucun commentaire sur ses huit kilos en trop. Il lui en fut reconnaissant. Il fallait vraiment qu’il agisse. Comme pour la cigarette.

L’eau d’un bleu pétard artificiel était pleine d’enfants brailleurs. La piscine n’existait pas dans les années soixante-dix. Robert et Blanche auraient détesté, pensa Antoine. Ils abhorraient la vulgarité, les gens bruyants et tout ce qui faisait nouveau riche. Leur immense appartement glacial, sur la paisible avenue Georges-Mandel, non loin du bois de Boulogne, était un havre d’élégance, de raffinement et de silence. Odette, la bonne au menton fuyant, y promenait son boitillement, poussant et fermant les portes sans le moindre bruit. Même le téléphone semblait sonner en sourdine. Les repas duraient des heures et le pire, se souvenait-il, était l’obligation de se coucher le soir de Noël, juste après le dîner, pour être réveillé à minuit, à la remise des cadeaux. Il n’avait jamais oublié cette sensation pâteuse, semblable à celle que l’on éprouve quand on subit un décalage horaire, et l’arrivée, complètement groggy, dans le salon, les yeux encore tout ensommeillés. Pourquoi n’avaient-ils pas le droit de rester debout pour attendre le Père Noël ? Veiller un peu tard, juste une fois dans l’année.

— Je n’arrête pas de penser à ce que tu as dit, lança-t-il.

— C’est-à-dire ?

— À propos de Clarisse et de nos grands-parents. Je crois que tu as raison. Ils lui en ont fait baver.

— Tu te souviens d’un incident précis ?

— Non, pas vraiment, marmonna-t-il. Juste leur façon de s’énerver pour tout et n’importe quoi.

— Ah… Alors, ça te revient…

— Oui, en quelque sorte.

— Et quoi, précisément ?

Il la regarda, les yeux mi-clos à cause du soleil.

— Une dispute. C’était pendant le dernier été que nous avons passé ici.

Mélanie se redressa.

— Une dispute ? Mais il n’y avait jamais aucune dispute. Tout était toujours d’un calme et d’un lisse !

Antoine se redressa à son tour. La piscine débordait de corps luisants et ondulants. Sur le bord, des parents stoïques semblaient monter la garde.

— Une nuit, elles se sont engueulées. Blanche et Clarisse. C’était dans la chambre de Blanche.

— Et qu’as-tu entendu exactement ?

— J’ai entendu Clarisse pleurer.

Mélanie ne dit rien. Antoine continua.

— La voix de Blanche était froide et dure. Je ne distinguais pas ce qu’elle disait, mais elle semblait très en colère. Clarisse est sortie et c’est là qu’elle m’a vu. Elle m’a pris dans ses bras et a essuyé ses larmes. Elle a souri et m’a expliqué qu’elle venait d’avoir une petite dispute avec Grand-mère. Et puis d’abord, pourquoi je n’étais pas au lit ? a-t-elle ajouté avant de me renvoyer illico presto dans ma chambre.

— Qu’est-ce que ça voulait dire, d’après toi ? dit pensivement Mélanie.

— Aucune idée. Ce n’était peut-être qu’une broutille.

— Tu crois qu’ils étaient heureux ensemble ?

— Papa et elle ? Oui. Enfin, je crois… En fait, j’en suis presque convaincu. Clarisse rendait les gens heureux. Tu n’as pas oublié ça tout de même ?

Elle acquiesça. Un silence s’installa, puis elle reprit en murmurant :

— Elle me manque.

Il perçut le sanglot qui se cachait dans sa voix et s’approcha pour lui prendre la main.

— Revenir ici, c’est comme revenir vers elle, dit-elle dans un souffle.

Il serra sa main dans la sienne, soulagé qu’elle ne voie pas ses yeux derrière ses lunettes de soleil.

— Je sais. Je suis désolé. Je n’avais pas pensé à ça en organisant ce voyage.

Elle lui sourit.

— Ne t’excuse pas. Au contraire, tu m’as offert un cadeau merveilleux. Je la retrouve… Après tout ce temps. Merci.

Il retint ses larmes en silence, maîtrisant son émotion, comme il l’avait fait toute sa vie, comme on le lui avait appris.

Ils se rallongèrent, leurs visages de Parisiens pâlichons tournés vers le soleil. Elle avait raison. Ils retrouvaient leur mère, peu à peu, au rythme des vagues qui glissaient sur le passage du Gois. Des fragments de mémoire s’échappaient comme des papillons d’un filet. Rien de chronologique, rien de précis, un rêve nébuleux. Des images d’elle sur la plage dans son maillot de bain orange, son sourire, ses yeux vert clair.

Blanche ne transigeait jamais sur le fait que les enfants devaient attendre deux heures après le déjeuner avant de pouvoir se baigner. Elle répétait sans cesse à quel point il était dangereux de nager juste après avoir mangé. Alors, ils patientaient en construisant des châteaux de sable interminables. L’attente était si longue. Mais parfois, Blanche s’endormait. Elle était là, la bouche ouverte à l’ombre de son parasol, accablée de chaleur dans sa longue jupe de toile et son gilet, ses escarpins pleins de sable, son tricot sur les genoux. Solange était en ville, à assouvir sa fièvre de shopping, et reviendrait à l’hôtel plus tard dans la journée, les bras chargés de cadeaux pour tout le monde. Robert était retourné à l’hôtel, la Gitane au bec, son chapeau de paille enfoncé vers l’arrière. Clarisse sifflait alors en direction des enfants, en montrant la mer d’un geste du menton. « Mais il reste encore une demi-heure à attendre ! » murmurait Antoine. Alors Clarisse lui souriait comme un diable tentateur. « Ah oui ? Qui a dit ça ? » Et tous les trois se dirigeaient à pas de loup vers la mer, laissant Blanche à ses ronflements et à son parasol.

— Tu as des photos d’elle ? demanda Antoine. Moi, je n’en ai que quelques-unes.

— Pas plus, dit Mélanie.

— C’est dingue quand même.

— C’est pourtant le cas.

Un tout jeune enfant se mit à brailler à côté d’eux. Une femme au visage vermeil voulait le faire sortir de l’eau.

— Il n’y a plus de photos d’elle dans l’appartement de l’avenue Kléber.

— Et celle où nous sommes tous les trois au Jardin d’Acclimatation, dans le petit train. Qu’est-elle devenue ? Et leur photo de mariage ?

— Je ne me souviens pas de ces photos.

— L’une était dans l’entrée et l’autre dans le bureau de papa. Mais elles ont disparu après la mort de Clarisse. Pareil pour les albums.

Où avaient bien pu passer toutes ces images du passé ? Qu’en avait fait leur père ? Rien ne prouvait plus que Clarisse avait habité dix ans avenue Kléber, que cet appartement avait été son foyer.

Régine, leur belle-mère, avait apposé sa patte, réaménagé entièrement les lieux, effaçant toute trace de la première femme de François Rey, Clarisse. C’était seulement maintenant qu’Antoine s’en rendait compte.








Je me demande parfois, quand je suis dans tes bras, si j’ai jamais connu le bonheur avant toi. J’ai dû me sentir heureuse, en avoir l’air en tout cas, mais tout ce que j’ai vécu me semble désormais fade. Pourtant j’étais-une enfant joyeuse. Je t’imagine hausser ton sourcil parfait comme quand tu affiches ton sourire ironique. Cela m’est égal, ces lettres seront détruites de toute façon, déchirées, alors je peux bien écrire ce que je veux.

J’ai un fort accent méridional que la famille de mon mari déteste. Pas assez chic. Je ne suis pas stupide, tu sais. Si je n’avais pas eu ce physique, ils ne m’auraient jamais acceptée. Ils passent sur mon accent parce que j’ai de l’allure en robe de cocktail. Parce que je suis jolie. Et tu sais que je dis ça sans vanité. On a vite conscience d’être jolie. À cause de la façon dont les autres vous regardent. Ma fille connaîtra ça. Elle n’a que six ans, elle est encore petite, mais je sais qu’elle sera belle. Pourquoi est-ce que je te confie tout ça ? Cela t’est bien égal de savoir que je viens du Midi et que j’ai l’accent. Tu m’aimes comme je suis.






Ils dînèrent dans la salle à manger rose. Antoine avait tenu à réserver « leur » table, mais la jeune hôtesse gironde les informa qu’elle était réservée en priorité aux familles nombreuses. La pièce se remplit d’enfants, de couples, de vieux. Mélanie et Antoine observaient la scène. Rien n’avait changé. Ils sourirent en lisant le menu.

— Tu te souviens du soufflé au Grand Marnier ? murmura Antoine. Nous n’en avons mangé qu’une seule fois.

Mélanie éclata de rire.

— Comment pourrais-je l’avoir oublié ! Le garçon l’apportait avec un air solennel et cérémonieux. Les convives des autres tables se tournaient pour regarder les flammes bleu et orange. Le silence se faisait dans la salle. On déposait le plat devant les enfants. Tout le monde retenait son souffle.

— Nous étions une famille parfaite, ironisa Mélanie. Parfaite sous toutes les coutures.

— Trop parfaite, c’est ça ? dit Antoine.

Elle fit oui de la tête.

— Oui, à en mourir. Pense à ta famille à toi. Ça, c’est ce que j’appelle une vraie famille. Des enfants avec du caractère, des humeurs, qui dépassent un peu les bornes parfois, mais c’est ce que j’aime chez eux.

Il avait l’impression que tout son visage dégringolait, alors il tenta un pauvre sourire.

— Ma famille ? Quelle famille ?

Elle posa la main devant sa bouche.

— Oh, Tonio, je suis désolée. Je n’ai pas encore tout fait intégré ton divorce.

— Pareil ! répondit-il avec une pointe d’agacement.

— Comment tu t’en sors ?

— On parle d’autre chose ?

— Excuse-moi.

Elle lui tapota nerveusement le bras. Ils dînèrent en silence. La solitude dans laquelle vivait Antoine le submergeait à nouveau. Le vide qu’il ressentait n’était-il rien d’autre qu’une crise de la quarantaine ? Probablement. L’histoire d’un homme qui possédait tout et avait tout perdu. Sa femme, partie avec un autre. Un boulot d’architecte qui ne l’amusait plus. Comment tout cela était-il arrivé ? Il avait bataillé dur pour créer sa propre entreprise, se faire une place dans ce milieu ; cela avait exigé des efforts constants. À présent, il avait l’impression d’avoir perdu tout son jus, d’être sec comme une trique. Il n’avait plus envie de travailler avec son équipe, d’aller sur les chantiers, d’accomplir toutes ces tâches que son travail et sa position exigeaient. Il n’avait plus l’énergie. Elle s’était évanouie.

Le mois dernier, il était allé à une soirée où il avait retrouvé de vieux amis, des gens qu’il n’avait pas vus depuis son adolescence, tous anciens élèves du même collège, célèbre pour l’excellence de ses résultats, sa stricte éducation religieuse et l’inhumanité de ses professeurs. Jean-Charles de Rodon, un fayot qu’il n’avait jamais aimé, avait retrouvé sa trace sur Internet et lui avait envoyé une invitation pour une soirée « reconstitution de ligue dissoute ». Il avait d’abord voulu refuser ces retrouvailles, mais un rapide coup d’œil sur son salon désert avait eu raison de lui. Il s’était ainsi retrouvé assis autour d’une grande table ronde, dans un appartement surchauffé du parc Monceau, entouré de couples mariés depuis des lustres dont l’activité principale semblait la production en série d’héritiers, et qui haussèrent des sourcils désolés en apprenant qu’il était divorcé. Il ne s’était jamais senti si isolé. Ses anciens camarades d’école étaient devenus d’affreux raseurs, dégarnis et contents d’eux-mêmes. Ils travaillaient dans la finance, les assurances ou la banque, avaient des femmes qui devaient leur coûter cher et qui étaient encore pires qu’eux, avec un parisianisme si aigu qu’il confinait au ridicule et d’interminables conversations sur l’éducation des enfants.