Il y eut un silence. Si profond que Catherine et Pierre auraient pu entendre battre leurs cœurs... Les autres, par discrétion, s'étaient un peu écartés. Elle leva vers lui un regard lumineux de reconnaissance et lui tendit ses mains qu'il mit genou en terre pour recevoir, comme tout à l'heure, dans la chambre des supplices.

Merci, mon chevalier, murmura Catherine étranglée par l'émotion.

Merci pour tout. Comment vous dire tout ce que j'éprouve à cet instant ? Il faudrait tant de mots qui ne me viennent pas.

— Ma douce dame, seul me mène l'amour de vous... Si vous aviez péri, ma vie s'arrêterait. Ne cherchez pas les mots.

Il appuya ses lèvres sur les deux mains qu'il serrait. Alors, Catherine se pencha vivement et posa un baiser sur les courts cheveux blonds du jeune homme avant de dégager doucement ses mains.

— À bientôt, messire. Et Dieu vous garde ! Aidez- moi, sire écuyer. Elle se tournait vers Armenga pour qu'il la remît en selle ; à lui aussi elle dit sa reconnaissance, qu'il accepta avec un sourire courtois. Sara et Tristan se rapprochèrent. Elle leva la main, salua joyeusement Pierre qui, debout dans l'herbe, ne la quittait pas des yeux.

— Quand nous nous reverrons, je serai redevenue Catherine, lui lança-t-elle joyeusement. Oubliez vite l'Égyptienne ! Aussi vite que je veux l'oublier moi- même ! Encore merci à vous deux !

Le layon ouvrait un fossé clair entre les falaises noires de la forêt.

Il semblait mener jusqu'à l'infini. Tristan et Sara sur les talons, Catherine piqua des deux et, au grand galop, s'élança vers l'horizon.

CHAPITRE XI

Chinon

Le soleil se couchait dans une gloire rutilante qui habillait de pourpre les hautes murailles grises de Chinon et les toits d'ardoises de la ville, solidement ceinturée de remparts qui avaient l'air de jaillir de la Vienne. Sur la rivière incendiée, les barques des bateliers glissaient sans bruit vers les arches noires du vieux pont, sous le cri des martins-pêcheurs et le vol rapide des hirondelles. C'était un beau soir, doux et tiède, déjà tout chargé de l'odeur des foins, qui s'alanguissait sur toute la vallée lorsque Catherine, suivie de Sara et de Tristan l'Hermite, franchit la première enceinte à la porte de Bessé et longea les murs de la collégiale Saint-Mexme. Un peu plus loin, une nouvelle porte et un nouveau pont- levis se montraient : la porte de Verdun qui donnait accès à la ville proprement dite. Là-haut, couronnant le tout, le triple château s'étirait en une perspective qui paraissait interminable. Fort Saint-Georges, jadis construit par les Plantagenêts, château du Milieu et, tout là- bas, le Coudray dominé par les trente-cinq mètres de son énorme donjon cylindrique... Certes, Chinon-la-Villefort méritait son surnom et Catherine contemplait avec une joie profonde le majestueux piège de pierre où viendrait bientôt se prendre son ennemi.

Mais que le temps marchait vite. Déjà l'aventure d'Amboise, avec ses rebondissements tragiques ou simplement douloureux, lui semblait loin. Et il n'y avait que trois jours, trois jours que Tristan et Pierre de Brézé l'avaient arrachée à la mort dans les caves du château royal. Après la séparation dans la forêt, Catherine, Sara et Tristan, toujours sous leurs costumes de soldats, avaient gagné le petit château de Mesvres où, enfin, Catherine avait pu redevenir elle-même. Après un bain, un savonnage et un brossage vigoureux de sa peau, elle s'était frottée à l'esprit-de-vin puis enduite d'une crème grasse à base de graisse de porc, puis lavée encore et elle avait eu la joie de voir sa peau redevenir presque aussi claire que par le passé. Il ne restait plus qu'un léger hâle doré, dû beaucoup plus à la vie au grand air qu'à la teinture du pauvre Guillaume l'Enlumineur. Elle avait aussi rejeté les fausses nattes noires qu'elle avait portées, lavé ses cheveux qui montraient maintenant une assez large bande dorée, une fois débarrassée de la pâte noire dont elle enduisait les racines. Hélas, pour retrouver sa couleur normale, il fallait couper et couper très court.

Catherine n'avait pas hésité. Elle s'était assise sur un tabouret et avait tendu à Sara une paire de ciseaux.

— Allons, enlève tout ce qui est noir.

Avec une débauche de soupirs, Sara s'était exécutée. Au sortir de ses mains, la tête de Catherine ne portait plus qu'un chaume doré et dru, à peine foncé aux pointes qu'elle coiffa à la manière d'un garçon.

Elle avait l'air, sous cette courte tignasse, d'un jeune page, mais, chose curieuse, n'y perdait rien de sa féminité.

— C'est affreux, décréta Sara. Et je ne veux pas te voir comme ça !

— Sois sans crainte, moi non plus.

Maintenant, vêtue de cendal noir sous une cape de damas de même couleur, Catherine, portant une haute coiffure en forme de croissant de mousseline noire empesée qui lui enserrait le visage, était redevenue une noble dame - tandis que Sara avait retrouvé les vêtements confortables d'une servante de bonne maison et que Tristan avait réintégré son costume de daim noir. Les passants et les commères sur le pas des portes se retournaient au passage de cette femme, si belle et si éclatante dans son deuil austère.

Passé la porte de Verdun, les trois voyageurs suivirent une rue animée. Chacun, la journée faite, baguenaudait paisiblement entre les étals et les établis tandis que des enfants, armés de pots, s'en allaient au vin ou à la moutarde. Une brise légère faisait chanter les grandes enseignes peintes et découpées sur leurs tringles de fer. Par toutes les fenêtres ouvertes, on pouvait apercevoir les feux flambants dans les cuisines où les ménagères s'activaient autour des marmites. Bien sûr, les boutiques n'étaient plus garnies comme autrefois. La guerre avait sévi si durement sur le royaume que rien n'arrivait de l'étranger et que le ravitaillement se faisait mal, mais la belle saison était venue et la terre, tout de même, produisait dans ce pays où l'Anglais n'était point passé. Les drapiers, les pelletiers et les épiciers étaient les plus atteints, privés qu'ils étaient des grandes foires de jadis, mais les fruitiers montraient de beaux légumes, voire des fleurs fraîches.

La rivière donnait son poisson, les campagnes leurs volailles. Une bonne odeur de chou et de lard emplissait la rue et fit sourire Catherine.

— J'ai faim, dit-elle gaiement. Et vous ?

— Je pourrais manger mon cheval, fit Tristan avec une affreuse grimace. J'espère que cette auberge sera bonne.

Tous trois goûtaient le répit de ce voyage paisible après les événements tragiques d'Amboise, avant ceux, chargés de violence, qui les attendaient ici. C'était comme une éclaircie entre deux orages, un entracte au milieu d'un drame.

Ils arrivaient à un carrefour où des femmes bavardaient auprès d'un puits. Non loin d'elles, des enfants jouaient au palet et, sous l'auvent d'une maison, un moine, debout sur une grosse pierre, prêchait, faisant de grands gestes dans sa robe noire élimée, clamant que cette pierre qui lui servait de support avait aidé la bonne Pucelle à descendre de cheval quand elle était venue de par Dieu trouver le gentil Dauphin, et qu'elle reviendrait un jour chasser l'Antéchrist.

Un groupe d'hommes et de femmes l'entouraient, opinant gravement du bonnet. Les maisons semblaient, là, plus belles avec des pignons plus hauts, des colombages plus neufs et des tourelles plus nobles que dans le reste de la ville. Catherine comprit que c'était là le Grand Carroi, le cœur de Chinon, et Tristan se mit en quête de l'hostellerie. Elle se trouvait un peu plus loin et, du carrefour, on pouvait voir sa belle enseigne où l'on n'avait ménagé ni les rouges ni les bleus et sur laquelle le grand saint Mexme sous son auréole avait l'air très digne, mais louchait affreusement.

On se dirigea vers l'entrée. Catherine et Sara demeurèrent en selle tandis que Tristan entrait s'enquérir de l'hôte. C'était en vérité une fort belle hostellerie, étincelante de propreté. Les petits carreaux sertis de plomb brillaient comme de minuscules soleils, reflétant les feux intérieurs, et les belles poutres sculptées, qui avançaient au-dessus du seuil, semblaient époussetées de frais. Bientôt Tristan revint flanqué d'un long personnage, pourvu d'un système pileux qui lui mangeait à peu près tout le visage. De la forêt de barbe, de sourcils, de moustaches d'un beau gris souris qui lui habillait la figure, jaillissait un nez imposant qui affectait la forme gracieuse d'un pied de marmite et un fulgurant regard noir aussi peu rassurant que possible. Mais à la toile blanche immaculée qui le vêtait, à sa haute toque et à l'imposant couteau qui lui barrait le ventre, Catherine comprit que ce devait être là maître Agnelet, le propriétaire de la Croix du Grand Saint-Mexme, et réprima un sourire. Cet agnelet-là ressemblait furieusement à un vieux loup-cervier.

Mais l'imposant personnage se pliait en deux devant elle avec toutes les marques d'un profond respect et, à l'éclair blanc qui brilla au milieu de sa barbe, Catherine comprit qu'il souriait.

— C'est un grand honneur pour moi, noble dame, de vous accueillir dans ma maison. Les amis de messire de Brézé sont chez eux ici... Mais je crains de ne pouvoir vous donner qu'une petite chambre, encore que bien installée. La nouvelle est venue hier de la prochaine arrivée du Roi, notre sire et, certaines de mes chambres sont retenues d'avance.

— Ne vous tourmentez pas, maître Agnelet, répondit Catherine en acceptant la main qu'il lui offrait, galamment, pour l'aider à descendre de cheval. Pourvu que vous nous logiez, ma suivante et moi, et que nous soyons en paix chez vous, tout sera bien. Quant à maître Tristan je pense que vous pourrez...

— Ne vous souciez pas de moi, dame Catherine, interrompit le Flamand ; je repars aussitôt le souper terminé.

Catherine leva les sourcils.

— Vous repartez ? Où allez-vous donc ?

— À Parthenay, où je dois joindre le connétable, mon maître. Il n'y a plus de temps à perdre. Mais je ne ferai qu'aller et venir. Maître Agnelet, vous savez ce que vous avez à faire ?

L'hôte cligna de l'œil et sourit, derechef, d'un air complice.

— Je sais, messire, les seigneurs seront prévenus. Et la noble dame sera pleinement en sûreté chez moi. Donnez-vous la peine d'entrer, vous serez servis dans l'instant en particulier.

Les trois voyageurs, conduits par maître Agnelet, pénétrèrent dans l'auberge tandis que deux valets emmenaient les chevaux à l'écurie et qu'un troisième s'emparait des bagages. Une forte commère, dont les joues rouges semblaient vernies et dont les lèvres charnues s'ornaient d'une ombre de moustache, mais qui portait croix d'or au cou et robe de belle futaine fine, vint faire la révérence à Catherine. Agnelet la présenta avec un légitime orgueil.

— Ma femme, Pernelle ! C'est une Parisienne !

La Parisienne, en se tortillant et en minaudant beaucoup, précéda Catherine au fond de la salle et ouvrit une petite porte qui donnait sur une belle cour dallée et fleurie. Un escalier de bois en partait et menait à la galerie couverte qui desservait les chambres. Elle alla tout au bout et ouvrit une jolie porte de chêne ouvragée.

— Je crois que Madame sera bien ici. Du moins elle sera tranquille.

— Grand merci, dame Pernelle, répondit la jeune femme. Je suis, comme vous voyez, en deuil et souhaite avant tout la paix.

— Certes, certes, fit l'hôtelière. Je sais ce que c'est... Mais nous avons, ici près, l'église Saint-Maurice où le desservant est plein de compréhension et d'aménité. Il faut l'entendre, au prône ou à la confession. Sa voix est un velours pour l'âme meurtrie et...

Mais, sans doute, maître Agnelet, demeuré en bas, connaissait-il bien son épouse car il hurla :

— Holà, ma femme ! Venez céans et laissez reposer la noble dame..., coupant net le flot de paroles de dame Pernelle.

Catherine lui sourit.

— Envoyez-moi mon compagnon, dame Pernelle, et faites-nous monter à souper promptement ! Nous sommes las et affamés.

— Tout de suite, tout de suite...

Sur une dernière révérence, la bonne dame disparut laissant Catherine et Sara en tête à tête. La bohémienne inspectait déjà les lieux éprouvant le moelleux des matelas, les fermetures de la porte - et de la fenêtre. Celle-ci donnait sur la rue et permettait de surveiller les allées et venues des passants. Le mobilier était simple mais de belle qualité, de cœur de chêne et de fer forgé. Quant aux tentures, d'un joyeux rouge clair, elles faisaient de cette petite chambre un lieu agréable à vivre.

— Nous serons bien ici, fit Sara avec satisfaction.