Depuis tantôt soixante ans qu'il respirait sur cette terre, Gaucourt avait toujours combattu l'Anglais qui, après le siège d'Harfleur, par lui magnifiquement défendu en 1415, l'avait gardé dix ans dans ses geôles. C'était un Berrichon lent, pesant comme les bœufs de ses champs, obstiné et vaillant, mais non dépourvu de finesse. Fidèle au Roi jusqu'à l'aveuglement, il ne savait pas dissimuler. Jehanne d'Arc, dans les débuts, lui avait inspiré de la méfiance et il avait lutté contre elle, mais Gaucourt avait trop d'honnêteté foncière pour ne pas savoir reconnaître quand il se trompait. Sa présence, cette nuit, dans la cave d'Agnelet en était la meilleure preuve.

L'homme qui le suivait était infiniment plus jeune, plus sec aussi.

Sa physionomie n'avait rien de remarquable et fut passée facilement inaperçue sans le regard implacable de ses yeux gris. C'était le lieutenant du gouverneur. Il se nommait Olivier Frétard. À trois pas derrière son chef, il portait sous son bras le heaume que Gaucourt avait ôté et ne regardait pas l'assemblée. Mais Catherine eut l'impression que cet homme aux yeux glacés ne perdait ni un geste ni une expression de leurs visages.

Cependant, Raoul de Gaucourt achevait de descendre l'escalier. Il saluait du geste les conjurés, mais allait se planter devant Catherine.

L'ombre d'un sourire passa sur son visage fermé.

— J'ai infiniment plus de plaisir à accueillir à Chinon Madame de Montsalvy que je n'en eus jadis, à Orléans, à recevoir Madame de Brazey, lui décocha-t-il sans préambule. Du diable si j'aurais pensé alors que c'était par amour pour Montsalvy que vous vous étiez fourrée dans ce guêpier ! D'autant plus qu'il a tout fait pour vous faire prendre, votre noble époux.

Malgré elle, Catherine rougit. C'était vrai. Sans l'intervention de la Pucelle, qui l'avait sauvée sur le chemin de l'échafaud, Catherine aurait fini ses jours au bout d'une corde sur l'ordre d'un tribunal que présidaient Gaucourt et Arnaud. Aveuglé alors par la haine, il ne rêvait que de se débarrasser d'elle... Pourtant, de ces terribles souvenirs, elle ne conservait aucune amertume... Ce qu'il en restait, c'était... oui, c'était un peu de regret. Elle soutint sans faiblir le regard du vieux chef.

— Me croirez-vous, messire, si je vous dis que je regrette ce temps ? Celui qui est devenu mon époux bien-aimé était alors vivant, en pleine force, même s'il employait cette force contre moi. Comment ne regretterai s-je pas ?

Quelque chose s'adoucit dans le regard qui la dévisageait.

Brusquement, Gaucourt saisit sa main, la porta à ses lèvres et la laissa retomber sans plus de douceur.

— Allons, marmotta-t-il. Vous êtes sa digne femme. Et vous avez fait du bon travail, mais, trêve de galanteries. Maintenant, messieurs, il faut régler notre expédition. Le temps presse. La Trémoille n'aime pas ce château et il n'y restera pas longtemps. Si vous êtes d'accord, demain dans la nuit nous agirons.

— Ne devons-nous pas attendre les ordres du Connétable ? objecta Brézé.

— Les ordres ? Quels ordres ? grogna Gaucourt. Nous avons un travail à faire, il faut le faire vite. Au fait, où est passé maître Agnelet ? Il doit bien y avoir encore du vin dans sa cave. Je meurs de soif !

— Il est au-dehors, dit Jean de Bueil. Il veille.

Mais il eut à peine le temps de finir sa phrase. Agnelet en personne revenait, armé de sa lampe à huile et précédant deux hommes couverts de poussière et visiblement exténués, mais dont la vue arracha à Catherine une exclamation de plaisir car le premier de ces hommes n'était autre que Tristan l'Hermite. Mais ce fut Prégent de Coétivy qui les accueillit.

— Ah ! l'Hermite ! Rosnivinen ! Nous vous attendions. Je pense que vous nous apportez les ordres du Connétable ?

En effet, répondit Tristan. Voici messire Jean de Rosnivinen qui doit le représenter pour l'exécution. Car, bien entendu, il ne saurait être question qu'il vienne lui-même. Vous savez tous l'inimitié que lui voue le Roi. Il ne faut pas que notre sire croie à une vengeance, mais bien à une opération de salubrité publique.

Tout en parlant, il s'approchait de Catherine, et, respectueusement, s'inclinait devant elle.

— Monseigneur le Connétable m'a chargé, Madame, de baiser pour lui la belle main qui nous a ouvert Chinon. Il vous est profondément reconnaissant et espère que vous voudrez bien, dans l'avenir, le compter au nombre de vos plus dévoués serviteurs.

Ce petit discours fit un effet extraordinaire. Catherine sentit, aussitôt, l'atmosphère changer. Jusque-là, malgré leurs paroles courtoises, elle n'avait pas été à son aise au milieu de ces hommes.

Elle devinait confusément que la déférence qu'on lui témoignait s'adressait surtout au nom et au souvenir d'Arnaud, non à la femme qu'elle était. Son comportement devait leur sembler trop étrange, trop éloigné des habitudes. Sans doute pensaient-ils qu'elle aurait dû, selon la coutume, remettre le soin de sa vengeance à quelque champion et attendre le résultat, dans la prière et la méditation, au fond d'un couvent. Mais elle était décidée à jouer jusqu'au bout le rôle qu'elle s'était assigné. Qu'importait ce que pensaient les hommes !

Sans rien dire, Raoul de Gaucourt vint prendre sa main et la mena au centre des tonneaux, la fit asseoir et s'installa près d'elle.

— Prenez place, messeigneurs, et mettons-nous d'accord une bonne fois. Il en est temps. Agnelet, apportez-nous à boire et disparaissez.

L'aubergiste se hâta d'obéir, disposant gobelets et pichets sur une planche posée entre deux tonneaux avant de s'éclipser. Le silence avait régné dans la grotte durant tout le temps de ce travail. Quand il eut disparu seulement, Gaucourt fit du regard le tour de l'assemblée.

Vous savez déjà le principal. La Trémoille habite la tour du Coudray, gardé par quinze arbalétriers. C'est dire que, sans moi, vous ne pourriez même pas approcher. Sous ma juridiction immédiate, j'ai les trente hommes qui composent la garnison normale du château. Avec le Roi sont arrivés quelque trois cents hommes d'armes, tous aux ordres du Chambellan bien entendu, Français et Écossais. Première question, avez-vous des soldats ?

— J'ai cinquante hommes cantonnés dans la forêt, répondit Jean de Bueil.

— Ce sera suffisant, fit Gaucourt. Nous bénéficierons de la surprise, de l'importance du château qui oblige à disséminer les troupes sur tout le plateau entre le fort Saint-Georges et le Coudray et du fait que je serai à votre tête, moi le gouverneur. Mais, d'autre part, la poterne que je vous ouvrirai, demain à minuit, si nous sommes d'accord, et qui est la plus proche du donjon, se trouve entre la tour du Moulin et la tour polygonale où loge le plus solide soutien de La Trémoille, autrement dit le maréchal de Rais...

À l'évocation de Gilles, Catherine frissonna et devint pâle. Elle dut serrer les dents, mordre ses lèvres pour lutter contre la peur que ce simple nom faisait lever en elle. Toute à la joie d'approcher du but, elle avait oublié l'effrayant seigneur à la barbe bleue... Mais Jean de Bueil répondit :

— Je loge, moi aussi, à la tour polygonale, je ferai entrer les hommes dans le château, puis je regagnerai la tour avec Ambroise de Loré, par exemple. A nous deux, nous immobiliserons Gilles de Rais.

Il ne pourra pas sortir de ses appartements.

Ce fut dit si calmement que sa peur s'atténua. Gilles de Rais, pour ces chevaliers, n'avait rien d'effrayant.

Le gouverneur fit un signe d'approbation.

— Fort bien. Vous aurez donc à vous occuper de Rais. Moi-même et Olivier Frétard, mon lieutenant que voici, nous veillerons à neutraliser autant que possible les gardes en les écartant du Coudray.

Les cinquante hommes de Bueil, conduits par Brézé et Coétivy, avec Rosnivinen et l'Hermite, attaqueront le Grand Chambellan qui loge seul dans le donjon.

— Où loge le Roi ? demanda Catherine.

Dans le château du Milieu, le logis qui fait suite à la Grand Salle. La Reine lui demandera de passer la nuit auprès d'elle, chose qu'il ne refuse jamais car, à sa manière, il aime sa femme pour sa douceur et pour le calme qu'il trouve auprès d'elle. La Reine fera tout pour l'apaiser en cas d'alerte... Le plus difficile sera l'approche du château.

Les nuits sont claires et les sentinelles qui veillent aux remparts pourraient fort bien donner l'alarme... auquel cas tout serait perdu.

Vous veillerez donc, messieurs, à ce que vos hommes ne portent aucune pièce d'armure, aucun vêtement d'acier dont le bruit serait dangereux. Rien que du cuir ou de la laine...

— Les armes ? demanda brièvement Jean de Bueil.

— La dague et l'épée pour les gentilshommes, la hache et la dague pour les soldats. C'est donc bien compris : à minuit, nous ouvrons la poterne. Vous entrez. Puis Bueil et Loré se dirigent vers la tour de Boisy tandis que les autres s'occupent du donjon. Coétivy et Tristan l'Hermite, avec une dizaine d'hommes, l'entoureront tandis que Brézé et Rosnivinen monteront à l'étage exécuter La Trémoille.

De la tête, les conjurés approuvèrent. Alors, s'éleva la voix claire de Catherine.

— Et moi ? demanda-t-elle froidement.

À mesure que parlait Gaucourt, l'indignation s'enflait dans son cœur en constatant qu'aucun rôle ne lui était réservé. Elle ne pouvait plus se taire. Il y eut un silence. Tous les regards se portèrent sur elle, et, dans tous, elle lut la même réprobation, jusque dans celui de Pierre de Brézé. Mais ce fut encore Gaucourt qui traduisit le sentiment général.

— Madame, dit-il courtoisement mais fermement, nous vous avons demandé de venir cette nuit pour que vous sachiez ce qui va être fait. C'était normal, et nous vous le devions. Mais ce qui nous reste à faire nous regarde, nous les hommes. Vous avez grandement mérité notre gratitude, certes, pourtant...

Un moment, sire gouverneur, coupa la jeune femme en se levant brusquement. Je ne suis pas venue à Chinon uniquement pour recevoir des compliments, entendre de belles paroles, et ensuite demeurer tranquillement dans mon lit tandis que vous attaquerez votre gibier. Je veux y être !

— Ce n'est pas la place d'une femme, s'écria Loré. Foin de jupons pour un combat !

— Oubliez que je suis une femme. Ne voyez en moi que l'émanation, le représentant d'Arnaud de Montsalvy.

— Les soldats ne comprendront rien à votre présence.

— Je m'habillerai en homme. Mais, encore une fois, messeigneurs, je veux y être. C'est mon droit absolu. Je le revendique.

Il y eut un silence. Catherine les vit se consulter tous du regard.

Même Brézé était hostile à sa présence ; elle le comprit fort bien à son attitude. Seul, Tristan osa plaider pour elle.

— Vous ne pouvez pas lui refuser cela, dit-il gravement. Vous avez accepté le danger insensé qu'elle a couru pour vous rendre possible cette attaque, et maintenant vous la rejetez ? La priver de la victoire serait injuste.

Sans répondre, Raoul de Gaucourt se dirigea vers l'escalier taillé dans le roc, posa le pied sur la première marche et, là seulement, se retourna.

— Vous avez raison, Tristan. Ce serait injuste. À demain, vous tous. A minuit.

Le ton était sans réplique. Personne n'osa la moindre protestation.

Ignorant Pierre de Brézé qui lui offrait sa main pour la reconduire à sa chambre, Catherine alla prendre le bras de Tristan.

— Venez, mon ami. Il est temps pour vous de vous reposer, dit-elle affectueusement l'entraînant vers la sortie de la grotte.

Elle refusa même de voir l'air malheureux de Pierre. Il ne l'avait pas aidée, tout à l'heure. Elle lui en voulait comme d'une trahison.

Lorsqu'elle rentra dans sa chambre Sara se souleva sur un coude et la regarda.

— Alors ? fit-elle.

— C'est pour demain, à minuit.

— Ce n'est pas trop tôt. Nous allons enfin voir la fin de cette folle aventure.

Et, satisfaite de cette conclusion, Sara se tourna de l'autre côté et reprit son sommeil interrompu.

La nuit de juin était claire et tiède. Dans le pourpoint de drap sombre étroitement lacé qu'elle portait, Catherine avait trop chaud en montant au milieu des autres, vers le triple château. Auprès d'elle, au coude à coude, marchaient Bueil, Loré, Coétivy, Brézé et Rosnivinen.

Tristan était derrière, avec les hommes d'armes, fermant la marche.

Cette troupe de cinquante hommes se déplaçait sans faire plus de bruit qu'une armée de fantômes. Les ordres de Jean de Bueil étaient formels et stricts : pas d'armes, dont l'acier pouvait tinter. Les hommes ne portaient que du buffle, mais à toutes les ceintures pendaient les dagues et les haches. Il était impossible de rien lire sur tous ces visages fermés. Silencieux, disciplinés comme une machine de guerre bien huilée, ils montaient d'un même pas vers les murailles d'instant en instant plus proches. L'ombre d'une tour polygonale s'étendit sur eux, les protégea.