— Mel, c’est juste que tu n’as pas trouvé la bonne personne. Olivier était une erreur, et une erreur qui a duré trop longtemps. Tu espérais toujours qu’il te demanderait en mariage, il ne l’a jamais fait, et je t’avoue que j’en suis plutôt heureux, ça aurait été catastrophique pour toi. Tu n’as jamais voulu l’accepter et pourtant, tu le sais aussi bien que moi.
Elle essuya doucement ses larmes et lui sourit.
— Oui, je sais que tu as raison. Il m’a volé six ans de ma vie et a tout laissé en ruine. Mais je ne sais pas comment rencontrer des mecs. Peut-être que l’édition est le pire des milieux. Beaucoup d’écrivains et de journalistes sont soit gay soit torturés et névrosés. J’en ai ma claque des aventures sans lendemain avec des hommes mariés, comme avec ma vieille bête de sexe. Je devrais peut-être travailler avec toi. Tu vois des mecs toute la journée, non ?
Il eut un rire ironique. Oui, c’était bien vrai, il voyait des hommes toute la journée, et peu de femmes. Rabagny, qui manquait désespérément de charme, des chefs de chantier bourrus avec lesquels il avait encore moins de patience qu’avec ses propres enfants, et des plombiers, des charpentiers, des peintres, des électriciens qu’il connaissait depuis des années.
— Tu n’aimerais pas ceux que je fréquente dans mon boulot, ajouta-t-il en avalant une huître.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Emmène-moi sur un de tes chantiers. Prends-moi à l’essai !
— D’accord, si tu veux, dit-il avec un sourire forcé. Je te présenterai Régis Rabagny. Mais je t’aurais prévenue !
— Mais c’est qui, à la fin, ce Régis Rabagny ?
— Mon pire cauchemar ! Un jeune entrepreneur plein d’ambition. C’est le meilleur pote du maire du 12e arrondissement. Il se prend pour le bienfaiteur des parents parisiens parce qu’il a créé des crèches bilingues d’avant-garde qui, je te l’avoue à toi, sont plutôt tape-à-l’œil. Mais il a du mal à obtenir l’agrément des services chargés des normes de sécurité et j’ai beau lui répéter qu’avant-garde ou pas, nous devons respecter les normes et ne prendre aucun risque quand il s’agit de la vie d’enfants, il refuse de m’écouter. Il est persuadé que je ne comprends pas son « art », ses « créations ».
Il espérait distraire sa sœur avec quelques exemples bien choisis des atermoiements de Rabagny, mais il remarqua qu’elle ne l’écoutait plus. Elle regardait par-dessus son épaule.
Un couple venait de faire son entrée sur la terrasse. On les conduisit à une table voisine de la leur. L’homme et la femme avaient une cinquantaine d’années. Grands et extraordinairement élégants, ils avaient tous les deux les cheveux gris – tirant vers le blanc pour la femme, poivre et sel pour l’homme – et la peau bronzée, mais avec cette teinte que l’on attrape en naviguant ou en montant à cheval ; jamais en restant allongé sur une chaise longue. Leur beauté était si frappante qu’une sorte de murmure envahit la terrasse. Toutes les têtes se tournèrent vers le couple. Indifférents à l’attention qui leur était portée, ils s’installèrent et une serveuse ne tarda pas à arriver avec du champagne. Ils portèrent un toast en se souriant puis se prirent les mains.
— Oh ! dit tranquillement Mélanie.
— Beauté et harmonie !
— Amour véritable !
— Ça existerait donc vraiment…
Mélanie se pencha vers lui.
— C’est peut-être bidon. Juste un couple d’acteurs qui fait un numéro.
Antoine éclata de rire.
— Pour nous rendre jaloux ?
Le visage de Mélanie s’éclaira.
— Non, pas pour nous rendre jaloux, pour nous redonner espoir. Pour que nous croyions encore que c’est possible.
Antoine était ému par sa sœur et il la regarda, le cœur plein de pensées chaleureuses. Sa jolie sœur dans sa petite robe noire, agrippée à sa flûte de champagne, la belle ligne de ses épaules et de ses bras qui se dessinait sur fond de figuier. Il devait bien se trouver un homme, pensa-t-il, un homme bon, gentil, intelligent, qui tomberait amoureux d’une femme comme Mélanie. Il n’avait pas besoin d’être aussi spectaculaire que celui qui dînait à la table voisine, il pouvait être deux fois moins beau, mais il devrait être fort et sincère, voilà tout ce dont elle avait besoin pour être heureuse. Où se trouvait cet être précieux ? À des milliers de kilomètres ou au coin de la rue ? Il ne supportait pas l’idée que Mélanie vieillisse seule.
— À quoi tu penses ? dit-elle.
— Je voudrais que tu sois heureuse.
Sa bouche se déforma en un drôle de rictus.
— Je te souhaite la même chose.
Ils dînèrent, s’efforçant de ne pas poser leurs yeux sur le couple parfait.
Puis Mélanie rompit le silence :
— Il faut que tu oublies Astrid.
Il soupira.
— Je ne sais pas comment faire, Mel.
— Tu dois y arriver, c’est important. Parfois, je la déteste, à cause de ce qu’elle t’a infligé, murmura-t-elle.
Il tressaillit.
— Je t’en prie, non. Ne la déteste pas.
Mélanie lui avait pris son briquet et jouait avec.
— On ne peut pas détester Astrid. C’est impossible.
Elle avait mille fois raison. Détester Astrid était tout bonnement impossible. Astrid était un soleil. Son sourire, sa démarche légère, sa voix chantante, tout en elle était lumineux et gracieux. Elle savait vous prendre dans les bras, vous embrasser, fredonner doucement à votre oreille, toujours là pour ses amis et sa famille. À n’importe quelle heure du jour et de la nuit, elle vous écoutait en hochant la tête, vous donnait des conseils, essayait de vous aider. Elle ne se mettait jamais en colère, ou alors uniquement pour votre bien.
Le gâteau arriva avec ses bougies qui illuminaient le crépuscule. Tout le monde applaudit et les splendides cinquantenaires levèrent leurs flûtes de champagne en direction de Mélanie, comme tous les convives présents. Antoine sourit et applaudit lui aussi, malgré le chagrin ravivé par l’évocation d’Astrid.
Alors qu’ils prenaient un café et une tisane, le chef arriva pour saluer ses hôtes de table en table et s’assurer qu’ils avaient apprécié leur dîner.
— Madame Rey !
Le visage de Mélanie s’empourpra. Celui d’Antoine également. Cet homme d’une soixantaine d’années était de toute évidence persuadé de se trouver devant Clarisse.
Prenant la main de Mélanie, il y porta un baiser empressé.
— Cela fait si longtemps, madame Rey. Plus de trente ans, je dirais ! Mais je ne vous ai jamais oubliée. Jamais ! Vous aviez l’habitude de dîner ici avec vos amis de l’hôtel Saint-Pierre. J’ai l’impression que c’était hier. Je démarrais tout juste à l’époque…
Il y eut un silence tendu. Les yeux du chef passaient de Mélanie à Antoine. Son regard dansait de l’un à l’autre. Peu à peu, il prit conscience de sa confusion. Il relâcha doucement la main de Mélanie. Elle était demeurée muette. Flottait vaguement sur ses lèvres un petit sourire embarrassé.
— Mon Dieu, quel vieux fou je fais ! Vous ne pouvez pas être madame Rey, vous êtes beaucoup trop jeune…
Antoine se racla la gorge.
— Pourtant, vous lui ressemblez tellement… Vous devez être…
— Sa fille, dit enfin Mélanie, très calmement.
Elle lissa une mèche de ses cheveux qui s’échappait de sa queue-de-cheval.
— Sa fille ! Bien sûr ! Et vous devez être…
— Son fils, articula laborieusement Antoine, qui ne souhaitait qu’une chose, que l’homme s’en aille.
Il ignorait sans doute que leur mère était morte. Antoine ne se sentait pas le courage de prononcer à nouveau ces mots. Il espérait que Mélanie se tairait elle aussi. Ce qu’elle fit. Elle tint sa langue pendant que l’homme continuait à se perdre en conjectures. Antoine se concentra sur l’addition et laissa un bon pourboire. Puis ils se levèrent pour partir. Le chef insista pour leur serrer la main.
— Présentez mes respects à madame Rey, je vous prie, dites-lui à quel point j’ai été honoré de rencontrer ses enfants, mais dites-lui aussi que la plus belle surprise qu’elle pourrait me faire serait de revenir ici.
Ils le saluèrent d’un signe de tête, murmurèrent un vague merci et se sauvèrent.
— Je lui ressemble tant que ça ? murmura Mélanie.
— Eh bien, oui, il n’y a plus de doute.
Tu viens de quitter ta chambre et je glisse cette lettre sous ta porte, plutôt que dans notre cachette habituelle, en priant pour que tu la trouves avant de prendre le train pour Paris. J’ai dormi avec tes roses. C’était un peu comme passer la nuit avec toi. Elles sont douces et précieuses, comme ta peau et tous les recoins de ton corps où j’aime me perdre, ces endroits qui sont miens désormais, où je veux laisser mon empreinte pour que jamais tu ne m’oublies, pour que jamais tu n’oublies le temps que nous avons passé ensemble. Notre rencontre, notre premier regard, le premier mot échangé, le premier baiser resteront gravés sur ta peau. Je suis certaine que tu souris en me lisant, mais cela m’est égal, car je sais à quel point notre amour est fort. Je sais aussi que tu penses que je suis parfois puérile et stupide. Bientôt, nous trouverons un moyen d’affronter le monde, toi et moi. Très bientôt.
Détruis cette lettre.
Ils s’installèrent côte à côte, devant la mer, regardant l’eau glisser lentement sur le Gois. Mélanie n’avait guère envie de parler. Ses cheveux bruns flottaient dans le vent, son visage était sombre. Elle avait mal dormi, avait-elle expliqué en arrivant ce matin au petit déjeuner. Ses yeux étaient à peine ouverts, à peine deux fentes, ce qui lui donnait un air asiatique. Plus la matinée avançait, plus elle devenait silencieuse. Il lui demanda si quelque chose n’allait pas, mais elle se contenta de hausser les épaules. Antoine remarqua qu’elle avait éteint son téléphone, elle qui y était sans arrêt suspendue d’habitude, à regarder si elle n’avait pas reçu de SMS ou d’appels en absence. Tout cela avait-il à voir avec Olivier ? Peut-être l’avait-il appelé pour son anniversaire, ce qui avait ravivé sa blessure. Sombre connard, pensa-t-il. Mais peut-être était-ce le vieux beau porté sur la chose qui avait oublié de l’appeler ?
Il fixa son attention sur les vagues qui dévoraient peu à peu la route pavée. Il éprouvait la même fascination que dans son enfance. Et voilà. C’était fait. Plus de route. Une infime douleur vint le frapper, comme si un moment unique s’évanouissait. Peut-être était-il plus réconfortant de voir le passage du Gois apparaître, solide et gris, long ruban séparant les eaux, que d’assister à son agonie sous des vagues écumantes. Si seulement ils avaient choisi un autre moment. L’endroit était sinistre aujourd’hui et l’étrange humeur de Mélanie n’arrangeait rien.
C’était leur dernier matin sur l’île. Était-ce pour cela qu’elle demeurait muette, indifférente au spectacle de la nature, à ces goélands planant au-dessus d’eux, au vent qui mordait leurs oreilles, aux gens rebroussant chemin ? Elle avait ramené ses genoux contre sa poitrine et posé son menton dessus. Elle avait un air hébété. Peut-être souffrait-elle d’une migraine ? Leur mère en avait fréquemment, de terribles crises qui la terrassaient. Il pensa au long trajet qui les attendait pour rentrer à Paris, aux inévitables embouteillages. À son appartement désert. À l’appartement tout aussi désert de sa sœur. Où personne ne vous attend. Où personne n’est là pour vous accueillir quand vous ouvrez la porte, harassé par des heures de route. Où personne n’est là pour vous embrasser. Bien sûr, il y avait toujours l’amant lubrique, qui avait dû passer son week-end du 15 août, en bon mari, avec sa femme. Peut-être pensait-elle à demain, quand il faudrait retourner au bureau, à Saint-Germain-des-Prés, se coltiner des auteurs névrosés et nombrilistes, ainsi qu’un patron impatient et insatisfait, flanqué d’une assistante dépressive.
Le même genre d’individus qu’affrontait Astrid dans une maison d’édition rivale. Antoine s’était toujours senti loin de ce monde. Il n’avait jamais aimé ces fêtes clinquantes où le champagne coulait à flots, où les auteurs faisaient les yeux doux aux journalistes, aux éditeurs et aux agents. Durant ces soirées, il regardait Astrid glisser parmi la foule, passant de groupe en groupe avec aisance dans sa jolie robe de cocktail et ses hauts talons, un sourire accroché aux lèvres, un balancement de tête gracieux. Lui restait au bar, fumait cigarette sur cigarette et se sentait minable, pas à sa place. Au bout d’un certain temps, il avait cessé de l’accompagner dans ces raouts. Peut-être n’aurait-il pas dû, pensait-il maintenant. Cette façon de s’éloigner de la vie professionnelle de sa femme avait dû être sa première erreur. Il avait été aveugle. Et stupide.
Demain, lundi. Son petit bureau triste de l’avenue du Maine. La dermatologue avec laquelle il partageait les locaux. Une femme taciturne, au teint blafard, dont le seul plaisir était de brûler des verrues sur les pieds de ses patients.
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