— Je vais chercher de quoi rallumer ce feu, dit Sara, et je te rapporterai un peu de soupe.

Tout en parlant, elle rallumait la chandelle puis considérait avec dégoût les draps tachés de sang.

— Va falloir les brûler. Je m'arrangerai pour les payer discrètement à l'aubergiste.

Catherine ne répondit pas. Sa pensée suivait Gauthier, galopant dans la nuit, retournant vers Michel et Montsalvy, et une peine amère emplissait son cœur. Privée du solide rempart qu'il représentait, les jours à venir lui semblaient singulièrement assombris, encore plus menaçants. Fallait-il donc voir se détacher d'elle, l'un après l'autre, tous ceux qu'elle aimait le plus chèrement ? Elle se retrouvait de nouveau seule, avec sa vieille Sara, pour rebâtir une autre vie, mais, si triste que fussent ses pensées, elle refusait de se plaindre. Ce qui arrivait était de sa faute, entièrement de sa faute. Si elle avait chassé Mac Laren quand il s'était penché sur elle, rien de tout cela ne serait arrivé. Le jeune Ecossais vivrait encore et Gauthier ne serait pas lancé, encore une fois, sur les dangereux chemins de l'aventure.

Quand Sara réapparut, portant à la fois des bûches et une écuelle de soupe, son majestueux visage brun reflétait un grand contentement.

— Tout le monde dort, en bas. Les Écossais ronflent à même la table ou sur les bancs. Gauthier aura toute sa nuit pour les distancer.

Tout va bien.

— Tu n'es pas difficile ! Dis plutôt que tout va aussi bien que cela peut aller quand on nage en plein désastre !

— Les choses se passèrent exactement comme Catherine et Sara l'avaient prévu. L'un des Écossais découvrit, au jour levant, le cadavre de Mac Laren couché dans la neige près de la bergerie et, tout de suite, Catherine, Sara et Frère Étienne se retrouvèrent au centre d'une véritable révolte. Le plus âgé des hommes d'armes, un soldat d'une cinquantaine d'années qui se nommait Alan Scott, avait pris, tout naturellement, le commandement de ses camarades et ce fut lui qui, imposant le silence à la fureur des autres, fit connaître aux trois voyageurs la volonté du groupe. Désolé, dame, dit-il à Catherine.

Mais la mort de notre chef, nous voulons la venger.

— Sur qui, sur quoi ? Comment pouvez-vous être sûrs que le meurtrier...

— ...est votre écuyer ? Le coup de hache est significatif.

— Les hommes d'ici se servent aussi de hache, rétorqua nerveusement Catherine. Sara vous a dit qu'elle a vu Mac Laren se diriger vers la bergerie avec une fille d'auberge.

— Il faudrait savoir d'abord qui était cette fille d'auberge. Non, dame, inutile de discuter. Nous sommes décidés à nous lancer à la poursuite de cet homme. Les traces sont nettes dans la neige.

D'ailleurs, s'il n'était pas coupable, il serait resté.

— Lui auriez-vous donné une chance de se défendre ?

— Sûrement pas ! Et, au fond, il a eu raison de s'enfuir. Mais nous, il faut que nous le retrouvions. Poursuivez seule votre chemin.

— Est-ce là, fit Catherine avec hauteur, votre manière d'exécuter les ordres du capitaine Kennedy ?

— Quand il saura ce qui s'est passé, Kennedy nous donnera raison.

Et puis, il semble que vous ne portiez pas bonheur, noble dame... et mes hommes ne veulent plus vous servir.

La colère s'empara de Catherine. Il était inutile de discuter avec ces rustres aux idées étroites. Mais elle s'effrayait intérieurement du chemin qu'il lui faudrait parcourir seule, ou presque. Elle ne montra cependant pas ce qu'elle éprouvait.

— C'est bon, fit-elle durement, allez-vous-en, je ne vous retiens pas !

— Un moment. J'ai encore besoin de votre moine. La moitié de mes hommes vont partir tout de suite, les autres resteront avec moi pour s'occuper de messire Mac Laren. Il a besoin de prières et il n'y a pas de prêtre ici.

Qu'il voulût enterrer chrétiennement son chef, c'était trop naturel, et Catherine ne tenta pas de s'y opposer.

Une fosse serait vite creusée et l'office des morts vite dit. Cela ne la retarderait guère. Justement, à quelque distance, sur le bord même de la rivière, il y avait une petite chapelle autour de laquelle se montraient quelques croix.

— Votre désir est trop naturel, répondit-elle. Nous attendrons donc que vous ayez célébré les funérailles.

— Ce sera peut-être plus long que vous ne pensez !

Ce fut, en effet, infiniment plus long et Catherine, malade de dégoût, vécut la journée la plus interminable de toute son existence. En voyant s'éloigner Scott vers les quelques maisons du hameau, elle pensait qu'il allait à la recherche d'un menuisier pour faire confectionner un cercueil, mais elle le vit revenir, quelques instants plus tard, suivi des quatre hommes demeurés avec lui et qui traînaient un énorme chaudron à fromage. Ils installèrent le chaudron sur le bord de la rivière, calé par des pierres, le remplirent à moitié d'eau et se mirent à transporter une grande quantité de bois. Quelques paysans, mi-inquiets mi-curieux, les regardaient faire. Debout sous un châtaignier, entre Sara et Frère Étienne, Catherine faisait de même, cherchant en vain à comprendre.

— Qu'est-ce que cela veut dire ? demanda-t-elle au moine. Est-ce qu'ils veulent, avant les funérailles, préparer quelque repas ? Un repas gigantesque alors.

Mais Frère Étienne secoua la tête. Il suivait les préparatifs des yeux sans paraître autrement surpris.

— Cela veut dire, ma chère enfant, que ce Scott n'a aucunement l'intention de laisser les ossements de son capitaine à la terre d'Auvergne.

— Je ne comprends toujours pas.

— Oh ! c'est fort simple ! Ce grand chaudron va recevoir le corps du lieutenant. On va le faire cuire dedans jusqu'à ce qu'il soit possible de détacher les ossements que notre Écossais emportera facilement dans un coffre jusque dans son pays. Les chairs seront enterrées sur place, très chrétiennement.

Avec un bel ensemble, Catherine et Sara avaient verdi. La jeune femme porta une main tremblante à sa gorge qui paraissait lui refuser usage, mais, cependant, elle parvint à balbutier :

— C'est immonde ! Ces gens n'ont-ils donc pas d'autres pratiques moins barbares ? Pourquoi ne pas brûler le corps ?

— C'est une pratique honorifique, reprit Frère Étienne tranquillement. On l'emploie quand l'embaumement est impossible ou que le corps à transporter doit parcourir une trop grande distance. Et j'ai le regret de vous apprendre que cette coutume n'est pas spécialement écossaise. Le grand connétable Du Guesclin a subi le même sort quand il mourut devant Chateauneuf-de-Randon. On l'avait bien embaumé, mais, quand le cortège arriva au Puy, on s'aperçut que l'embaumement était insuffisant. On le fit donc bouillir comme Scott va faire aujourd'hui. C'est un grand honneur qu'il entend rendre à son chef... mais si j'étais vous, je ne resterais pas ici.

En effet, le feu flambait sous le chaudron et deux hommes étaient allés chercher le cadavre qu'ils apportaient, solennellement, sur un brancard fait de branches entrecroisées. Épouvantée de ce qui allait suivre, Catherine saisit Sara par la main et l'entraîna en courant vers l'auberge tandis que Frère Étienne, glissant ses mains dans ses manches, se dirigeait calmement vers le chaudron. Tout le temps que durerait l'affreuse opération, il dirait les prières des morts, à genoux, sur le bord de la Dordogne.

L'effrayante cuisine dura tout le jour et, ce jour, Catherine le passa tout entier blottie sous le manteau de la cheminée, dans la salle d'auberge, fixant le feu d'un regard absent, incapable de rien avaler.

Un profond silence régnait dans le hameau. Les paysans, épouvantés, s'étaient barricadés chez eux, claquant des dents et implorant sans doute le ciel de leur épargner la fureur de ces hommes sauvages.

L'aubergiste elle-même n'osa pas sortir de chez elle, Catherine lui avait rapporté les paroles de Frère Étienne et elle savait maintenant qu'il ne s'agissait pas là de quelque infernale pratique de sorcellerie, mais elle avait tout de même bien trop peur pour mettre le nez dehors.

Tout ce que l'on entendait, c'était un ordre jeté par Scott ou bien les coups de marteau du menuisier qui, enfermé chez lui, fabriquait un petit coffre pour les ossements. Sara, aussi terrifiée que Catherine, marmottait des prières à voix basse, mais la jeune femme était incapable de prier. L'impression de vivre un cauchemar était plus aiguë que jamais.

Il faisait nuit noire quand tout fut fini. A la lumière des torches, on enterra les restes de Mac Laren près de la petite chapelle. Catherine prit sur elle d'y assister ainsi que les paysans qui, à bonne distance, regardaient. Il y avait tant de peur dans leurs yeux que la jeune femme frissonna. Sans la présence du moine, ils n'auraient sans doute jamais laissé Scott pratiquer cet étrange rite et les cinq Écossais se fussent trouvés en face de fourches et de haches.

Lorsque la dernière pelletée de terre fut retombée sur ce qui n'avait plus de nom en aucune langue, mais avait été un homme jeune et ardent, les Écossais, visages de bois figés dans une menaçante impassibilité, remontèrent à cheval puis, sans même saluer Catherine et les siens, s'enfoncèrent de nouveau vers le cœur des montagnes. À l'arçon de la selle de Scott, un coffre de bois grossier était attaché.

La nuit était froide et, quand les hommes eurent disparu, Catherine, Sara et Frère Étienne demeurèrent seuls au cœur de l'obscurité, auprès de la petite chapelle. On ne voyait pas la rivière, mais l'on entendait ses eaux grondantes. Un peu plus loin, les fenêtres éclairées de l'auberge avaient l'air de deux yeux jaunes ouverts dans l'ombre. Frère Étienne secoua la torche qu'il avait reprise à un Écossais et dont le vent arrachait des étincelles.

— Rentrons, maintenant, dit-il.

— Je voudrais partir tout de suite, implora Catherine. Cet endroit me fait horreur.

Je m'en doute, mais il nous faut tout de même attendre le jour. Nous devons passer la rivière à gué. Elle est grosse et dangereuse. Tenter de trouver le passage dans l'obscurité serait courir à une mort certaine...

et je ne suis pas sûr que les gens d'ici viendraient nous tirer de l'eau.

— Alors, attendons le jour dans la salle d'auberge, ne nous séparons pas. Je ne pourrais pas retourner dans cette horrible chambre.

CHAPITRE IV

Un voyageur

L'auberge du Noir-Sarrasin, à Aubusson, avait connu des jours meilleurs, au temps où la région était riche et prospère, au temps des grandes foires, au temps, enfin, où la famine et l'Anglais n'écrasaient pas le pays. À cette époque bénie, les voyageurs s'y pressaient, se rendant à Limoges, où l'art merveilleux des émailleurs attirait de grandes foules de marchands. D'autres venaient acheter sur place la laine des moutons du haut plateau. Les feux ronflaient alors tout le jour et les tournebroches ne s'arrêtaient pratiquement jamais de tourner. Les rires et les cris des buveurs se mêlaient au claquement joyeux des socques de bois des jolies servantes s'activant de l'aube à la nuit close.

Mais, lorsque Catherine, Sara et Frère Étienne y arrivèrent, au soir d'une exténuante journée passée tout entière dans les étendues désertiques et sauvages du plateau de Millevaches, le seul bruit qui se faisait entendre, c'était le grincement de l'enseigne, jadis peinte de couleurs hardies et maintenant rouillée, qui se balançait à sa potence.

Les guetteurs venaient de corner la fermeture des portes et la petite cité semblait resserrer frileusement ses ruelles étroites et noires dans la gorge qui lui donnait asile comme un avare enferme son trésor. Là-haut, sur son rocher, le vieux château vicomtal tassait ses courtines croulantes et ressemblait à quelque gros chat mélancolique, roulé en boule et prêt à s'endormir. Peu de monde dans les rues. Les gens qui passaient hâtaient le pas, jetant aux trois voyageurs un regard alarmé qui devenait indifférent en constatant qu'il s'agissait seulement de deux femmes et d'un moine.

Pourtant, le pas des chevaux attira sur le seuil du Noir-Sarrasin un homme en tablier blanc dont le ventre replet contrastait tristement avec le teint jaune et les jambes grêles. Il avait les joues flasques des gens qui ont maigri trop vite et le soupir qu'il poussa en voyant des voyageurs en disait long sur l'état de son garde- manger. Il tira pourtant son bonnet et s'avança vers les arrivants qui, déjà, mettaient pied à terre.

— Nobles dames, dit-il poliment, et vous, Très Révérend Père, en quoi le Noir-Sarrasin peut-il vous obliger ?

— En nous donnant le gîte et le couvert, mon fils, répondit Frère Etienne avec bonne humeur. Nous avons fourni une longue étape. Nos chevaux sont las... et nous aussi. Pouvez-vous nous loger et nous nourrir ? Nous avons de quoi payer...