Comme elle se sentait seule, tout à coup, abandonnée... presque méprisée ! Hier, elle avait dû supporter le regard vert, chargé de dédain du comte de Pardiac. Et, ce matin, Sara la fuyait ; comme si, d'un seul coup, le lien qui les unissait l'une à l'autre avait été tranché...

Ce lien, Catherine comprenait maintenant qu'il avait ses racines au plus sensible de son cœur. Sa rupture la laissait amputée d'une partie d'elle-même... une partie qui pouvait bien être l'estime de soi.

Son premier mouvement avait été de se jeter hors de sa chambre.

Elle voulait faire poursuivre Sara, la faire ramener au besoin par la force. Depuis le petit matin où elle avait dû fuir, depuis l'ouverture des portes, elle n'avait pas pu faire beaucoup de chemin. Mais Catherine se ravisa. Lancer les gens d'armes du Roi sur la piste de l'excellente femme comme derrière un malfaiteur ? Elle ne pouvait pas lui faire cela. L'orgueil natif de Sara ne le lui pardonnerait jamais et plus rien, alors, ne redeviendrait possible entre elles. La seule solution, c'était de courir elle-même à sa recherche... Elle y était décidée. Pourquoi avait-il fallu qu'au moment où elle achevait de s'habiller un page ait frappé à sa porte et, genou en terre, ait remis un nouveau message... un message qui, cette fois, venait de Pierre.

« Si vous m'aimez un peu, ma bien-aimée, venez... venez cet après-midi me voir. J'éloignerai tout le monde... Mais venez ! La fièvre de vous me brûle plus que ma blessure. Je vous attends... Ne refusez pas.»

Les mots brûlaient ses yeux comme le souffle du jeune homme avait, la veille, enflammé ses lèvres. Une brutale envie de courir tout de suite vers lui, de pleurer dans ses bras, lui vint. Elle la repoussa.

Mais le charme du billet avait opéré. Catherine n'avait plus le désir de courir après Sara et, pour cela, se donnait toutes les raisons... Après tout, sa vieille amie ne s'en allait pas au bout du monde, là où elle ne pourrait jamais la retrouver. Elle ajlait simplement à Montsalvy...

Cette histoire s'arrangerait, un jour ou l'autre. De plus, courir après Sara serait lui donner une telle importance que Catherine s'en trouverait amoindrie. Le même sentiment qui l'avait, la veille, empêchée de frapper à la porte, la retint de faire seller un cheval.

À vrai dire, Catherine évitait de s'examiner de trop près.

Inconsciemment, elle n'était pas fière d'elle- même, mais plus sa nature réelle protestait, plus elle s'ancrait dans sa révolte. Le sourire de Pierre avait mis un bandeau sur ses yeux. Il représentait quelque chose qu'elle croyait ne plus jamais pouvoir atteindre : l'amour, le plaisir, la douceur de se laisser adorer, de vivre agréablement dans un monde sans souffrances, tout ce qui, en somme, était l'apanage de la prime jeunesse. Elle était comme l'alouette fascinée par l'étincelant miroir. Ses yeux ne voulaient, ne pouvaient plus rien voir d'autre...

Au seuil de la tour où logeait Brézé, le même page que le matin l'attendait pour la conduire chez son maître. Il salua profondément, puis s'acquitta en silence de sa mission. Une porte s'ouvrit sous sa main et Catherine, un peu éblouie, se retrouva dans une pièce inondée des feux du soleil couchant, où Pierre était étendu dans son lit.

— Enfin ! s'écria-t-il en tendant les deux mains vers elle tandis que le page s'éclipsait discrètement et que la jeune femme s'avançait jusqu'auprès du lit. Voilà des heures que je vous attends !

— J'hésitais à venir, murmura-t-elle, troublée de le trouver dans ce lit.

Jamais il ne lui avait paru plus beau, plus attirant qu'à cet instant. La puissance de son torse nu se détachait sur la courtepointe et les oreillers de soie rouge. Un pansement couvrait son épaule gauche, mais il ne semblait pas souffrir outre mesure. Son visage était un peu pâle, peut-être, mais ses yeux brillaient. Et si la fièvre était sans doute pour quelque chose dans la chaleur insolite des mains qui tenaient celles de Catherine, elle n'en était pas la seule cause.

— Vous hésitiez ? reprocha-t-il doucement en cherchant à l'attirer à lui. Pourquoi ?

Elle résista, saisie d'une gêne subite. L'insolite de sa présence dans cette chambre d'homme lui apparut tout à coup.

— Parce que je ne devrais pas être là. Songez à ce que l'on dirait si l'on m'y surprenait. Après ce qui s'est passé hier...

— Il ne s'est rien passé hier. Je me suis démis l'épaule en tombant dans un escalier. J'ai un peu de fièvre, je suis resté à la chambre. Quoi de plus normal ? Vous êtes venue, charitable comme un ange, prendre de mes nouvelles ? Quoi de plus naturel ?

— Et... Cadet Bernard ?

— Il chasse avec le Roi qui, comme vous le savez sans doute, courre le sanglier depuis ce matin. Et puis, est-ce que vous croyez que je vais me laisser intimider par lui ? Venez vous asseoir là. Vous êtes trop loin... Et puis, ôtez le voile qui cache votre ravissant visage.

Elle lui obéit en souriant, attendrie de lui voir ces exigences d'enfant gâté qui contrastaient si fort avec sa vigueur orgueilleusement épanouie.

— Voilà, dit-elle. Mais je ne reste qu'un instant. Le Roi ne va pas tarder à rentrer et Cadet Bernard avec lui.

— Je ne veux plus entendre son nom, Catherine ! s'écria le jeune homme qui rougit de colère. Encore une fois, vous êtes libre et il n'a rien à voir entre nous. Il vous a traitée indignement. Il aura encore à m'en rendre raison !... Mais, douce amie, ajouta-t-il, donnez-moi le droit de veiller sur vous.

— Mais... je ne vous en empêche pas, fit Catherine avec un soupir.

Veillez sur moi, mon ami... J'en ai grand besoin !

Et moi je le désire de toutes mes forces. Vous n'avez pas encore compris combien je vous aime, Catherine ; sinon vous m'auriez déjà dit oui.

Tout en parlant, il l'attirait insensiblement à lui et, tout doucement, avait posé ses lèvres sur les paupières qu'elle baissait. Sa voix se faisait berceuse, presque ronronnante.

— Pourquoi attendre ? Depuis votre rentrée en grâce, il n'est personne ici qui ne s'attende à ce que nous annoncions nos fiançailles.

Le Roi lui-même...

— Le Roi est bien bon... mais je ne saurais, si tôt...

— Si tôt ? Tant de femmes se remarient à peine un mois après la mort de leur époux. Vous ne pouvez demeurer ainsi, seule en face du monde, vainement belle. Il vous faut une épée, un défenseur, comme il faut un père à votre enfant.

Ses lèvres descendaient, à petits baisers rapides, jusqu'à celles de la jeune femme. Il s'en empara avec passion et, sous le baiser, elle ferma les yeux, envahie d'un délicieux bien-être, toute sa tristesse envolée.

— Dites que vous voulez bien, mon amour, pria-t-il tendrement.

Laissez-moi vous faire mienne à la face de tous ! Dites oui, Catherine, ma mie.

Le mot tendre creva l'ensorcelant brouillard dans lequel Catherine se laissait couler avec bonheur. « Ma mie ! » Arnaud l'appelait comme cela... et avec quel amour ! Elle crut entendre encore la voix de son époux lorsqu'il murmurait ces mots à son oreille. « Catherine, ma mie. » Personne ne savait le dire comme lui... Les yeux soudain humides mais les lèvres sèches, elle balbutia :

— Non... C'est impossible !

Elle s'écartait de lui, l'obligeait à dénouer les bras qui l'instant précédent la serraient si fort. Il se plaignit, avec une pointe d'irritation : — Mais pourquoi impossible ? Pourquoi non ? Cela ne surprendra personne, je vous l'ai déjà dit. Pas même les vôtres. La dame de Montsalvy, elle-même, s'attend à ce que vous deveniez ma femme.

Elle comprend que vous ne pouvez demeurer seule.

Brusquement, Catherine s'était levée. Pâle jusqu'aux lèvres elle regardait Pierre avec des yeux à la fois incrédules et terrifiés.

— Qu'est-ce que vous avez dit ? J'ai mal entendu.

Il se mit à rire, tendant de nouveau les mains vers elle.

— Comme vous voilà effarée ! Mon cœur, vous faites une montagne de choses bien naturelles et...

— Répétez ce que vous avez dit, articula durement Catherine.

Qu'est-ce que ma belle-mère a à faire dans tout ceci ?

Pierre ne répondit pas tout de suite. Le sourire s'était effacé de ses lèvres, ses sourcils se froncèrent légèrement.

— Je n'ai rien dit d'extraordinaire ! Mais quel ton vous employez, ma chère !

— Laissez le ton que j'emploie et, pour l'amour de Dieu, répondez-moi. Que vient faire ici la dame de Montsalvy ?

— Peu de chose, en vérité. Je vous ai seulement dit qu'elle s'attendait à ce que vous deveniez ma femme. Lors de mon voyage là-bas, je lui ai confié le grand amour que vous m'avez inspiré, je lui ai dit mon désir ardent de vous épouser et la foi que j'avais dans ma victoire auprès de vous. C'était normal... je craignais tellement qu'elle ne voulût vous obliger à vivre dans le souvenir et dans ce vieux pays d'Auvergne. Mais elle a fort bien compris.

— Elle a compris ? fit Catherine douloureusement, en écho... Mais à quoi pensiez-vous pour oser lui dire cela ? Qui vous avait permis d'annoncer une chose pareille ?

— Le visage décomposé de la jeune femme impressionna Pierre.

Sentant instinctivement qu'il lui fallait se défendre contre un danger imprévu, il se drapa dans la courtepointe et sauta à bas de son lit.

Catherine s'était laissée tomber sur un banc, les yeux lourds de larmes contenues, les doigts froids et tremblants. Elle répétait : Pourquoi... mais pourquoi avez-vous fait cela ? Vous n'en aviez pas le droit...

Il s'agenouilla auprès d'elle, prit entre les siennes les mains glacées.

— Catherine, chuchota-t-il, je ne comprends pas votre désolation.

J'admets que je me suis un peu trop hâté, mais je voulais savoir si vous n'auriez pas d'obstacles au cas où vous accepteriez de m'épouser.

Et puis, un peu plus tôt un peu plus tard...

Il était sincèrement désolé, elle le comprit et n'eut pas, sur le moment, le courage de lui en vouloir. Brutalement réveillée de l'état de rêve où elle vivait depuis des semaines, elle n'accusa pourtant qu'elle-même... Mais elle le regarda avec des yeux désolés.

— Et que vous a dit ma belle-mère ?

— Qu'elle espérait que nous serions très heureux, que je saurais vous donner le rang, la vie dont vous êtes digne.

— Elle a dit ça ? fit Catherine d'une voix étranglée.

— Mais oui... Vous voyez bien que vous vous désolez pour rien.

Repoussant les mains qui tentaient de la retenir, Catherine se leva.

Elle eut un petit rire sec.

— Pour rien... Écoutez bien, Pierre : vous avez eu tort de dire cela à cette noble femme sans raison.

D'un bond il se releva. Cette fois il était furieux et l'empoigna aux épaules.

— Quittez cet air de somnambule ! Regardez-moi ! Ce que vous dites est stupide. Je ne lui ai pas fait de mal et vous n'avez pas le droit de nous en punir tous les deux. C'est de l'orgueil, Catherine ! La vérité, c'est que vous craignez d'être mal jugée. Mais vous avez tort.

Vous êtes libre, je vous l'ai dit et redit cent fois. Votre mari est mort...

— Non ! jeta Catherine farouchement.

Ce fut à Pierre de vaciller sous le choc. Ses mains retombèrent sans forces tandis qu'il regardait la jeune femme dressée devant lui, les dents serrées, les poings crispés.

— Non ? Que voulez-vous dire ?

— Rien d'autre que ce que je dis. Mon époux, s'il est mort pour la loi humaine, pour tous les hommes de ce monde, ne l'est pas sous le regard de Dieu.

— Je ne comprends pas... Expliquez-vous.

Alors, une fois encore, elle fit le lamentable récit, elle avoua l'affreuse vérité, mais, à mesure qu'elle parlait, elle éprouvait une sorte de délivrance. C'était comme si elle dépouillait la griserie des derniers temps, cette attirance à la fois romantique et sensuelle qui l'avait jetée un instant dans les bras de ce garçon. En affirmant la réalité vivante d'Arnaud, elle reprenait conscience de son amour pour lui. Elle avait cru pouvoir se détourner de lui, l'oublier, mais voilà qu'il se dressait de nouveau, incroyablement présent, entre elle et l'homme qu'elle avait cru aimer. Lorsqu'elle eut tout dit, elle planta son regard violet droit dans celui de Pierre.

— Voilà. Maintenant, vous savez tout... Vous savez surtout qu'en parlant mariage à cette pauvre mère vous avez commis une mauvaise action... mais dont je suis entièrement responsable. Je n'aurais pas dû vous laisser le moindre espoir.

Il se détourna, resserrant machinalement autour de ses reins l'étoffe rouge qui glissait en un geste dérisoire qui avait quelque chose de touchant. Tout à coup, il semblait avoir vieilli de dix ans.