Aidée par Saturnin, elle descendit de cheval, s'avança vers le Normand. Il la regardait approcher sans faire un geste, sans faire un pas vers elle. Elle tenta de sourire.

— Gauthier ! s'écria-t-elle. Quelle joie de te retrouver !

Mais aucune parole de bienvenue ne sortit de cette bouche serrée.

Rien qu'un sec :

— Est-ce que vous êtes seule ?

— Comment ? fit-elle abasourdie.

— J'ai demandé si vous étiez seule ? répéta le Normand sans s'émouvoir. Il n'est pas avec vous, ce beau dameret blond que vous devez épouser ? Sans doute est-il demeuré un peu en arrière pour vous laisser faire seule votre entrée.

Catherine rougit brusquement, autant de mortification que de colère. L'insolence de Gauthier la confondait. Il osait l'attaquer brutalement, devant tous, lui demander des comptes... Si elle ne voulait pas perdre la face aux yeux de ses paysans, il lui fallait réagir..

Redressant son petit menton, elle s'avança résolument vers le portail.

— Place ! dit-elle sèchement. Qui t'a permis de me poser des questions ?

Gauthier ne broncha pas. Il continuait de boucher le passage de son immense stature. Tristan fronça les sourcils, porta la main à son épée.

Mais Catherine retint son geste.

— Laissez, ami Tristan. Ceci me regarde. Allons, ordonna-t-elle durement, laisse-moi passer ! Est-ce ainsi que l'on accueille la maîtresse d'un lieu qui rentre au logis ?

— Ce n'est pas votre logis, c'est celui de l'abbé. Quant à être maîtresse ici, dame Catherine, en êtes-vous encore digne ?

— Quelle outrecuidance ! s'écria Catherine hors d'elle. Ai-je des comptes à te rendre ! C'est ma belle- mère que je veux voir.

Comme à regret, Gauthier s'écarta. Catherine s'avança, très droite, passa devant lui et pénétra dans la cour de l'abbaye. Alors, froidement, il jeta :

— Dépêchez-vous alors ! Car elle ne vivra plus longtemps.

Catherine s'arrêta net, frappée de plein fouet. Un instant, elle se figea puis, lentement, tourna vers le Normand un regard épouvanté.

— Comment ? balbutia-t-elle. Qu'as-tu dit ?

— Qu'elle est en train de mourir. Mais, au fond, cela ne doit pas vous tourmenter beaucoup. C'est encore un lien gênant qui va tomber.

— Je ne sais pas qui tu es, l'ami, jeta Tristan furieux, mais tu as de singulières façons. Pourquoi cette brutalité envers ta maîtresse ?

— Qui êtes-vous ? demanda Gauthier dédaigneusement.

— Tristan l'Hermite, écuyer de Monseigneur le Connétable, chargé par le Roi de ramener la comtesse de Montsalvy chez elle et de veiller à ce que nul mal ne lui advienne. Tu es satisfait ?

Gauthier fit signe que oui. Il arracha une torche qui brûlait près de la voûte de son crampon de fer et, silencieusement, précéda les voyageurs vers la maison des hôtes de l'abbaye. Après l'agitation du village le silence du couvent était saisissant. Les moines étaient déjà retirés dans leurs dortoirs, l'abbé était invisible. Seules quelques chandelles brûlaient derrière les petites fenêtres de l'hôtellerie. Sur le seuil, il n'y avait personne et Catherine, soudain, arrêta Gauthier en le prenant par le bras.

— Et Sara ? Est-elle ici ?

Il la regarda avec des yeux surpris.

— Pourquoi serait-elle ici ? Elle ne vous quittait jamais...

— Elle m'a quittée cependant, fit Catherine sombrement. Elle m'a dit qu'elle revenait à Montsalvy. Je ne sais rien de plus, sinon que je ne l'ai point rencontrée sur la route.

Gauthier ne répondit pas tout de suite. Ses yeux gris s'attachèrent un instant à ceux de Catherine, scrutateurs. Il haussa ses larges épaules, marmotta avec une ironie amère :

— Elle aussi, dame Catherine ! Comment avez-vous pu nous faire tout ce mal ?

Exaspérée, elle cria presque :

— Mais quel mal ? Qu'ai-je fait pour mériter votre réprobation à tous ? De quoi m'accusez-vous ?

— De nous avoir envoyé cet homme ! fit Gauthier durement. Vous pouviez vous donner à lui, si bon vous semblait, sans l'envoyer parader ici, clamer partout le grand amour qu'il avait pour vous ! De quoi croyez- vous que meurt la dame de Montsalvy... la vraie ? Des confidences de votre amant !

— Il n'est pas mon amant, protesta furieusement Catherine.

— De votre futur époux, alors. C'est la même chose.

Des deux mains, Catherine s'accrocha à la lourde

patte du Normand. Un besoin impérieux de se justifier lui montait aux lèvres. Elle ne pouvait pas endurer de demeurer plus longtemps sous le coup de cette accusation.

— Écoute-moi, Gauthier. Me croiras-tu si je t'affirme que non seulement il ne le sera pas, mais que, selon toute vraisemblance, je ne le reverrai jamais ?

Le géant ne répondit pas tout de suite, il semblait chercher une réponse dans les yeux de Catherine. Mais peu à peu quelque chose s'amollit dans son visage. Spontanément, il emprisonna entre les siennes les deux mains de la jeune femme.

Oui, fit-il avec une chaleur nouvelle, je vous croirai. Et avec quel bonheur ! Venez, maintenant, venez vite lui dire que ce n'est pas vrai, que vous n'avez jamais songé à remplacer messire Arnaud. Elle en a tant souffert !

Tristan l'Hermite, les yeux ronds, regardait. Visiblement il ne comprenait rien à ce qui se passait devant lui. Que Catherine, une grande dame, condescendît à se justifier aux yeux de ce rustre, voilà qui dépassait son entendement. Catherine s'en aperçut, lui adressa l'ombre d'un sourire puis brièvement :

— Vous ne pouvez pas comprendre, ami Tristan. Je vous expliquerai.

Il salua, sans répondre, et, devinant qu'il serait sans doute de trop dans ce qui allait suivre, demanda que l'on voulût bien le conduire à un endroit où il pourrait faire reposer ses hommes et se reposer lui-même. Gauthier montra un gros moine ensommeillé, qui bâillait à se décrocher la mâchoire à quelques pas derrière eux.

— Voilà le Frère Eusèbe, le portier, qui va s'occuper de vous. Les bêtes iront à l'écurie, les hommes trouveront de la paille dans une grange et vous aurez une cellule.

De nouveau Tristan s'inclina devant Catherine puis suivit le frère Eusèbe, ses hommes sur les talons. La jeune femme franchit, non sans émotion, le seuil de cette maison des hôtes qu'elle avait quittée, tant de mois auparavant, avec Arnaud et Cadet Bernard, pour gagner Carlat et ce qu'elle pensait être le bonheur. Mais elle chassa, de toutes ses forces, les images déprimantes. Pour ce qui l'attendait ici, elle avait besoin de tout son courage.

Dans le petit vestibule aux voûtes basses, elle regarda Gauthier.

— Mon fils ?

— Il dort, à cette heure.

— Laisse-moi le voir. II y a si longtemps...

Gauthier eut un bref sourire, et prit Catherine par la main.

— Venez. Cela vous donnera du courage.

Il la conduisit dans une petite pièce obscure dont une porte ouverte donnait sur une autre chambre, faiblement éclairée celle-là, dans laquelle Catherine aperçut Donatienne, la femme de Saturnin, endormie sur une bancelle. Le reflet de la chandelle accusait la fatigue sur les traits usés de la vieille femme. Gauthier la désigna d'un geste, murmura :

— Voilà trois nuits qu'elle veille notre dame. D'habitude elle dort auprès du petit seigneur. Elle s'est endormie.

Tout en parlant, il prenait une chandelle sur un coffre et, doucement, allait l'allumer à la torche qui brûlait au-dehors près de la porte. Puis il revint se placer à la tête du lit où dormait le petit Michel, levant la flamme tremblante au-dessus de la tête de l'enfant. Catherine, émerveillée, se laissa tomber à genoux, joignit les mains comme devant le tabernacle.

— Mon Dieu ! balbutia-t-elle... Comme il est beau ! Et... comme il lui ressemble déjà, ajouta-t-elle d'une voix enrouée.

C'était vrai. Sous la forêt drue de ses boucles dorées en désordre, le petit Michel avait déjà le profil net de son père. Ses joues, rondes et roses, où de grands cils courbes mettaient une ombre tendre, étaient toute douceur enfantine, mais le petit nez avait de la fierté et un pli volontaire marquait la bouche bien close.

Le cœur de Catherine fondait de tendresse, mais elle n'osait pas se pencher sur le petit. Il avait l'air d'un angelot endormi et elle craignait que le moindre mouvement ne l'éveillât.

Gauthier, qui regardait lui aussi l'enfant avec une sorte d'orgueil, s'en aperçut.

— Vous pouvez l'embrasser, dit-il en souriant. Quand il dort la foudre peut tomber, il ne bronche même pas.

Alors, elle se pencha et, avec adoration, colla ses lèvres au petit front un peu moite. En effet, Michel ne s'éveilla pas, mais un sourire détendit sa petite bouche serrée.

— Mon petit, chuchota Catherine étranglée d'amour... mon tout petit !

Elle serait bien restée là toute la nuit, agenouillée auprès de son fils, à le regarder dormir, mais, dans la chambre voisine, un râle s'éleva. Donatienne, réveillée en sursaut, se précipita vers le fond de la pièce et ne fut plus visible.

— Dame Isabelle a dû s'éveiller, souffla Gauthier.

— J'y vais, dit Catherine.

Maintenant, un tragique bruit de respiration parvenait jusqu'à elle, entrecoupée d'une toux sèche et de rauques sifflements.

Elle courut vivement dans la chambre, à peine plus grande qu'une cellule monacale, à peine moins nue. Sur le lit étroit qui occupait un coin, Isabelle de Montsalvy était étendue très amaigrie. Donatienne se penchait sur elle essayant de lui faire boire un peu de tisane fumante contenue dans une écuelle qu'elle venait de prendre sur un petit réchaud à huile.

Mais la vieille femme étouffait, incapable d'avaler même une goutte. Catherine, le cœur serré, se pencha sur le visage empourpré.

Comme elle avait vieilli, comme elle s'était amenuisée depuis son départ et comme, maintenant, elle semblait frêle ! Son corps paraissait vidé de toute substance et, dans le visage où tout le sang avait reflué, on ne voyait plus que la bouche desséchée qui cherchait l'air et les yeux devenus trop grands.

Donatienne, avec un soupir découragé, se détournait pour reposer l'écuelle. Elle se trouva en face de Catherine. Ses yeux fatigués se mirent à briller, de joie et de larmes à la fois.

— Dame Catherine, balbutia-t-elle. Dieu soit loué ! Vous arrivez à temps.

Vivement, Catherine posa un doigt sur ses lèvres pour recommander le silence à la vieille femme, mais celle-ci secoua la tête tristement.

Oh ! nous pouvons parler. Elle n'entend pas. La fièvre est si forte que lorsqu'elle parle, c'est pour délirer.

En effet, quelques mots sans suite s'échappèrent des lèvres parcheminées de la malade, mais, parmi eux, Catherine, bouleversée, distingua son nom et celui d'Arnaud... La quinte de toux qui avait secoué si brutalement le vieux corps exténué se calmait peu à peu. Le visage d'Isabelle reprenait graduellement une couleur moins violente, mais la respiration demeurait forte et rauque. L'expression des yeux était celle de la supplication. Dans son délire, Isabelle semblait souffrir affreusement et Catherine sentit qu'elle était la cause de cette souffrance.

Doucement, elle prit la main brûlante qui se crispait sur le drap rude, y posa ses lèvres puis l'appuya contre sa joue comme, si souvent, elle l'avait fait naguère.

— Mère, pria-t-elle doucement. Mère, écoutez-moi. Regardez-moi. Je suis là... près de vous. C'est moi, votre fille. C'est Catherine... Catherine.

Quelque chose parut s'animer dans le regard vague et douloureux.

La bouche se ferma puis se rouvrit, souffla :

— Ca... therine.

— Oui, insista la jeune femme. C'est moi... Je suis là.

Les yeux tournèrent dans leur orbite, leur regard parut se fixer, glissa vers la jeune femme qui se penchait en étreignant les doigts desséchés.

— C'est pas la peine, dame Catherine, murmura Donatienne d'un ton navré. Elle n'est plus là.

— Mais si. Elle revient. Mère ! Regardez-moi. Vous me reconnaissez ?

Toute sa volonté était tendue, bandée pour tenter d'atteindre la pensée flottante de la malade. Elle souhaitait tellement faire passer ses forces, à elle, dans ce corps exténué qu'elle avait l'impression d'un courant de chaleur unissant leurs mains. Une fois encore, elle supplia :

Regardez-moi. Je suis Catherine, votre fille, la femme d'Arnaud. Un frisson courut sous la peau sèche d'Isabelle à ce nom. Son regard, net cette fois, se posa sur le visage anxieux de la jeune femme.

— Catherine, fit-elle dans un souffle... Vous êtes revenue ?

— Oui, Mère... je suis revenue. Et je ne vous quitterai plus., plus jamais.