— N...on ! Mais nous n'aurons pas trop du temps qui nous reste.
Puis-je vous demander de m'accompagner ce soir, après le coucher du soleil, pour une expédition dans la ville, dame Catherine ?
— Là où elle ira, j'irai ! affirma Sara. Et je voudrais bien voir qu'on essaie de m'en empêcher !
Le Flamand laissa échapper un soupir et regarda Sara de travers.
— Si vous voulez ! Cela importe peu puisqu'il paraît que vous savez tenir votre langue. Viendrez-vous, dame Catherine ?
— Bien entendu. Venez nous chercher quand vous le jugerez bon.
Nous vous attendrons. Mais où allons- nous ?
— Je vous demande de ne pas me poser de questions. Essayez de me faire confiance !
Le compliment à rebours de Tristan avait paru calmer Sara qui, tout en maugréant, se mit a recoiffer sa maîtresse. Un instant, le Flamand contempla les mains habiles de la bohémienne qui voltigeaient autour du fragile édifice de toile d'argent et de mousseline noire. Comme s'il se parlait à lui-même il murmura :
— C'est vraiment très joli ! Mais, ce soir, il faudra mettre quelque chose de moins voyant. Et, demain, des vêtements d'homme seront la meilleure solution pour faire le chemin.
Du coup, Sara laissa tomber peigne et épingles et se planta devant le Flamand, les poings sur les hanches. Avançant le nez presque à toucher celui de son ennemi, elle articula :
— N'y comptez pas pour moi, mon garçon ! Trouvez des vêtements d'homme à Dame Catherine si cela lui plaît - d'ailleurs je crois qu'elle adore ça - mais moi» aucune force humaine ne m'obligera plus à m'introduire dans ces ridicules tuyaux que vous appelez chausses ni dans ces non moins ridicules tuniques courtes que vous appelez huques ou pourpoints. Si vous voulez que je m'habille en homme, trouvez-moi une robe de moine. Au moins, là-dedans, il y a de la place !
Tristan ouvrit la bouche pour répliquer quelque chose, se ravisa, jeta un coup d'œil appréciateur à la majestueuse personne de Sara et finit par sourire, de son curieux sourire étiré qui ne montrait pas les dents. Puis soupira en haussant les épaules :
— Au fond, ce n'est pas une si mauvaise idée. A ce soir, Dame Catherine. Attendez-moi vers l'heure de complies !
L'angélus était sonné depuis longtemps quand Catherine, Tristan et Sara quittèrent le château, par la poterne de la grande porte ducale, pour s'enfoncer dans le quartier commerçant qui environne la cathédrale Saint-Maurice. Vu l'heure tardive, les volets de bois armés de fer étaient rabattus sur tous les éventaires, mais, par les interstices, on apercevait les lueurs des chandelles allumées et des lampes à huile.
La ville, dominée par les flèches élancées de sa cathédrale, allait bientôt s'endormir. Derrière les façades muettes, on devinait les ménagères affairées à la vaisselle et aux derniers rangements pendant que l'époux comptait le gain de la journée ou commentait les nouvelles de la province avec quelque voisin.
Les trois promeneurs se hâtaient par les rues étroites. Les épais manteaux sombres des femmes, leurs capuchons rabattus, en faisaient deux ombres légères, à peine distinctes des murailles noires. Quant à Tristan l'Hermite, il avait rabattu sur ses yeux les pans de son vaste chaperon noir car une pluie fine, une de ces pluies douces qui pénètrent bien la terre et font mieux gonfler la sève, s'était mise à tomber en même temps que le crépuscule. L'eau du ciel rendait glissants les gros galets ronds qui pavaient la rue où Catherine et ses compagnons s'étaient engagés, une rue creusée en son milieu d'un caniveau d'où montaient d'âcres odeurs de poisson, si fortes que Catherine sortit son mouchoir parfumé d'iris et le tint contre ses narines. Sara, elle se contenta de grogner :
— Nous allons encore loin ? Ça empeste ici !
— Nous sommes dans la rue de la Poissonnerie, vous ne voudriez pas qu'elle sentît l'ambre et le jasmin ? riposta Tristan. Au surplus, nous sommes bientôt arrivés. La rue de la Parcheminerie, où nous allons, fait suite à celle-ci.
Pour toute réponse, Sara se contenta de glisser son bras sous celui de Catherine et de hâter le pas. Bientôt on entra dans la rue annoncée qui, elle, ne sentait pas le poisson mais fleurait vaguement l'encre et la colle d'amidon. Le vent faible faisait cependant grincer les enseignes et l'éclairage y était encore plus rare que dans sa voisine. Dans toute la rue, une seule fenêtre était éclairée, encore était-ce une étroite fenêtre trilobée qui semblait refléter des lueurs d'incendie.
C'est devant cette fenêtre, ou plutôt devant la porte située juste en dessous, que Tristan l'Hermite s'arrêta. Les yeux de Catherine étaient assez habitués à l'obscurité pour qu'elle pût distinguer une petite maison biscornue à laquelle le pignon penché donnait l'aspect d'une vieille en bonnet légèrement prise de boisson. Mais, contrairement à ses voisines, faites de bois et de plâtre, cette maison était construite en bonne pierre. Et si la porte était basse, elle était solidement armée de pentures de fer fleuronnées et une grande enseigne en forme de parchemin pendait au-dessus. Un anneau ouvragé s'y accrochait, qui servait de heurtoir. Tristan, par trois fois, frappa lentement.
— Où sommes-nous ? chuchota Catherine un peu impressionnée par le silence.
— Chez l'homme qui peut le plus nous être utile, gracieuse Dame.
Ne vous inquiétez pas.
— Moi, je ne m'inquiète pas, je gèle ! bougonna Sara. J'ai les pieds trempés !
— Il fallait mettre des bottines plus solides. Mais on vient.
En effet, derrière la porte, un trottinement de souris se faisait entendre. La porte s'ouvrit, tournant sans bruit sur ses gonds bien huilés, et une petite vieille en robe grise, tablier et cornette de toile blanche, apparut, saluant autant que le permettait son échine raidie par les rhumatismes.
— Maître Guillaume vous attend, Messire, et vous aussi, nobles dames !
— C'est bien, nous montons.
Un escalier, raide et mal éclairé par un lumignon, s'élevait au fond de l'étroit couloir sur lequel donnait uniquement une porte entrouverte menant sans doute à une cuisine. Des hauteurs de l'escalier, une grosse voix tonna :
— Montez, Messire. Tout est prêt.
L'ampleur de cette voix fit sursauter Catherine. Elle lui rappelait celle de Gauthier, mais l'homme qui la possédait était l'antithèse même du Normand. Petit, contrefait, bossu, son visage abondamment ridé était agité de tics incessants. Il semblait n'avoir ni cheveux, ni barbe, ni sourcils et de bizarres plaques rose vif marquaient ses joues, son menton et son front. Un bonnet noir, enfoncé jusqu'aux orbites, cachait son crâne, soulignant les yeux, rouges et fatigués. Catherine retint un mouvement de répulsion devant cet être hybride et répugnant. Il la regardait avec insistance en se frottant les mains machinalement et en passant continuellement sa langue sur ses lèvres.
La voix terrifiante reprit :
— Voilà donc la dame qu'il faut faire brunir. Nous allons d'abord lui donner un bain, puis nous nous occuperons des cheveux.
Catherine eut un mouvement de recul et Sara fronça les sourcils.
— Un bain ? fit la jeune femme d'une voix faible. Mais je...
— C'est indispensable, fit avec onction maître Guillaume. Votre peau doit être teinte complètement.
Tristan, qui jusqu'à présent n'avait rien dit, comprit la répugnance de Catherine et prit conscience de l'air rogue de Sara. Il s'interposa.
— C'est un bain de plantes, dame Catherine, qui ne pourra vous faire aucun mal. Sara vous aidera. Mais je crois qu'auparavant il faut que je vous présente maître Guillaume. De son état, il est enlumineur et l'un des meilleurs de France. Mais il a été longtemps l'un des membres les plus brillants de la Confrérie de la Passion qui, à Paris, jouait de si beaux Mystères. L'art du grimage et des changements d'aspect n'a pas de secrets pour lui. Et plus d'une dame noble d'Angers, en voyant blanchir ses cheveux, fait appel discrètement à ses bons offices.
Le bonhomme continuait à se frotter les mains, paupières mi-closes, et ronronnait comme un chat à l'audition du petit discours louangeur du Flamand. Un peu rassurée, car elle avait craint un instant d'être dans l'antre d'un sorcier, Catherine respira et voulut se montrer aimable.
— Vous ne jouez plus de Mystères ? dit-elle.
La guerre, noble dame, et la grande misère qui règne à Paris ont dispersé notre compagnie. De plus, dans mon état, je ne peux plus guère me montrer sur des tréteaux.
— Vous avez eu un accident ?
Guillaume eut un petit rire chevrotant qui contrasta bizarrement avec sa voix normale :
— Hélas ! Un jour où j'avais l'honneur de jouer Messire Satan et où j'évoluais parmi les torches de résine qui figuraient l'Enfer, mon costume a pris feu. J'ai cru périr, mais j'ai survécu... dans l'état où vous me voyez ! Il me reste mon art d'enlumineur et les conseils que je puis donner quand, bien rarement de nos jours, on monte un spectacle. Mais si vous voulez me suivre, le bain attend et il ne faut pas le laisser refroidir.
Sara emboîta le pas à Catherine tandis qu'elle se dirigeait, conduite par Guillaume, vers le fond de la grande pièce où travaillait d'ordinaire l'enlumineur. Pièce assez agréable d'ailleurs, pleine de parchemins roulés, de petits pots de couleurs différentes, de pinceaux fins comme des cheveux, faits de martre ou de soie de porc. Sur un lutrin reposait une grande page d'évangéliaire où Guillaume, avec un art consommé, peignait, sur fond d'or, une admirable miniature représentant la Crucifixion. Au passage, le regard de Catherine accrocha l'œuvre commencée.
— Vous êtes un grand artiste, dit-elle avec un respect instinctif.
Un éclair d'orgueil brilla dans les yeux fatigués de Guillaume et il esquissa une grimace qui pouvait passer pour un sourire.
— Une louange sincère fait toujours plaisir, noble dame. Par ici, je vous prie.
Le petit cabinet où il introduisit Catherine après avoir soulevé un rideau à ramages ressemblait nettement, cette fois, à l'antre d'un sorcier. Une infinité de bocaux, de cornues, de fourneaux et d'animaux empaillés l'emplissait, gravitant autour d'un fourneau de briques et d'un grand baquet à lessive posé à terre et plein d'une eau sombre qui fumait.
Catherine regarda avec méfiance le liquide brun foncé où l'on prétendait la plonger. Quant à Sara, elle s'était tue trop longtemps à son gré.
— Qu'y a-t-il là-dedans ? demanda-t-elle d'un ton soupçonneux.
— Des plantes, uniquement, répondit placidement l'enlumineur.
Vous me permettez de garder pour moi le secret de la composition. Je consens seulement à vous dire qu'il y a, parmi elles, de l'écorce de noix. Il faut que cette belle dame se plonge entièrement dans le baquet, le visage et le cou y compris. Un quart d'heure, avec autant d'immersions que vous pourrez pour le visage, doit suffire.
— Et ensuite, je serai comment ? dit Catherine.
— Vous aurez le teint aussi brun que cette majestueuse personne qui vous accompagne.
— Et... je resterai comme cela ? reprit la jeune femme inquiète en imaginant ce que penseraient son petit Michel et sa grand-mère en la retrouvant transformée en bohémienne.
— Non. Cela s'effacera progressivement. Deux mois sont, je pense, tout ce que vous pourrez tenir. Ensuite, il vous faudrait un autre bain, à moins que vous ne vous exposiez longuement au soleil.
Hâtez-vous, le bain refroidit.
Il sortit, comme à regret, suivi par Sara qui alla soigneusement refermer le rideau derrière lui et obstrua de son large dos une fente toujours possible. Pendant ce temps, Catherine se déshabillait vivement et, sans respirer, se plongeait dans l'eau. Une odeur douceâtre et, légèrement poivrée, tout à la fois, emplit ses narines.
L'eau était chaude sans excès et, une fois dedans, la répugnance de Catherine s'envola. Retenant sa respiration et fermant les yeux, elle enfonça sa tête, une fois, deux fois, dix fois.
Quand le sablier posé auprès de la cuve eut coulé le quart d'une heure, Catherine se dressa dans la cuve, laissant les gouttes sombres couler sur sa peau devenue d'un brun chaud et doré.
Comment suis-je ? demanda-t-elle anxieusement à Sara qui tendait un drap, disposé sur un escabeau, pour la sécher.
— Pour la couleur, tu pourrais être ma fille et cela produit un étrange effet avec tes cheveux blonds, bien qu'ils aient légèrement bruni eux aussi.
La voix de Guillaume leur parvint.
— Avez-vous fini ? Ne vous rhabillez pas surtout. Nous risquerions de tacher vos vêtements.
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