Mais, pour le moment, un problème l'occupait. Pourrait-elle réussir à voir Tereina sans que Fero s'aperçût de sa présence ? Cela semblait bien improbable et, dans ce cas, il lui faudrait certainement parlementer. La folie qu'avait commise, la veille même, le Tzigane en venant à sa recherche jusque dans l'enceinte du château, en laissait présager d'autres. N'allait-il pas tenter de l'arracher aux hommes d'armes chargés de la garder ?

Le trajet n'était pas long, jusqu'au camp des bohémiens. Une fois passée la barbacane d'entrée, il suffisait de descendre dans le fossé du château et Catherine n'eut pas beaucoup de temps pour se poser des questions. D'ailleurs, son esprit fut tout de suite détourné de ce souci.

Elle pensait, à cette heure matinale, trouver le camp encore endormi.

Or, il y régnait une agitation insolite.

Les femmes s'occupaient déjà à allumer les feux et à chercher de l'eau au fleuve, mais les anciens et les hommes étaient réunis près du chariot de la vieille phuri dai. Ils formaient un groupe silencieux morne, d'où se dégageait une pesante tristesse. Catherine, un instant, crut que la vieille était morte, mais elle l'aperçut bientôt, enveloppée d'un tas de chiffons et assise sur le sol. Tout ce monde, la tête levée, regardait le château avec une visible crainte. Fero n'était pas avec eux.

L'arrivée de Catherine, bien vêtue et escortée d'hommes d'armes, frappa les Tziganes de stupeur et d'angoisse. Que venait-elle chercher parmi eux, cette inconnue recueillie par charité et qui osait se présenter avec des soldats ? Déjà, quelques hommes se dirigeaient vers elle, le regard menaçant, mais Tereina qui rêvait, assise près d'un chaudron sous lequel elle avait allumé le feu, avait reconnu, elle aussi, celle qu'elle appelait sa sœur et accourait, son petit visage las illuminé de joie.

— Tchalaï ! Tu es revenue ! Je n'espérais plus te revoir.

— Je ne suis revenue que pour un instant, Tereina.

Et uniquement pour te voir. J'ai quelque chose à te demander et... tu vois, je suis surveillée.

En effet, l'agitation du camp tzigane ne devait pas plaire au sergent car il observait les visages basanés avec une visible méfiance, la main à la garde de son épée. Quant aux archers, leurs yeux aigus ne perdaient aucun mouvement de la foule et, déjà, des flèches étaient tirées des carquois. Tereina leur jeta un regard terrifié et dit, désolée :

— Hélas ! J'espérais que tu nous apportais des nouvelles de Fero.

Malgré la menace des hommes d'armes, les bohémiens s'étaient rapprochés des deux femmes, suffisamment pour entendre ce qu'elles disaient. L'un d'eux cria :

— Oui, Fero ! notre chef ! Dis-nous ce qu'il est advenu de lui, sinon ?...

— Taisez-vous ! coupa Tereina avec colère. Ne la menacez pas.

Oubliez-vous qu'elle est sa femme selon la loi ?

— Et que mes hommes tirent juste, grogna le sergent. Au large, vous autres ! Il ne doit rien arriver à cette femme, sauf si elle cherche à fuir.

Il tirait déjà son épée. Les Tziganes reculèrent, montrant les dents comme des chiens battus. Le cercle s'élargit autour des deux femmes et des soldats.

— J'ignore où est Fero, fit Catherine. Hier, je l'ai vu dans la cour du château, déguisé en paysan. Les gardes l'ont jeté dehors.

— Il y est retourné hier soir. Il savait qu'il y avait fête au château.

Il est monté avec l'un des ours, dans l'espoir de montrer ses tours pendant le festin royal. L'ours est revenu dans la nuit... seul... et blessé.

— Je te le jure, Tereina, j'ignorais que Fero était remonté au château. Quelle folie d'être revenu !

La jeune fille baissa la tête. Une grosse larme roula sur l'étoffe rouge qui la vêtait.

Il t'aime tellement. Il voulait te reprendre à tout prix. Et maintenant...

Je voudrais savoir ce qui lui est arrivé.

Les yeux en pleurs de la petite bohémienne attendrirent peut-être le cœur rude du sergent car il marmotta :

— L'homme à l'ours ? On l'a surpris en train d'escalader le donjon pour entrer par une fenêtre. Il s'est défendu comme un diable quand on l'a pris et sa bête est devenue folle. Il y a eu du grabuge. Et puis, l'ours s'est échappé...

— Et Fero ? Et mon frère ?

— On l'a jeté au cachot en attendant son jugement.

— Pourquoi le juger ? s'écria Catherine. On l'a pris essayant d'escalader le donjon, c'est entendu. Est-ce un crime si grand qu'il faille le cachot et un jugement ? Ne suffisait-il pas de le jeter dehors ?

Le visage de l'homme se ferma et ses yeux devinrent durs.

— Il était armé. Il a tué l'un des piquiers de garde. Il est juste qu'il soit jugé. Maintenant, la fille', fais ce que tu as à faire au plus vite et rentrons. Je n'aime pas m'attarder ici.

Catherine ne répliqua pas et entraîna Tereina qui avait éclaté en sanglots. La jeune fille avait compris, comme Catherine elle-même, quel sort attendait Fero. Le Tzigane avait tué, il serait pendu... sinon pire. Malgré elle, Catherine sentait des larmes brouiller ses yeux en faisant rentrer la petite bohémienne dans son chariot. Ce qu'elle avait à dire ne pouvait l'être devant tout le monde. Les soldats se contentèrent de leur emboîter le pas et de prendre la garde aux deux extrémités du véhicule.

Tereina pleurait toujours, à gros sanglots désespérés, et Catherine désolée cherchait les mots capables d'atténuer cette douleur. Malgré elle, la nouvelle de la mort prochaine de Fero lui faisait mal. Cet homme l'avait aimée jusqu'à la folie et, pour une nuit d'amour involontaire qu'elle lui avait donnée, avait tout risqué pour elle. Et maintenant, il allait mourir de cet amour insensé... Il fallait faire quelque chose. Si elle lui rap portait le philtre désiré, peut-être que la dame de La Trémoille ne lui refuserait pas la grâce du Tzigane. Mais il fallait faire vite.

Brusquement, elle saisit Tereina aux épaules, la secoua sans trop de douceur.

— Écoute-moi. Cesse de pleurer. Il faut que je remonte là-haut et que j'essaie de le sauver. Mais, avant, il faut que tu me donnes ce que je suis venue chercher.

Tereina essuya ses yeux et tenta un pauvre sourire.

— Tout ce que j'ai est à toi, ma sœur. Qu'es-tu venue chercher ?

— Il me faut ce philtre que tu m'as fait boire la nuit où... tu te souviens ? La nuit où Fero m'a appelée. Apprends-moi comment on le confectionne. Notre vie à tous dépend peut-être de cette drogue. Il m'en faut à tout prix et le plus vite possible. Peux-tu m'apprendre à la composer ?

La jeune fille la regarda avec étonnement.

— Je ne sais pas dans quel but tu me demandes cela, ; Tchalaï, mais, si tu dis que des vies humaines peuvent dépendre de ce breuvage, je ne te poserai pas d'autres questions. Sache seulement que ce philtre est long à composer, et que sa recette ne peut se communiquer. Pour le faire, il faut, outre la connaissance, quelque chose d'autre... une sorte de don ; sinon, il n'est pas pleinement efficace. Il y a les incantations qu'il faut dire et que...

— Alors, peux-tu m'en faire un peu ? coupa Catherine impatiemment. C'est très grave... très urgent !

— T'en faut-il beaucoup ? Veux-tu l'expérimenter sur plusieurs personnes ?

— Non. Sur une seule.

— Dans ce cas, j'ai ce qu'il te faut.

Tereina se glissa vers le fond de son chariot, fouilla dans une boîte cachée sous des oripeaux et en tira un petit flacon, rond, en terre brune, qu'elle vint mettre dans les mains de Catherine en refermant sur lui, tendrement, les doigts de son amie.

— Tiens. Je l'avais préparé pour toi... pour la nuit de ton mariage.

Il est donc à toi.

Fais-en l'usage que tu voudras. Je sais que, de toute façon, ce sera pour le bien.

Saisie d'une brusque impulsion, Catherine prit la petite sorcière aux épaules et l'embrassa chaleureusement.

— Même s'il arrivait du mal à Fero, je resterai ta sœur, Tereina. Je voudrais t'emmener avec moi. Mais, pour le moment, je ne peux pas.

— Et je dois rester ici. Ils ont besoin de moi, tu sais ?

Au-dehors, cependant, le sergent d'armes s'impatientait. Il écarta de son poing ferré le feutre qui fermait le chariot et passa la tête.

— Dépêche-toi un peu, femme ! J'ai des ordres. Assez parlé.

Pour toute réponse, Catherine embrassa encore une fois Tereina et glissa le flacon dans son aumônière.

— Merci, Tereina, et prends soin de toi. Moi, je vais voir si je peux quelque chose pour Fero. Adieu !

D'un souple mouvement, elle se glissa hors du chariot et rejoignit les hommes d'armes.

— Rentrons. J'ai fini.

Ils l'encadrèrent de nouveau puis, traversant la tribu rassemblée et silencieuse, ils remontèrent le fossé pour rejoindre la rampe d'accès.

Au passage, Catherine reconnut Dunicha, la fille qui l'avait obligée au combat, et détourna la tête. Mais pas assez vite cependant pour n'avoir pas saisi au vol le regard brûlant de haine de la Tzigane. Dunicha devait la rendre responsable de la capture de Fero et, sans doute, à cette heure, la détestait cent fois plus que lors du combat... Catherine, d'ailleurs, ne lui en voulut pas de ce sentiment. Dunicha, puis qu’elle aimait Fero, avait toutes les raisons de haïr celle qui le lui avait pris et pour laquelle il allait mourir. Elle se promit cependant de veiller sur elle-même ; Dunicha n'était pas fille à laisser sa haine inactive et à ne pas chercher vengeance.

Un appel de trompettes, derrière elle, la fit se retourner. Le jour, maintenant, était bien clair... Sous les rayons du soleil, la Loire scintillait entre ses rives herbeuses comme un fleuve de feu, et, sur ce fond éblouissant, passant les ponts, se détachaient les couleurs éclatantes d'un important cortège. Des chevaliers en harnois de guerre contrastant vigoureusement avec un escadron de dames en robes claires montées sur de paisibles haquenées, entouraient une grande litière dont les rideaux de soie bleue frappés de lys d'or étaient relevés. À l'intérieur, une dame soigneusement emmitouflée de mousselines blanches, une nourrice portant un bébé, deux suivantes et trois petites filles échelonnées entre trois et huit ans. Une compagnie d'archers, des pages et des hérauts précédaient le lourd véhicule au-devant duquel un porte-étendard tenait une lourde bannière sur laquelle Catherine, le cœur battant soudain un peu plus fort, lut les armes de France accolées à celles d'Anjou. D'instinct, elle s'était arrêtée, mais le sergent, déjà, la bousculait pour l'obliger à monter sur le talus herbeux avec les archers.

— La Reine ! Place ! Et n'oublie pas de t'agenouiller, l'Egyptienne, quand notre bonne dame passera.

Catherine n'avait garde d'oublier la recommandation. Marie d'Anjou, reine de France, était une femme timide et effacée, mais elle avait une excellente mémoire et Catherine, durant de longs mois, avait été de ses dames d'honneur. Il était bien improbable qu'elle la reconnût sous son déguisement d'Égyptienne, mais là, dans cette robe de servante de bonne maison, avec ce béguin de toile qui dissimulait ses cheveux, il ne restait guère pour la cacher que la teinte un peu trop foncée du visage et l'arc noir des sourcils. Déjà, la nuit passée, tandis qu'elle se mettait au lit, la dame de La Trémoille avait considéré sa nouvelle servante d'un air songeur.

— C'est drôle, avait-elle dit. Il me semble que je t'ai déjà vue quelque part. Tu me rappelles quelqu'un... mais je ne saurais dire qui...

Catherine avait béni ce bienheureux trou de mémoire et s'était hâtée de répondre que, sans doute, la noble dame se souvenait d'une de ses sœurs, venue danser au château. Il ne fallait pas que la comtesse cherchât trop longtemps. Et, de fait, elle avait paru n'y plus penser. Ce serait une catastrophe si, maintenant, la Reine la reconnaissait.

Aussi, quand la cavalcade royale suivie des cris de joie des gens d'Amboise passa auprès d'elle, se hâta-t-elle de s'agenouiller et de baisser la tête en grande humilité... d'autant plus qu'au même moment une troupe de seigneurs sortait du château pour accueillir la souveraine et qu'à la tête de cette troupe il y avait Gilles de Rais.

Heureusement il ne lui prêta aucune attention et, la litière entrée sous la voûte des remparts, Catherine crut pouvoir relever la tête ; ce fut pour voir les jambes d'un cheval arrêté devant elle tandis qu'une voix juvénile et sèche demandait :

— Qu'a fait cette femme, sergent ? Et pourquoi l'emmènes-tu ?

La hauteur du ton fit rougir Catherine qui, sans trop savoir pourquoi, se sentit coupable. Pourtant, le questionneur ne devait pas avoir beaucoup plus de dix ans. Maigre, le teint jaune, le cheveu noir et raide, ce jeune garçon était pourvu de larges épaules osseuses, d'un grand nez et d'une paire de petits yeux noirs étrangement vifs et perspicaces chez un être si jeune. 11 n'avait rien de séduisant, mais, à la manière de porter fièrement la tête, à la beauté du cheval qu'il maintenait fermement de ses mains nerveuses et, surtout, au costume mi-partie rouge, mi-partie noir et blanc, apanage des princes du sang, qu'il portait, Catherine comprit qu'elle avait en face d'elle le Dauphin Louis, fils aîné du Roi.