— Dame ! Qu'avez-vous ?
— Je veux un cheval, Saturnin... et tout de suite. Il faut que je parte... Il faut que je le retrouve !
— Dame Catherine, la nuit tombe, les portes se ferment... Où voulez-vous aller ?
— Le retrouver. Lui, mon seigneur... Arnaud !
Elle avait crié, désespérément, le nom bien-aimé.
Saturnin hocha la tête et s'approcha de la jeune
femme. Jamais il ne l'avait vue si pâle, si bouleversée.
— Vous tremblez... Venez avec moi. Je vais vous ramener au monastère. J'ignore ce qu'il est advenu, mais pour cette nuit vous ne pouvez rien faire. Il vous faut du repos.
Comme pour un enfant, il ramassait le parchemin, le lui remettait dans les mains et, doucement, l'entraînait au-dehors. Elle se laissa faire comme une hallucinée, protestant tout de même comme du fond d'un rêve.
— Vous ne comprenez pas, Saturnin. Il faut que je le rattrape... Il est parti si loin... et pour toujours !
— Il était déjà parti pour toujours, dame Catherine. Et pour un lieu d'où on ne revient pas. Venez avec moi. Au couvent, il y a dame Isabelle, il y a Gauthier, il y a Sara... Ils vous aiment, ils vous aideront quand ils vous verront dans cette grande détresse. Venez, dame Catherine.
L'air frais du soir fit du bien à la jeune femme et lui permit de se ressaisir un peu. Tout en marchant, soutenue par le bras de Saturnin, elle put obliger son cerveau à cesser sa ronde affolée, à se calmer. Ne lui fallait-il pas s'apaiser, raisonner aussi froidement que possible ?
Saturnin avait raison quand il disait que Sara et Gauthier l'aideraient...
Mais il était indispensable qu'elle contrôle ses nerfs, qu'elle essaie de ne plus penser qu'Arnaud s'était séparé d'elle à jamais, qu'il avait tranché le lien si ténu qui les reliait encore.
Elle redressa la tête, tâchant de faire bonne contenance en face de ceux qu'elle croisait dans la rue. Mais, en arrivant au monastère, Catherine et Saturnin trouvèrent l'abbé en personne près de la loge du Frère portier.
— J'allais vous faire chercher, dame Catherine, dit- il. Votre mère a eu un malaise et a perdu connaissance.
— Elle était si bien, tout à l'heure !
— Je sais. Nous parlions tranquillement, mais, tout à coup, elle s'est affaissée sur ses oreillers, le souffle court... Sara est auprès d'elle et notre Frère apothicaire.
Force était à Catherine de faire taire ses propres douleurs pour courir au chevet de la vieille femme. Courageusement, elle enferma la lettre fatale dans son aumônière, se rendit chez Isabelle. La malade était toujours inerte. Sara, penchée sur elle, essayait de la ranimer en lui faisant respirer le contenu d'un flacon tandis que le Frère apothicaire lui frictionnait les tempes avec de l'eau de la reine de Hongrie.
Catherine se pencha.
— Est-elle très mal ?
— Elle revient, chuchota Sara, les sourcils froncés. Mais j'ai bien cru que c'était fini.
— De toute façon, fit le moine, elle ne durera plus longtemps. Elle se soutient à peine.
En effet, Isabelle, peu à peu, reprenait connaissance. Avec un soupir de soulagement, Sara se redressa, sourit à Catherine, mais son sourire s'effaça aussitôt apparu.
— Mais... tu es plus pâle qu'elle. Que t'est-il arrivé ?
— Je sais où est Arnaud, répondit Catherine d'une voix blanche.
Tu avais raison, Sara, quand tu disais que si j'écoutais Pierre de Brézé je le regretterais toute ma vie. Le regret n'a pas mis longtemps à venir.
— Mais, parle, enfin !
— Non. Tout à l'heure. Saturnin doit attendre dans la grande salle.
Demande-lui de rester. Va aussi chercher Gauthier et envoie prier le Révérend Père Abbé de se joindre à nous. J'ai à dire des choses graves.
Une heure plus tard, l'espèce de conseil qu'avait souhaité Catherine se réunissait, non pas dans la salle commune de l'hôtellerie, mais dans la salle capitulaire de l'abbaye où l'abbé l'avait fait prier de se rendre avec ses compagnons. Guidés par le Frère Eusèbe, Catherine, Gauthier, Saturnin et Sara traversèrent l'église silencieuse à cette heure nocturne où une lampe à huile brûlait faiblement devant une statue de Notre-Dame à laquelle la collégiale était dédiée. Puis ils pénétrèrent dans la grande salle. Elle était éclairée par quatre torches fixées aux deux piliers isolés qui supportaient la voûte. L'abbé, mince fantôme dans sa longue robe noire, s'y trouvait seul, auprès du trône abbatial qu'il n'occupait pas. Il marchait lentement de long en large, ses mains cachées sous les amples manches, le front penché sous sa couronne rase de cheveux clairs. La lumière des torches donnait à son jeune visage ascétique les tons du vieil ivoire. C'était à la fois un homme d'action, car il menait son monastère d'une main ferme, et un homme de prières. Son amour de Dieu était immense, sa vie sans faiblesse et si sa jeunesse l'obligeait à conserver une attitude austère, voire sévère, pour asseoir son autorité, il cachait sous son abord presque glacial une immense pitié des hommes et un cœur ardent.
En voyant entrer ceux qu'il attendait, il s'arrêta, posa un pied sur la marche qui surélevait le trône et désigna, du geste, un tabouret à Catherine.
— Asseyez-vous, ma fille. Me voici prêt à vous entendre et à vous aider de mes conseils comme vous l'avez demandé.
— Soyez-en remercié, mon père, car je suis en grande détresse. Un événement imprévu a bouleversé ma vie. Aussi j'ai voulu vous demander votre secours. Ceux-ci sont mes fidèles serviteurs pour lesquels je n'ai rien de caché.
— Parlez, le vous écoute.
— Tout d'abord, je dois vous dire la vérité sur la prétendue mort de mon époux, Arnaud de Montsalvy. Il est temps que vous la sachiez.
La main pâle de l'abbé se tendit vers Catherine pour l'arrêter.
— Épargnez-vous cette peine, ma fille. Dame Isabelle, en confession, m'avait déjà confié ce secret douloureux. Il n'en est plus un puisque vous désirez en parler.
— Alors, mon père, veuillez lire cette lettre... et veuillez la lire tout haut. Gauthier, que voici, ne sait pas lire et Sara déchiffre avec peine.
Bernard de Calmont accepta d'un signe de tête, prit la lettre et commença de la lire. Catherine avait croisé ses mains et fermé les yeux. La voix lente et grave de l'abbé donnait aux paroles de l'adieu un charme déchirant qui la bouleversait malgré les efforts qu'elle faisait pour garder son calme. Derrière son dos, elle entendit les exclamations étouffées de ses trois compagnons, mais ne les regarda pas. Elle rouvrit les yeux seulement quand l'abbé cessa de lire.
Elle vit alors que tous les regards étaient fixés sur elle, que dans ceux de l'abbé il y avait une pitié profonde. La main de Sara vint se poser rassurante sur son épaule.
— Quels conseils désirez-vous que je vous donne, ma fille ? demanda l'abbé. Et quelle sorte d'aide ?
Je vais partir, mon père, malgré le chagrin que j'aurai à me séparer de mon enfant, la douleur que me causera cet arrachement puisque je n'ai plus que lui et qu'il n'a plus que moi, il faut que je parte, qu'à tout prix je retrouve son père. Un affreux malentendu est né entre lui et moi. Je ne peux le supporter. Messire de Brézé a cru, de bonne foi, parce que je lui montrais de l'amitié, que j'accepterais d'être sa femme. Il ignorait la vérité et ne pouvait savoir qu'à aucun prix je n'accepterais de porter un autre nom que celui de Montsalvy. Il a agi par naïveté, par amour aussi... et il a causé un affreux désastre. Je veux vous demander de prendre soin de mon fils, de veiller sur lui comme un père, de me remplacer totalement à la seigneurie de Montsalvy, de vous intéresser à la reconstruction du château. Mes serviteurs demeureront... moi, je pars.
— Où allez-vous ? A sa poursuite ?
— Naturellement. Je ne veux pas le perdre à jamais.
— Il est déjà perdu à jamais, fit l'abbé sévèrement. Il se tourne vers Dieu. Pourquoi voulez-vous le ramener à la terre ? La lèpre ne pardonne pas.
— Sauf si Dieu le veut ! Est-ce moi qui dois vous rappeler, mon père, qu'il est des miracles ? Qui vous dit qu'au tombeau de saint Jacques, en Galice, il ne guérira pas ?
— Alors, laissez-le s'y rendre comme il l'entend, et seul.
— Et s'il guérit ? Dois-je aussi le laisser partir, loin de moi, se faire tuer en combattant les Infidèles ?
— Que faisaient d'autre les femmes des anciens Croisés ?
— Certaines partaient avec eux. Moi, je veux retrouver l'homme que j'aime, lança Catherine avec, dans sa voix, une note de passion si sauvage que l'abbé détourna les yeux, fronçant légèrement les sourcils.
— Et... s'il ne guérit pas ? dit enfin l'abbé. C'est une grâce rare, qui ne s'obtient pas facilement.
Il y eut un silence. Jusque-là, les répliques de Catherine et de l'abbé s'étaient croisées à cadence rapide, comme les épées de deux duellistes. Mais les derniers mots évoquèrent la grande terreur du mal maudit. Un frisson parcourut l'échiné de tous les assistants. Catherine se leva, marcha jusqu'au grand christ en croix qui ouvrait ses bras décharnés au mur de la salle capitulaire.
— S'il ne guérit pas, je resterai avec lui, vivant tant qu'il vivra, mourant de son mal, mais avec lui, dit-elle fermement, les yeux fixés à la croix comme pour la prendre à témoin.
— Dieu défend le suicide. Vivre avec un lépreux, c'est chercher la mort volontaire, objecta l'abbé sèchement.
— J'aime mieux vivre avec lui lépreux qu'avec le reste du monde en bonne santé. J'aime mieux la mort avec lui que la vie sans lui... et même la damnation si c'est offenser Dieu qu'aimer au-delà de soi-même !
La voix de l'abbé tonna tandis que sa main maigre se levait vers le ciel :
— Taisez-vous ! La passion humaine vous fait offenser Dieu plus sûrement encore ! Repentez-vous, si vous voulez être exaucée, et songez que les cris de l'amour charnel insultent à la pureté de Dieu.
— Pardonnez-moi... Mais je ne puis mentir quand il s'agit de tout ce qui fait ma vie, ni parler autrement. Répondez-moi seulement, mon père. Acceptez-vous de me remplacer à Montsalvy, de protéger encore les miens, d'être le seigneur en même temps que l'abbé jusqu'à mon retour ?
— Non !
Le mot avait claqué, net, définitif.
De nouveau le silence, étouffant. Derrière Catherine, les trois témoins muets de cette scène retenaient leur souffle. La jeune femme regarda le mince et sévère visage d'un air incrédule.
— Non ?... Mon père... Pourquoi ?
Ce fut un véritable cri de douleur. Lentement, elle se laissa tomber à genoux, tendit les mains dans le geste instinctif des suppliants.
— Pourquoi ? répéta-t-elle avec des larmes dans la voix. Laissez-moi partir ! Si le perds à jamais son amour, mon cœur s'arrêtera de battre de lui-même, je ne pourrai plus vivre.
Les traits rigides s'adoucirent d'une profonde mansuétude. Bernard de Calmont descendit jusqu'à la jeune femme, se pencha vers elle et, prenant les mains suppliantes, la releva doucement.
— Parce que vous ne pouvez partir maintenant, ma fille. Vous ne songez qu'à votre humaine passion, qu'à votre douleur légitime et peut-être méritée. N'aviez- vous pas encouragé ce jeune seigneur à espérer votre amour ? Non, ne me répondez pas. Dites-moi seulement si cet amour vous pousse à la cruauté, s'il n'y a dans ce cœur entièrement donné aucune pitié pour autrui ?
— Que voulez-vous dire ?
— Ceci, sans parler de votre fils qui doit vous retenir ici, laisserez-vous mourir seule, sans votre tendresse, cette vieille femme qui n'a plus que vous, cette mère dont la souffrance est sans doute pire que la vôtre car vous gardez au fond de vous, tenace, l'espoir obscur de retrouver votre époux. Tandis qu'elle sait que jamais elle ne reverra son fils... Aurez-vous cette dureté ?
Catherine baissa la tête. Dans son désespoir elle avait oublié Isabelle qui se mourait dans son étroite cellule de l'hôtellerie conventuelle. Pour Michel seul son cœur avait redouté de souffrir de la séparation. Il avait été toute son hésitation, tout ce qui avait pu la retenir. Elle n'avait pas songé à la vieille femme. Elle avait honte maintenant, mais, derrière les reproches que lui faisait sa conscience, elle entendait encore protester son amour. Personne ne comptait lorsqu'il s'agissait d'Arnaud. Pourtant, elle s'avoua vaincue sans hésitation.
— Non, dit-elle seulement. - Mais elle se détourna pour chercher le réconfort des bras de Sara qui, tendrement, la serra contre elle.
Avec un soupir, elle ajouta : Je resterai.
Alors, s'éleva la voix rude de Gauthier.
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