Catherine ne répondit pas. Entre Isabelle et elle, il n'était plus besoin de mots. Le silence leur suffisait tellement ; désormais, elles savaient se comprendre. D'ailleurs, à cet instant même, l'abbé Bernard entrait chez la malade pour la visite que, chaque soir, il avait pris l'habitude de lui faire. Et Catherine ; après avoir baisé son anneau pastoral, se retira, les laissant seuls. Elle voulait rejoindre, dans la cuisine, Sara qui donnait son bain à Michel, mais, comme elle traversait la salle commune, elle vit accourir le Frère portier.
— Dame Catherine, dit-il, le vieux Saturnin vous prie de daigner vous rendre jusque chez lui. Il dit qu'il s'agit d'une chose importante.
En tant que bailli de Montsalvy, Saturnin était chargé de recruter des travailleurs pour la reconstruction du château. Pensant qu'il s'agissait de régler quelque problème d'embauche ou de paiement, Catherine jugea inutile de prévenir Sara de son absence.
— C'est bien, j'y vais, répondit-elle. Merci, Frère Eusèbe.
S'assurant, d'un coup d'œil rapide au petit miroir de sa chambre, que sa robe de futaine bleue était nette et sa haute coiffe de lin bien blanche, Catherine sortit du couvent et se dirigea vers la maison de Saturnin qui se trouvait dans la Grand'Rue, à quelques pas. Les paysans rentraient des champs en cette fin de journée, car on était en pleine moisson. Pour la première fois depuis des années, aucun ravage n'était venu empêcher le blé et l'avoine de pousser. On se hâtait de les mettre en bottes et de les rentrer.
Dans la rue, Catherine rencontra ses paysans en groupes joyeux, les visages cuits par le soleil sous les chapeaux de paille rejetés en arrière, les blouses ouvrant largement sur les poitrines suantes. Les femmes avaient retroussé leurs robes dans leurs ceintures et allaient, jambes nues, le râteau à faner ou la fourche sur l'épaule. Tous saluaient Catherine d'un sourire, d'un envol du chapeau ou d'une courte révérence et d'un joyeux « Le bonsoir, not'dame » qui lui faisaient chaud au cœur. Ces braves gens l'avaient adoptée spontanément, à cause de la souffrance partagée avec eux, à cause du souvenir d'Arnaud... Elle était vraiment chez elle à Montsalvy.
La maison du bailli Saturnin et de Donatienne touchait presque à la porte sud de Montsalvy et à la tour carrée qui la défendait. C'était, avec son haut pignon, l'une des plus belles maisons du village, presque une maison bourgeoise, et Donatienne y entretenait une propreté flamande. Lorsque Catherine y arriva, le vieux Saturnin l'attendait sur le seuil surélevé de deux marches, son bonnet à la main.
Le souci plissait toutes les rides de son visage. Tellement que le menton légèrement en galoche rejoignait presque le long nez en lame de couteau. Il salua Catherine avec respect et lui tendit la main pour l'aider à entrer dans la maison.
— Il y a là un berger, dame Catherine... Il est arrivé tout à l'heure de Vieillerie, un village à quatre lieues d'ici, dans la vallée du Lot, et il a d'étranges choses à dire. C'est pourquoi j'ai préféré ne pas le conduire à l'abbaye et je vous ai fait prier, en m'excusant de l'audace, de venir jusqu'ici.
— Vous avez bien fait, Saturnin, se hâta de répondre Catherine dont le souffle s'était fait un peu plus court quand il avait parlé de la vallée du Lot. Qu'a-t-il de si étrange à dire ?
— Vous allez le savoir. Entrez plutôt.
Dans la cuisine où les étains, sur le manteau de la cheminée, brillaient comme de l'argent, où la pierre du sol était si blanche qu'elle semblait de velours, un jeune garçon, vêtu d'une casaque en peau de mouton, sur des vêtements de toile grossière, était assis sur un banc, près de la table de châtaignier noir. Il mangeait du pain et du fromage que Saturnin avait dû lui servir, mais il se leva, poliment, en voyant entrer Catherine, salua avec gaucherie, puis se tint debout, attendant qu'on lui parlât.
— Ce garçon, dit Saturnin, est l'un des bergers du seigneur de Vieillevie. Quant à toi, mon ami, tu es devant la dame de Montsalvy.
Dis-lui ce que tu as vu, dimanche matin.
Le berger rougit un peu, gêné sans doute par la présence de cette grande dame, et sa voix, d'abord, fut à peine audible, mais, aux premiers mots prononcés, Catherine sentit s'éveiller en elle un intérêt passionné.
— Dimanche matin, je gardais mes moutons sur le plateau plus haut que la Garrigue...
— Parle plus fort, intima Saturnin. On entend mal.
Le garçon se racla la gorge et enfla la voix :
J'ai vu deux cavaliers qui semblaient venir de Montsalvy, le premier, grand et de belle stature, était tout vêtu de noir, il portait même un masque noir, mais il montait une belle jument blanche comme la neige...
— Morgane, murmura Catherine captivée. Morgane et...
— L'autre était un petit bonhomme maigre et jaune avec des yeux de braise et une barbiche en pointe. L'autre... le cavalier au masque, je n'ai même pas entendu le son de sa voix. Il ne m'a pas regardé. Il se tenait un peu à l'écart, flattant de sa main gantée l'encolure de sa bête qui grattait le sol avec impatience.
— Que t'a dit le plus petit ? demanda Saturnin.
— Il m'a demandé si je connaissais le bailli de Montsalvy. J'ai répondu que je l'avais vu deux ou trois fois, à l'occasion, que j'étais berger du seigneur de Vieille- vie. Alors le petit homme jaune a demandé si j'accepterais d'aller porter quelque chose chez maître Saturnin aussi vite que possible. Et il m'a donné un écu pour ma peine.
— Cette lettre, demanda Catherine, où est-elle ?
— La voici, répondit Saturnin en tendant à Catherine le message tout scellé qu'elle prit d'une main tremblante.
— Vous ne l'avez pas ouverte ?
— Ce n'est pas à moi de le faire, fit le bailli en hochant la tête.
Voyez plutôt.
En effet, quelques lignes étaient tracées sur le parchemin : « Pour dame Catherine de Montsalvy, quand elle reviendra. »
Catherine eut tout à coup l'impression que les murs blanchis à la chaux se mettaient à tournoyer autour d'elle. Ces mots, sans aucun doute possible, c'était Arnaud, Arnaud lui-même, qui les avait tracés !
Dans un geste instinctif, elle serra le message contre son cœur, luttant contre l'émotion qui montait en elle. Saturnin s'en aperçut, voulut congédier le berger.
— Tu as bien délivré ton message, mon garçon. Va te reposer maintenant.
Mais Catherine l'arrêta.
— Attends ! Je veux aussi te remercier, berger.
Elle fouilla dans son aumônière, mais le jeune garçon fit un geste de refus.
— Non, noble dame ! J'ai déjà reçu mon salaire. Achetez mes fromages si vous voulez, je n'accepterai rien de plus.
— J'achète tous tes fromages, petit ! Et que Dieu te bénisse !
Dans la main du berger ébahi, elle vida sa bourse. Le garçon se retira en la couvrant de bénédictions qu'elle n'entendit même pas. Elle avait hâte de rester seule pour lire le précieux message... Quand le berger eut disparu, elle leva les yeux vers Saturnin.
— Personne, dit-elle, ne doit savoir qui le berger a rencontré, personne à Montsalvy. Et surtout pas dame Isabelle.
— C'était messire Arnaud, n'est-ce pas ?
— Oui, Saturnin, c'était lui ! La maladrerie de Calves a brûlé l'autre nuit. Il a dû échapper par je ne sais quel miracle. Mais il vaut mieux qu'elle l'ignore. Seuls, Donatienne, Sara et Gauthier pourront savoir.
— Soyez sans crainte. Personne ne saura rien. Pour tout le monde ici, même pour l'abbé, messire Arnaud est mort à Carlat. Ils continueront de le croire. Maintenant, je vous laisse seule un moment.
— Merci, Saturnin... Vous êtes bon !
Il sortit sur la pointe des pieds, fermant soigneusement la porte derrière lui. Catherine alla s'asseoir sur la pierre immaculée de l'âtre éteint et, lentement, ouvrit le parchemin. Ses mains tremblaient d'excitation et de joie, mais les larmes brouillaient tellement ses yeux qu'elle eut de la peine, tout d'abord, à déchiffrer l'écriture hardie de son époux. Elle passa la main sur son front, sur ses yeux ; comme pour en arracher ce voile qui les couvrait.
— Mon Dieu, fit-elle avec un rire nerveux. Je n'y arriverai jamais !
Il faut que je me calme !
Elle s'obligea à respirer à fond deux ou trois fois, s'essuya les yeux.
Cette fois le texte devint clair.
« Catherine, disait le parchemin, je n'ai jamais été habile aux jeux de la plume, mais, avant de disparaître pour toujours, j'ai voulu te dire un dernier adieu, et aussi te souhaiter le bonheur que tu mérites. Tu l'as trouvé, m'a-t-on dit, et mon souhait est sans valeur. Ne suis-je pas un mort qui respire encore et qui, hélas, n'a pas cessé de penser ? Mais j'ai encore le pouvoir de te dire que tu es désormais libre, par ma volonté même. » Le cœur de Catherine manqua un battement. Ses doigts se crispèrent sur le parchemin, mais, courageusement, elle poursuivit sa lecture.
La suite était pire.
« Celui que tu as choisi te donnera tout ce que je n'ai pas pu te donner. Il est vaillant, digne de toi. Tu seras riche, fêtée, honorée.
Mais, moi, Catherine, moi qui tout mort que je suis n'ai pas encore réussi à tuer l'amour dans mon cœur, je ne peux plus rester dans ce pays où tu ne seras plus. Ce qu'il était possible d'accepter tant que tu étais proche ne l'est plus dès que tu t'éloignes ! Je ne veux plus crever comme un rat dans son trou, me dissoudre lentement au fond d'une cave. Je veux mourir au grand jour... et seul ! Fortunat, qui n'a jamais cessé de communiquer avec moi, au risque de sa vie et malgré mes défenses, m'a aidé à fuir. Il aura été mon dernier ami...
« Te souviens-tu de ce pèlerin que nous avions rencontré ensemble ? Il se nommait Barnabé, je crois, et je l'entends encore nous dire :
"Souvenez-vous, aux heures de douleur qui vous viendront encore, du vieux pèlerin de Saint-Jacques..." Rappelle-toi, Catherine ! Au tombeau de l'apôtre, il a recouvré la vue... Si Dieu le veut, le mal maudit me quittera en Galice. J'irai, alors, sous un nom d'emprunt, offrir au Saint Père mon épée contre l'Infidèle. Mais si la grâce de guérir est refusée au pécheur que je suis, je trouverai bien, tout de même, une occasion de mourir en homme.
« C'est ici que nos chemins se séparent à jamais. Tu vas vers le bonheur, moi vers mon destin. Adieu, Catherine, ma mie... »
La lettre échappa des doigts soudain glacés de Catherine. En son âme, une effrayante douleur se mêlait à la colère. Une colère folle, torrentielle, meurtrière contre Brézé. Quel désastre avaient causé ses bavardages, ses grands cris.de passion ! La mort prochaine d'Isabelle, la fuite d'Arnaud et, pour Catherine, cet affreux remords. Arnaud était parti loin, si loin... la croyant infidèle ! Il disait qu'il l'aimait toujours, que c'était pour cela qu'il partait, mais combien de temps encore durerait cet amour qui ne se sentirait plus soutenu ? Colère contre elle-même enfin. Comment avait-elle pu oublier le vieux pèlerin et le conseil qu'il leur avait donné ? Comment n'avait-elle pas tout laissé, tout abandonné au lieu de courir après une dérisoire vengeance, pour entraîner l'homme qu'elle aimait vers ce qui pouvait être son salut ?
Pourquoi n'était-elle pas partie avec lui, depuis des mois, pour tenter l'impossible ? Dans sa fureur, elle oubliait qu'Arnaud n'eût jamais consenti à l'entraîner dans pareille aventure, lui qui n'osait même plus la toucher par crainte de la contagion ! Et puis, la colère tomba, il ne lui resta plus que la douleur. Ecroulée sur la pierre de l'âtre, Catherine sanglota sans retenue, éper- dument, appelant l'absent entre ses sanglots... La pensée qu'Arnaud pouvait se croire trahi, oublié était intolérable. Cela brûlait comme un fer rouge... Avec horreur, elle se revit, défaillant dans les bras de Pierre de Brézé, au verger de Chinon, et se maudit furieusement. De quel prix inhumain lui fallait-il payer cet instant de folie ?
Elle redressa la tête, se vit seule dans cette pièce close, enfermée comme au cœur d'une toile d'araignée. Son regard affolé courut de la porte à la fenêtre. Il fallait qu'elle fuie, elle aussi, qu'elle coure à la poursuite d'Arnaud. Il fallait un cheval, tout de suite, le cheval le plus rapide !... Il fallait voler par-dessus les murailles, les plaines, les montagnes !... Le retrouver ! C'était cela, le retrouver coûte que coûte, se traîner à ses pieds, implorer son pardon et ne plus le quitter... plus jamais !
Comme une folle, elle courut à la porte, l'ouvrit, hurla :
— Saturnin, Saturnin ! des chevaux !
Le vieil homme accourut et, devant cette femme éplorée, les yeux rouges et brûlants, s'inquiéta aussitôt :
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