Catherine, horrifiée, voyait son visage gonfler et s'empourprer, ses yeux s'injecter comme si le vin épais coulait directement sous sa peau.
Quand il n'eut plus rien sur le corps, il saisit sur un siège une longue robe de velours noir, l'enfila, serra la cordelière autour de ses reins et jeta à la jeune femme un coup d'œil mauvais tout en s'approchant d'un dressoir qui supportait des flacons.
— Maintenant, déshabille-toi, ordonna-t-il.
Une lente rougeur monta aux joues de Catherine qui serra les poings.
Un éclair de colère brilla dans ses yeux tandis que sa bouche se pinçait sur un pli d'obstination.
— Non !
Elle s'attendait à une explosion de fureur. Il n'en fut rien. Gilles poussa un soupir et, se dirigeant d'un pas nonchalant vers le fond de la pièce, il prit, sur un meuble, un long fouet de chasse.
— C'est bien, dit-il seulement. Je vais le faire moi- même... avec ceci.
Et, joignant le geste à la parole, il frappa. La longue mèche souple siffla et s'enroulant, avec une habileté diabolique, autour d'une manche flottante l'arracha d'un coup sec, non sans brûler au passage le bras de Catherine qui retint à grand-peine un gémissement. Elle comprit qu'elle était vaincue, qu'il lui fallait obéir sous peine d'être assommée à coups de fouet par cette brute.
— Arrêtez, dit-elle d'une voix morne. J'obéis !
L'instant suivant, la dalmatique soyeuse et la fine chemise tombaient à ses pieds...
Lorsque revint le jour, Catherine n'avait plus de larmes. Recrue d'horreur et de souffrance, elle était parvenue aux limites de l'épuisement. De cette nuit aux mains du sire de Rais, elle devait garder un terrible, un ineffaçable souvenir...
L'homme était fou, il n'y avait pas d'autre explication. C'était un maniaque du sang et du vice et, durant des heures, la malheureuse avait dû subir les odieuses fantaisies que dictaient à Gilles son esprit détraqué et sa virilité déclinante. Son corps meurtri, griffé, malmené, lui interdisait le sommeil et le sang coulait encore de son épaule dans laquelle le forcené avait mordu à pleines dents.
Durant toute cette nuit de cauchemar, il n'avait cessé de boire, de boire jusqu'au délire, et Catherine, plus d'une fois, avait cru sa dernière heure venue, mais Gilles s'était contenté de la rouer de coups sans presque cesser de l'injurier bassement.
En constatant la quantité de vin absorbée par son bourreau, Catherine avait espéré qu'il finirait par s'endormir, mais, quand l'aurore parut et que les guetteurs cornèrent l'ouverture des portes de la ville, Gilles n'avait pas encore fermé les yeux. Il avait seulement rejeté les couvertures et s'était levé, étirant dans la fraîcheur du matin son corps nu. Il avait revêtu ses habits, et sans même un regard à la jeune femme, inerte sur le lit dévasté, il était sorti pour aller chasser comme chaque matin. Du fond des courtines où elle essayait de trouver une position meilleure, Catherine avait entendu les appels de trompe ; les aboiements des chiens impatients de partir, puis le grondement du pont-levis que l'on abaissait.
Au-dehors, le jour de printemps devait s'annoncer beau, mais, derrière les épaisses murailles du donjon, il pénétrait à peine par les étroites fenêtres, franchissant, gris et terne, les petites vitres serties de plomb. Le feu était éteint si les chandelles, près d'en faire autant, brûlaient encore. L'épaule de Catherine lui faisait si mal que, malgré sa lassitude, elle se leva pour chercher de l'eau dans une aiguière posée un peu plus loin. Mais à peine eut-elle mis le pied à terre que la chambre se mit à tourner autour d'elle tandis que tout se brouillait dans son esprit. Elle poussa un gémissement et se laissa retomber sur le lit, vidée de ses forces. Elle se sentait affreusement faible et misérable.
Secouée de frissons, elle ramena les draps sur son corps exténué. Si elle appelait ? Peut-être qu'une servante viendrait s'occuper d'elle.
A cet instant même, la porte s'ouvrit doucement, laissant passer d'abord la tête barbue, puis l'énorme corps de La Trémoille. Avant d'entrer, le gros chambellan jeta un coup d'œil circulaire dans la chambre, puis, rassuré par l'absence de Gilles, referma la porte sur lui avec beaucoup de soin et s'avança vers le lit sur la pointe des pieds.
Les yeux grands ouverts, Catherine le regardait approcher avec angoisse. La Trémoille portait une vaste robe de chambre en soie vert pomme, abondamment garnie d'or à son habitude, et un bonnet de nuit se drapait sur son crâne à peu près chauve. Cette tenue terrifia
"Catherine : le gros chambellan avait-il l'intention de prendre immédiatement la place abandonnée par Gilles ? Prête à hurler, la jeune femme mordit le drap pour s'en empêcher.
Cependant, La Trémoille, un large sourire aux lèvres, se penchait sur elle et, lui voyant les yeux ouverts :
— J'ai entendu partir mon cousin et j'ai pensé à te rendre une petite visite, ma jolie biche. De toute cette nuit je n'ai pas dormi tant j'étais occupé de toi. Heureusement, elle est terminée, cette maudite nuit, et, de cette heure, tu m'appartiens.
Sa main grasse se tendait vers la rondeur d'une épaule dessinée par la couverture et, impatiemment, faisait glisser le tissu, cherchant la douceur de la peau. C'était l'épaule meurtrie de Catherine qui gémit de douleur tandis que La Trémoille retirait précipitamment sa main et la considérait avec stupeur : elle était tachée de sang.
— Par pitié, messire, gémit Catherine, ne me touchez pas. J'ai si mal !
Pour toute réponse, La Trémoille empoigna les draps et les rejeta au pied du lit. Le corps, marbré de bleu, griffé et maculé de sang sec ou frais, apparut. Le gros chambellan devint violet de colère.
— Le chien puant. Comment a-t-il osé l'abîmer de la sorte ; quand elle m'était réservée ! Il me le paiera ! Oh ! oui ! il me le paiera !
Malgré sa souffrance, Catherine regardait avec stupeur cette masse de graisse que la colère faisait trembloter comme une gelée, mais La Trémoille prit cet étonnement pour de la terreur. Avec une douceur inattendue, il remonta le drap de soie sur le corps blessé.
N'aie pas peur, petite ! Je ne te ferai aucun mal, moi... Je ne suis pas une brute et je vénère trop la beauté pour en user avec cette barbarie.
Tu m'appartenais et il a osé te frapper, te blesser alors que tu devais venir chez moi dès ce matin.
Apparemment, songea Catherine, c'était ce qu'il pardonnait le moins : que Gilles eût osé abîmer quelque chose qu'il considérait comme son bien. Son indignation eût sans doute été aussi forte pour un chien, ou un cheval, ou une pièce d'orfèvrerie... Mais elle décida d'en profiter tout de même.
— Seigneur, pria-t-elle, ne pourriez-vous envoyer une servante qui soignerait mon épaule ? Elle me fait affreusement mal et...
— Je vais non seulement envoyer des servantes, mais encore des valets. On va te transporter chez moi sur l'heure, belle Tchalaï... c'est bien là ton nom, n'est-ce pas ?... Tu seras soignée, réconfortée, et moi je veillerai sur toi jusqu'à ton rétablissement total.
— Mais... monseigneur de Rais ?
Un pli méchant se forma au coin des grosses lèvres humides.
— Tu n'en entendras plus parler ! Chez moi, nul n'ose entrer sans ma permission, lui comme les autres ! Il sait trop que, s'il se le permettait, je le renverrais au plus vite dans son manoir d'Anjou.
Attends-moi... je reviens.
II allait sortir, mais, poussé par une convoitise qu'il ne pouvait tout de même pas maîtriser, il posa, pardessus le drap, sa main sur la cuisse de Catherine et la caressa.
— Plus vite tu seras guérie, petite, et plus vite je serai heureux !
Car, ensuite, tu seras très gentille avec moi, n'est-ce pas ?
— Je suis votre servante, seigneur..., balbutia Catherine, inquiète d'entendre son souffle se faire plus court, mais, pour l'heure, je me sens si mal, si mal...
Il retira sa main à regret, mais ce fut pour lui tapoter la joue.
— Allons, il faut être raisonnable ! Ce n'en sera que plus agréable plus tard.
Cette fois, il sortit réellement, à une vitesse dont Catherine, soulagée, eût cru pareille masse incapable. La porte claqua derrière lui avec un bruit de tonnerre. Ne pouvant penser davantage, la jeune femme ferma les yeux, attendant qu'on vînt s'occuper d'elle. La pensée d'aller chez La Trémoille ne lui faisait pas peur. Rien ne pouvait être pire que la nuit affreuse qu'elle venait de vivre... et puis n'était-ce pas cela qu'elle était venue chercher : l'entrée chez son ennemi ?
Quelques instants plus tard, deux vieilles servantes, si laides et si ridées qu'elles rappelèrent à Catherine la vieille phuri dai, vinrent s'occuper d'elle. Ses blessures furent lavées, enduites de baume, pansées sans que les deux vieilles eussent proféré une parole. Elles étaient extraordinairement semblables et, dans leurs vêtements noirs, ressemblaient à des statues funèbres, mais leurs mains avaient une agilité et une souplesse extrêmes. Quand elles en eurent fini avec elle, Catherine se sentit déjà mieux. Et lorsqu'elle voulut les remercier, les deux vieilles s'inclinèrent sans répondre et allèrent s'asseoir au pied du lit, sans plus bouger que des souches. Au bout d'un moment, l'une d'elles claqua dans ses mains et des valets apparurent portant une sorte de civière sur laquelle les deux vieilles placèrent Catherine revêtue d'une chemise, de sa dalmatique blanche et d'une couverture de laine.
Le cortège s'engagea dans l'étroit escalier du donjon pour gagner l'étage supérieur à la porte duquel attendaient deux valets porteurs de torches. L'un d'eux se pencha lorsque la civière passa auprès de lui et Catherine retint une exclamation de surprise. Sous la livrée aux aiglettes d'azur de La Trémoille, elle venait de reconnaître, barbu et abondamment chevelu, Tristan l'Hermite en personne !
Elle ne chercha même pas à comprendre comment il était venu là.
Une véritable marée de soulagement la submergea ; fermant les yeux, elle se laissa emporter vers sa nouvelle prison.
CHAPITRE IX
La dame de La Trémoille
La façon dont on installa Catherine lui donna une idée du prix que le Grand Chambellan attachait à sa personne. Introduite dans l'une des tourelles qui accolaient le donjon, elle ne vit d'abord qu'un grand lit à courtines de serge rouge qui occupait la plus grande partie de cette petite chambre, éclairée par une mince fenêtre. Catherine y fut couchée fort soigneusement sur des matelas fort doux puis laissée à la garde des deux vieilles, ce qui ne lui causa aucun plaisir. Il y en avait toujours une dans sa chambre accroupie au pied du lit, aussi immobile et silencieuse qu'une pierre.
La jeune femme découvrit bientôt la raison de ce silence. Les deux femmes, deux jumelles, étaient muettes. Il y avait bien longtemps qu'on leur avait coupé la langue afin de les rendre définitivement discrètes. Elles étaient Grecques d'origine, comme La Trémoille en informa Catherine, mais sans lui apprendre par quel obscur cheminement ces femmes étaient venues du marché aux esclaves d'Alexandrie à la cour du roi Charles VII. Le Grand Chambellan les avait gagnées aux échecs, voici bien des années, au prince d'Orange.
Depuis, Chryssoula et Nitsa le servaient fidèlement et le suivaient dans les méandres les plus sombres de son existence. Elles avaient toujours la garde des femmes que La Trémoille attirait et se réservait.
Et elles étaient tellement semblables l'une à l'autre qu'au bout de cinq jours Catherine était encore incapable de les distinguer.
La présence continuelle de ces femmes l'obsédait. Elle eut cent fois préféré la solitude à ces ombres silencieuses, ces visages murés sur leur secret où les yeux seuls avaient l'air de vivre. Encore Catherine éprouvait- elle un malaise quand le regard de sa gardienne du moment tournait dans son orbite et glissait vers elle... De plus, la joie qu'elle avait ressentie en reconnaissant Tristan sous la défroque d'un valet s'était estompée. Elle avait espéré qu'il viendrait auprès d'elle dans les heures suivantes, mais, en dehors de La Trémoille, aucun homme n'avait franchi le seuil de sa chambrette. Seules, les deux vieilles Grecques paraissaient en avoir la permission.
Ces visites biquotidiennes du Grand Chambellan étaient pour la jeune femme autant d'épreuves. Il était, avec elle, d'une amabilité qui l'écœurait d'autant plus qu'elle était obligée d'y répondre par une amabilité égale, nuancée, au surplus, d'humilité comme il convient à une pauvre fille des quatre vents. Elle s'obligeait à demeurer au fond de son lit et à se faire infiniment plus faible et plus malade qu'elle n'était, tant elle avait peur qu'il n'en vînt à lui redemander d'être « gentille » avec lui. La seule idée d'un contact intime avec ce monument de graisse jaune lui soulevait le cœur: Elle voulait sa perte, elle voulait, de toute la force de sa haine, venger Arnaud, les siens et elle-même de ce tyran sans grandeur qui les avait réduits à la misère et menait le royaume à sa ruine. L'effort qu'il lui fallait fournir, chaque jour, pour ne rien montrer de ses sentiments profonds et pour sourire, était surhumain. Elle avait besoin, pour y parvenir, d'évoquer ce moment, pour lequel elle avait vécu durant tant de mois, où elle tiendrait enfin son ennemi à sa merci. Alors, elle retrouvait en elle des ressources d'énergie nouvelle. Mais elle s'était juré une chose, à l'aube de cette nuit infernale avec Gilles de Rais : même pour mener à bien sa mission, même pour attirer La Trémoille à Chinon, elle n'accepterait de se donner à cet être si profondément corrompu que son aspect physique avait fini par s'en ressentir. Si vraiment elle ne parvenait à le tenir à distance avant de l'avoir persuadé de quitter Amboise pour Chinon, Catherine était décidée à tuer La Trémoille, purement et simplement, quitte à être exécutée ensuite. Du moins ne la tuerait-on point sans l'entendre.
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