Quand la première lueur du jour glissa furtivement sur le fleuve, touchant de sa clarté blême et fumeuse les berges dévastées, la fraîcheur humide de l'aube s'infiltra sous le feutre détrempé, toucha les corps en sueur des deux amants. Catherine s'éveilla avec un frisson du pesant sommeil où elle avait sombré avec Fero quelques instants plus tôt. Elle se sentait lasse à mourir, la tête vide et la bouche amère, comme si elle avait trop bu. Au prix d'un pénible effort, elle repoussa le grand corps inerte de son amant, sans même l'éveiller, se remit debout. Tout se mit à tourner autour d'elle et elle dut s'appuyer aux arceaux pour ne pas tomber. Ses jambes tremblaient, une nausée lui souleva l'estomac. Une sueur froide perla à ses tempes et un instant elle ferma les yeux. Le malaise passa, mais l'envie de dormir revenait, insurmontable...
À tâtons, elle chercha sa chemise, l'enfila avec peine, ramassa sa couverture et sortit du chariot. Au-dehors, la pluie avait cessé, mais de longues écharpes de brume jaune traînaient sur le fleuve. La terre était détrempée, des branches brisées par l'orage traînaient partout. Les pieds nus de Catherine enfoncèrent dans une boue épaisse et molle.. Elle fit trois pas et, malgré ses paupières lourdes, remarqua une forme rougeâtre blottie sous un chariot et qui bougea à son approche. Avec stupeur, elle reconnut Tereina. La jeune fille la regardait venir, et tout, dans son visage, criait le triomphe.
Alors Catherine se souvint de ce qui lui était arrivé par la faute de cette fille. La colère la réveilla. Elle se jeta sur la bohémienne, la saisit par son châle rouge :
— Que m'as-tu fait boire ? gronda-t-elle. Je t'ordonne de me répondre. Qu'est-ce que j'ai bu ?
Le sourire extasié de Tereina ne contenait pas une once de crainte.
— Tu as bu l'amour... Je t'ai donné le plus puissant de mes breuvages d'amour pour que ton cœur se réchauffe au feu qui brûlait dans celui de mon frère. Maintenant, tu es à lui... et vous serez heureux ensemble. Tu es vraiment ma sœur.
Avec un soupir, Catherine lâcha le châle. Elle retint les reproches qui lui venaient. À quoi bon ? Tereina ne savait rien de sa véritable personnalité. Elle n'avait vu en elle qu'une fille de sa race, une réfugiée que son frère désirait, et elle avait cru faire leur bonheur à tous les deux en la jetant dans les bras de Fero. Elle ne savait pas que l'amour et le désir peuvent être frères ennemis.
La petite bohémienne avait pris sa main et y posait sa joue dans un geste d'adoration.
— Je sais combien vous avez été heureux, chuchota-t-elle d'un ton de confidence... Toute la nuit, j'ai écouté... et j'étais heureuse, moi aussi.
Catherine sentit son visage s'empourprer. Au souvenir de ce qui s'était passé durant cette nuit diabolique, une vague de honte la submergea.
Elle se revit, elle, Catherine de Montsalvy, délirant sous les baisers d'un vagabond et, pour cela, elle se haïssait maintenant. Le philtre avait, certes, joué son rôle aphrodisiaque, mais Catherine avait pourtant une conscience d'une sorte de dualité inconnue dans son être.
Cette fille folle que le breuvage avait éveillée n'existait-elle pas réellement dans le tréfonds de son âme ? C'était elle, déjà, qui lui avait fait trouver du plaisir dans les bras de Philippe de Bourgogne, qui, sans l'intervention de Gauthier, l'aurait livrée à l'Écossais Mac Laren, qui faisait lever en elle ces vagues troubles au contact de certains hommes, qui, enfin, faisait taire les cris de son cœur, donné tout entier à son époux, sous ses exigeantes revendications et son besoin d'amour physique... La boue où s'enfonçaient ses pieds n'était ni moins épaisse ni moins puante que celle dont se formait la misérable nature humaine.
Doucement, elle posa sa main sur la tête de Tereina toujours courbée à ses pieds.
— Va dormir, lui dit-elle gentiment, tu es trempée, transie...
— Mais tu es heureuse, n'est-ce pas, Tchalaï ? Tu es vraiment heureuse ?
Encore un effort, le dernier, pour ne pas briser le cœur de cette innocente.
— Oui... murmura Catherine... très heureuse !
Refoulant ses larmes, le cœur lourd, Catherine poursuivit son chemin, s'enfonçant dans la brume comme pour y cacher sa honte.
Elle descendit jusqu'au fleuve, sans prendre garde aux cailloux qui la meurtrissaient, et ne s'arrêta que lorsque l'eau vint lécher ses pieds nus.
La Loire était grise et se confondait avec le ciel, mais des traces presque imperceptibles de lumière dorée frisaient déjà, de loin en loin, à la surface. L'eau bouillonnait, grosse de la grande pluie nocturne, gonflée d'une vigueur nouvelle. Catherine eut soudain envie de s'y plonger. Le fleuve-roi avait toujours été son ami et, dans cette aube triste, elle revenait tout naturellement vers lui pour lui demander d'apaiser son cœur malade.
Avec des gestes d'automate, elle laissa glisser ses vêtements et s'avança dans le courant. Il était fort et elle avait du mal à marcher sur le fond où roulaient des pierres. L'eau était fraîche et, quand elle atteignit son ventre, Catherine frissonna. Elle eut la chair de poule, mais continua d'avancer. Bientôt, elle en eut jusqu'aux épaules et ferma les yeux. Le courant massait son corps. Seuls, ses pieds crispés dans la vase la retenaient encore au sol. Il y eut tout à coup en elle un grand silence intérieur. Est-ce qu'il ne serait pas mieux que tout s'arrêtât là ? Qu'elle en finisse une bonne fois avec sa vie sans espoir ?
Tant qu'elle avait pu se garder pure, le combat était encore facile et la victoire pouvait avoir des charmes. Mais, maintenant ? Elle s'était donnée à un inconnu comme une simple fille et c'était comme si elle avait creusé, entre elle et le souvenir de son époux, un immense, un infranchissable fossé. Si Dieu voulait qu'elle le revît encore, ne fût-ce qu'une fois, oserait-elle seulement le regarder en face sans mourir de honte ? Un lourd sanglot gonfla sa gorge et deux larmes glissèrent sous ses paupières closes.
— Arnaud, murmura-t-elle, pourrais-tu me pardonner si tu savais... si tu savais ?
Non, il ne le pourrait pas. Elle en était sûre. Elle connaissait trop sa jalousie ardente, sa passion exclusive pour avoir le moindre doute. Lui qui s'était laissé torturer pour ne pas lui être infidèle, comment pourrait-il comprendre, admettre, pardonner ?... Dès lors, à quoi bon lutter encore ? Même son petit Michel n'avait pas tellement besoin d'elle. Il avait l'amour de sa grand- mère et saurait bien, une fois devenu un homme, faire resurgir Montsalvy. Et pour Catherine, ce serait si bon de s'abandonner enfin à ce grand fleuve impérieux, de se fondre en lui pour toujours. Si bon... et si facile. Il suffisait de laisser glisser ses pieds qui... Oh oui, c'était facile... c'était...
Déjà les jambes de Catherine fléchissaient. Le courant allait emporter rapidement sa forme légère jusqu'au seuil mystérieux et noir derrière lequel il n'y a plus que l'oubli et la mort. Mais, sur la rive, une voix chargée d'angoisse appelait:
— Catherine? Catherine? Où es-tu... Catherine?
C'était, la voix de Sara, étouffée de terreur. Elle surgissait du brouillard, appel déchirant de cette vie que Catherine voulait abandonner, chargée de tant de souvenirs qu'instinctivement la jeune femme s'agrippa des orteils au.fond. L'espace d'un instant, elle eut la rapide vision de sa vieille Sara, agenouillée sur le sable mouillé, enveloppant d'un linceul le corps que le fleuve venait de lui rendre.
Elle crut l'entendre pleurer... et, brusquement, l'instinct de conservation la reprit. Elle retrouva, pour lutter contre le courant qui l'emportait, cette énergie qu'elle croyait perdue et, moitié nageant, moitié marchant, elle revint vers la berge. Peu à peu, à mesure qu'elle avançait vers la vie, elle distingua la silhouette de Sara qui se tenait au bord de l'eau, appelant toujours.
Pâle d'inquiétude, étroitement enveloppée dans sa couverture grise, la bohémienne serrait contre elle les vêtements de Catherine et de lourdes larmes roulaient sur ses joues. Quand la forme ruisselante de la jeune femme se dégagea de la brume, elle poussa un cri rauque et, la voyant chanceler, s'élança vers elle pour la soutenir, mais Catherine, d'un écart, évita ses mains.
— Ne me touche pas, dit-elle avec lassitude... Tu ne sais pas à quel point j'ai horreur de moi-même. Je suis sale... je me dégoûte !
Le large visage de Sara se chargea de compassion. Malgré les efforts de Catherine, ses bras se refermèrent sur les épaules frissonnantes et, après l'avoir essuyée vigoureusement avec sa propre couverture, elle la fit rhabiller et l'entraîna vers le campement.
— Et tu voulais mourir pour cela, pauvrette ? Parce qu'un homme a possédé, cette nuit, ton corps ? Te voilà toute bouleversée à cause d'une nuit passée avec Fero ? Dois-je te rappeler que ceci n'est qu'un début... que tu ignores ce que tu trouveras au château ? Enfin, que pour venir à bout de cette folle aventure, tu étais prête à tout ?
— Mais j'étais consentante, cette nuit... j'avais bu je ne sais quelle maudite potion que m'avait donnée Tereina, cria Catherine butée. Et j'ai eu du plaisir dans les bras de Fero. Tu entends ? Du plaisir ! hurla-t-elle.
— Et après ? coupa Sara froidement. Ce n'est pas de ta faute. Tu ne l'as pas voulu. Ce qui t'est arrivé cette nuit n'a pas plus d'importance qu'une crise de folie passagère... ou même qu'un simple rhume.
Mais Catherine ne voulait pas être consolée. Elle se jeta sur la dure couche qu'elle partageait avec Sara et sanglota jusqu'à épuisement.
Cela lui fut salutaire. Les larmes entraînèrent les dernières fumées que la drogue avait laissées dans son esprit en même temps que l'écœurante honte qui l'avait terrassée. A bout de fatigue, elle finit par s'endormir d'un sommeil paisible qui dura jusqu'au milieu du jour.
Elle en émergea l'esprit et le corps reposés. Hélas, ce fut pour apprendre de la vieille Orka que, le soir même, elle serait unie à Fero selon les rites bizarres des Tziganes.
Heureusement pour Catherine, la vieille Orka disparut aussitôt après avoir annoncé ce qu'elle appelait « la grande nouvelle » car la jeune femme s'abandonna à une véritable fureur. Que Fero, non content d'en avoir fait sa maîtresse, prétendît l'épouser, cela, elle s'y refusait avec violence et se répandit en injures si vigoureuses à l'adresse du chef que Sara dut la faire taire de force. Ses cris devenaient dangereux. Elle la maîtrisa et lui ferma la bouche de sa main.
— Ne sois pas stupide, Catherine. Que Fero veuille t'épouser n'a aucune importance pour toi. S'il ne te lie pas à lui, les autres auront le droit d'exiger que tu soies attribuée à l'un d'eux. Si tu refuses, il nous faut fuir, et fuir sur l'heure. Mais où ? Comment ?
A demi étouffée par la main rude de Sara, Catherine, cependant, se calmait peu à peu. Elle se dégagea et demanda :
— Pourquoi dis-tu que cela n'a pas d'importance pour moi ?
Parce qu'il ne s'agit pas d'un vrai mariage, du moins comme tu l'entends. Les errants ne mêlent pas Dieu à une chose aussi simple que l'accouplement de deux êtres. De plus, ce n'est pas Catherine de Montsalvy que Fero prendra pour femme, c'est une apparence, un fantôme gui disparaîtra un jour, une fille d'Egypte nommée Tchalaï.
Catherine secoua la tête et regarda Sara avec angoisse. Qu'elle restât si insensible lui semblait monstrueux. Elle paraissait trouver cela presque naturel. Chez Catherine, ce mariage soulevait l'horreur.
— C'est plus fort que moi, dit-elle. J'ai l'impression de commettre un abus de confiance... de tromper Arnaud encore une fois.
— En aucune manière... puisque tu n'es plus toi. D'autre part, ce mariage va t'assurer une position stable dans la tribu, plus personne ne se méfiera de toi.
Malgré ces exhortations, Catherine avait tout de même une impression de sacrilège en allant, ce soir-là, rejoindre Fero devant le grand feu où toute la tribu s'était réunie dans la joie. L'orage de la veille avait nettoyé le temps, laissant un grand ciel bleu sombre, doux comme un velours. Les hommes étaient revenus de la pêche avec des nasses pleines et tout le camp sentait le poisson que l'on grillait un peu partout. Les tambourins et les rebecs ronflaient aux mains des hommes. Les enfants dansaient de joie autour des chaudrons de cuisine et même les bébés piaillaient dans leurs paniers.
Tous ces préparatifs, toute cette joie qui se levait sur ses pas augmentaient encore la répugnance de Catherine. De tout son être elle refusait ce simulacre auquel on la traînait d'autant plus qu'elle craignait légitimement que le mariage fût suivi d'une vie commune, de nuits qui pouvaient être nombreuses. Elle se voyait mal dans le chariot de Fero, le servant comme faisaient les autres femmes, lui appartenant corps et âme... même si Dieu ne s'en mêlait pas. Elle avait une folle envie de fuir une bonne fois cette situation impossible, et d'autant plus qu'elle se méfiait maintenant de Fero. Il savait sa j qualité et elle l'avait cru son allié. Or, il semblait vouloir abuser de la situation. Qui pouvait dire s'il la laisserait partir lorsqu'on lui demanderait d'aller danser au château ?
"Catherine des grands chemins" отзывы
Отзывы читателей о книге "Catherine des grands chemins". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Catherine des grands chemins" друзьям в соцсетях.