— Vous devez rester, dame Catherine, pour celle qui meurt et pour l'enfant. Mais, moi, je suis libre si vous me donnez la permission de partir. Je peux courir après messire Arnaud. Qui donc m'en empêcherait ? - D'un mouvement violent, il se tourna vers l'abbé qu'il dominait de la tête : Donne-moi un cheval et une hache, homme de Dieu ! Les grands chemins ne me font pas peur, ni les longues chevauchées.
Catherine, que cette explosion avait ranimée, eut pour le Normand un regard débordant de reconnaissance.
— C'est vrai. Tu es là, toi... Tu pourras lui dire que je ne l'ai jamais trahi, mais il n'acceptera pas de revenir vers moi, tu le sais bien. Personne n'a jamais pu faire plier sa volonté.
— Je ferai ce que le pourrai. Du moins le devoir perdra-t-il pour vous le goût amer que vous lui trouvez.
Si messire Arnaud guérit, je le ramènerai de force au besoin. Sinon...
je reviendrai seul vers vous. Me laissez-vous partir?
— Comment le refuserais-je ? Tu es ma seule chance.
— Alors, allons-y, s'écria Gauthier qui, comme tous les hommes d'action, n'aimait guère les paroles. Nous avons perdu assez de temps comme ça. Faites-moi ouvrir les portes de la ville, et à cheval ! Par Odin, je saurai bien le retrouver... même s'il faut courir après jusque chez Mahomet !
— Ici, c'est la maison de Dieu, s'indigna l'abbé. Les idoles n'y ont que faire. Venez avec moi, Catherine, ma fille... allons demander à Notre-Dame du Ciel de veiller sur ce sauvage qui ne la connaît même pas. Ensuite, nous le ferons partir ensemble... Je vous aiderai.
Une heure plus tard, debout près de la porte sud de Montsalvy, entre Sara et Saturnin, Catherine écoutait décroître vers la profonde vallée du Lot le galop du cheval de Gauthier. Lesté d'un peu de provisions, de vêtements solides et d'une bourse bien garnie, monté sur un vigoureux percheron qui rattrapait en puissance ce qu'il perdait en finesse, le Normand se lançait sur la trace d'Arnaud et de Fortunat.
Quand le bruit se fut éteint au cœur de la nuit semée d'étoiles, Catherine resserra autour d'elle la mante sombre dont elle était enveloppée, chercha au firmament la trace blanche de la Voie lactée, que l'on appelait alors le chemin de saint Jacques, et soupira :
— Parviendra-t-il à le retrouver ? Ces régions du sud lui sont aussi étrangères que le pays du Grand Khan.
— Monseigneur l'abbé lui a dit qu'il devait suivre le chemin marqué de coquilles. Il lui a appris le nom des premières étapes puisqu'il ne pouvait les lui écrire, dit Saturnin. Il faut avoir confiance, dame Catherine. Bien qu'il ne croie pas en eux, je sais que Madame la Vierge et Monseigneur saint Jacques veilleront sur Gauthier. Ils n'abandonnent jamais ceux que leur générosité pousse sur les grands chemins.
— Il a raison, renchérit Sara en prenant le bras de Catherine. Gauthier a pour lui la force, l'intelligence et la ruse. Il a en lui-même une foi capable de soulever des montagnes. Viens maintenant, rentrons. Dame Isabelle a besoin de nous et, en embrassant ton fils, tu trouveras le courage de poursuivre la tâche qui t'attend encore.
Catherine ne répondit pas. Elle étouffa le soupir de regret qui lui venait et, silencieusement, remonta vers l'abbaye. Mais elle savait bien qu'elle avait seulement plié devant la raison et que le désir de s'élancer, elle aussi, sur les traces d'Arnaud ne la quitterait pas de sitôt. Longtemps, ce soir-là, elle berça Michel dans ses bras, réchauffant son cœur douloureux à son amour pour l'enfant.
CHAPITRE XVI
Un ménestrel
Isabelle de Montsalvy mourut au lendemain de la Saint-Michel, sans souffrance et sans agonie, presque paisiblement. Elle avait eu, à la veille de sa mort, une dernière joie : celle de voir son petit-fils recevoir pour la première fois les hommages de ses vassaux...
Saturnin, en effet, en tant que bailli et en accord avec les notables de Montsalvy, avait décidé que, pour le jour de sa fête, l'enfant serait reconnu officiellement seigneur de la petite cité... Maintenant que le Roi avait rendu aux Montsalvy leurs titres et leurs biens, la date du 29 septembre avait paru, à l'excellent homme, tout indiquée pour cette solennité, d'autant plus qu'elle coïncidait avec la fête des bergers qui, chaque année à pareille époque, rassemblait sur le plateau de Montsalvy tous les gardeurs de moutons de toute la région.
Ce jour-là, on avait dressé sur la place du village, à la porte de l'église, un banc seigneurial surmonté d'un dais aux couleurs de la famille et, après la messe solennelle dite par l'abbé Bernard, Michel et sa mère s'y installèrent pour recevoir l'hommage de leurs vassaux revêtus pour la circonstance de leurs plus beaux vêtements. Saturnin, habillé de fin drap brun, portant une chaîne d'argent au cou, avait offert sur un coussin les épis de blé des champs et les raisins des treilles. Il avait fait un beau discours, un peu embrouillé peut-être, mais que chacun avait jugé superbe, puis tous les habitants de Montsalvy, tous les paysans des fermes d'alentour étaient venus, un à un, baiser la menotte de Michel. L'enfant riait de joie, heureux du beau costume de velours blanc dont Sara l'avait paré, mais s'intéressant visiblement beaucoup plus à la chaîne d'or et de topazes que sa mère lui avait passée au cou. La cérémonie était un peu longue, à vrai dire, pour un petit seigneur qui n'avait pas deux ans. Mais les danses des bergers et les luttes à main nue auxquelles ils se livrèrent ensuite déchaînèrent son enthousiasme. Grimpé sur son siège, malgré les efforts de Catherine qui faisait tout ce qu'elle pouvait pour le retenir, Michel s'agitait comme un petit diable dans un bénitier. Tout près de lui, sa grand-mère, que l'on avait apportée sur un brancard et installée sous un vélum pour qu'elle puisse assister à la fête, le regardait avec adoration.
La journée s'acheva par un grand feu de joie, allumé sur le plateau par Michel lui-même dont Catherine guidait la main. Puis, tandis que garçons et filles attaquaient bourrées et caroles sur l'herbe encore verte, au son aigre des cabrettes, on emporta au lit le nouveau seigneur exténué qui, d'ailleurs, dormait déjà depuis un moment, sa tête blonde nichée contre l'épaule de Sara.
Toute la nuit, Catherine entendit chanter et danser ses vassaux, heureuse de leur joie que son deuil austère ne parvenait pas à ternir.
Sa tristesse profonde, elle l'avait cachée tout le jour pour ne pas leur montrer combien cette fête lui était cruelle. L'avènement de Michel repoussait son père dans le passé, ce père dont, depuis un mois et demi, personne ne savait plus rien.
Mais, au matin suivant, les bonnes gens de Montsalvy, qui s'étaient endormis, fort tard il est vrai, si joyeux et si contents de vivre, furent réveillés par les battements lugubres du glas et apprirent ainsi que leur vieille châtelaine avait cessé de vivre...
Sara, en lui portant, au matin, un bol de lait, l'avait trouvée morte dans son lit. Isabelle était étendue bien droite, les yeux clos, les mains jointes sur son chapelet, et, sur les doigts pâles, un rayon de soleil faisait étinceler l'émeraude de la reine Yolande. Sara était d'abord restée un instant au seuil de la chambrette, stupéfaite par l'extraordinaire beauté de la morte. Les ravages de la maladie avaient disparu, laissant le visage lisse et détendu, infiniment plus jeune que la veille. Ses cheveux blancs l'encadraient, en deux nattes épaisses, et sa ressemblance avec ses fils était redevenue frappante.
Sara s'était signée puis, déposant son écuelle de lait à la porte, elle était entrée chez Catherine qui avait fini par s'endormir au petit matin.
Elle l'avait secouée doucement. Et comme la jeune femme, avec un sursaut nerveux, se dressait sur son séant et la regardait avec les yeux effarés de quelqu'un que l'on éveille brusquement, elle avait murmuré : — Dame Isabelle a cessé de souffrir, Catherine. Il faut que tu te lèves. Moi, je vais aller prévenir l'abbé. Pendant ce temps, enlève Michel de la chambre voisine et confie-le à Donatienne. La mort n'est pas un spectacle pour un enfant.
Catherine avait obéi, comme une somnambule. Depuis son retour, elle s'attendait à cette fin. Elle savait que la vieille dame la désirait comme une délivrance et sa raison lui soufflait qu'il ne fallait pas s'en attrister, qu'Isabelle enfin avait gagné la paix. Mais la raison ne pouvait rien contre le chagrin brusque qui l'envahissait... Elle découvrait que la présence d'Isabelle lui était plus précieuse qu'elle ne le croyait. Tant qu'avait vécu la mère d'Arnaud, Catherine avait eu quelqu'un avec qui parler de l'absent, quelqu'un qui le connaissait encore mieux qu'elle-même, dont les souvenirs étaient intarissables. Et voilà que cette voix douce s'était tue, elle aussi, aggravant encore la solitude de celle qui restait... Arnaud avait disparu, Gauthier, depuis un mois, s'était enfoncé dans l'inconnu et, maintenant, c'était Isabelle...
Quand, un moment plus tard, elle eut fait, avec l'aide de Sara, la dernière toilette de la défunte, toutes deux demeurèrent debout au pied du lit où elle reposait, vêtue de l'habit religieux des Clarisses dans lequel, depuis longtemps déjà, Isabelle avait exprimé le désir de dormir son dernier sommeil. L'austérité des amples vêtements noirs lui conférait une extraordinaire majesté et, sous leurs paupières violettes, les yeux semblaient prêts à se rouvrir.
Très doucement, en lui passant l'habit, Catherine avait ôté du doigt d'Isabelle l'émeraude gravée dont la splendeur profane n'était plus compatible avec le vêtement monastique. Puis, avec Sara, elle avait longuement contemplé la morte avant de s'agenouiller pour les premières prières, au moment précis où arrivait l'abbé précédé de deux clercs portant l'encensoir et le bénitier.
Les trois jours qui suivirent se déroulèrent pour la jeune femme comme un rêve lugubre. Le corps fut exposé dans le chœur de l'église, veillé par des moines. Mais Catherine, Sara et Donatienne se relayèrent sur le coussin posé au pied du catafalque. Pour Catherine, ces heures de veille dans l'église silencieuse avaient quelque chose d'irréel. Les moines qui encadraient le corps, debout, le capuchon baissé jusqu'à la bouche et les mains au fond de leurs larges manches, avaient l'air de fantômes et la lumière tremblante des gros cierges de cire jaune donnait à leur immobilité quelque chose d'effrayant. Pour échapper à cette vague terreur qu'elle éprouvait, Catherine s'efforçait de prier, mais les mots venaient mal... Elle ne savait plus comment s'adresser à Dieu. Aussi trouvait-elle plus facile de s'adresser tout simplement à la défunte.
— Mère, chuchotait-elle tout bas, là où vous êtes parvenue, tout doit être tellement plus simple, tellement facile... Aidez-moi ! Faites qu'il me revienne ou que, du moins, il sache que je n'ai jamais cessé de l'aimer ! J'ai tant de peine !...
Mais le visage de cire demeurait immobile et le demi- sourire des lèvres closes gardait son mystère. Le cœur de Catherine, à mesure que passait le temps, se faisait plus lourd.
Au soir du quatrième jour, le corps d'Isabelle de Ventadour, dame de Montsalvy, fut descendu au tombeau en présence de tout le pays.
Derrière les grilles de bois de leur clôture, les voix fortes des moines de l'abbaye chantaient le Miserere. Et Catherine, sous les voiles de deuil qui, ce soir, prenaient une nouvelle et double signification, regarda disparaître sous les dalles de pierre de l'église la forme frêle de celle qui, trente-cinq ans plus tôt, avait donné le jour à l'homme qu'elle adorait.
En quittant le sanctuaire, le regard de la jeune femme croisa celui de l'abbé qui avait prononcé le dernier Requiem. Elle y lut à la fois une interrogation et une prière, mais détourna la tête comme pour éviter de répondre. À quoi bon ? La mort d'Isabelle ne la libérait pas.
Les petites mains de Michel la retenaient fermement à sa place. Et elle n'avait aucune raison de le quitter puisque Gauthier était parti à la poursuite d'Arnaud. Tant qu'il n'aurait pas donné de ses nouvelles, il fallait demeurer ici et attendre... Attendre !
L'automne fit flamber la montagne de tous ses ors, de toutes ses pourpres. Les alentours de Montsalvy se couvrirent de splendeur rutilante tandis qu'au ciel plus bas les nuages se faisaient plus gris et que les hirondelles fuyaient vers le sud, en bandes rapides et noires.
Catherine les suivait du regard, du haut des tours du monastère, jusqu'à ce qu'elles aient disparu. Mais, à chaque vol passant au-dessus de sa tête, la jeune femme se sentait un peu plus triste, un peu plus découragée. Elle enviait, de toute son âme, les oiseaux insouciants qui, avides seulement de soleil, s'en allaient vers ces pays où elle eût tant aimé les suivre.
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