— Et... c'est tout ?

— C'était tout... Je veux dire : il ne m'a rien confié de plus, mais il s'est passé quelque chose. Au matin, nous nous sommes séparés. Il devait prendre la route d'où je venais et j'ai continué vers Roncevaux, mais le chemin que je suivais montait et, longtemps, j'ai pu voir votre ami, noble dame. Il suivait la route tranquillement, au pas de son cheval. Et, juste au moment où il allait disparaître à mes yeux, le drame a éclaté. Il faut dire que la population de ce pays est sauvage et rude, les brigands y pullulent. Ils ne se sont pas attaqués à moi parce que, sans doute, ils m'ont jugé trop misérable gibier. Mais le grand voyageur était bien habillé, bien monté... De loin, je les ai vus surgir des rochers, l'entourer comme un essaim de guêpes. Il s'est défendu magnifiquement, mais ils avaient le nombre... Je l'ai vu tomber sous leurs coups et puis, tandis que l'un emmenait le cheval, l'autre le bagage, trois hommes ont déshabillé le corps et l'ont jeté dans l'un de ces ravins sans fond dont la seule vue produit l'effroi... Il était mort, bien certainement, ou bien la chute l'a achevé. Mais je ne peux pas jurer sa mort.

Et, s'indigna Saturnin, vous n'êtes pas revenu sur vos pas ? Vous n'avez pas cherché à savoir si celui qui vous avait porté secours vivait encore ou s'il était réellement mort ?

Le ménestrel hocha la tête, haussant les épaules et écartant les mains en un geste d'impuissance.

— Les bandits devaient avoir leur repaire tout près car ils sont restés sur les lieux, attendant sans doute d'autres voyageurs...

Qu'aurais-je pu faire, moi, faible et seul, contre ces sauvages ? Et puis le précipice était effrayant. Comment y descendre ? Dame, ajouta-t-il en se tournant vers Catherine d'un air suppliant, je vous prie en grâce de croire que s'il avait été possible de faire quelque chose pour aider votre ami, ou votre serviteur, je ne sais, je l'aurais fait, même au risque de ma vie. Guido Cigala n'est pas un lâche... il faut le croire.

— Mais je vous crois, sire ménestrel, je vous crois, fit Catherine avec lassitude. Vous ne pouviez rien faire, je l'ai bien compris... Mais pardonnez-moi si, devant vous, je me laisse aller à la douleur. Voyez-vous, Gauthier était mon serviteur, mais sa vie m'était plus précieuse que celle du plus intime ami, et la pensée qu'il n'est plus...

L'émotion lui coupa la parole. Les larmes embuaient ses yeux et sa gorge serrée ne pouvait plus articuler un mot. Quittant précipitamment la salle, elle courut jusqu'à sa chambre et, se laissant tomber sur son lit, se mit à sangloter. Cette fois, tout était fini, et bien fini. Elle avait tout perdu car, avec la mort de Gauthier, s'envolait aussi l'espoir de retrouver Arnaud. Guéri ou non, son époux ignorait toujours qu'elle lui demeurait fidèle et que son amour pour lui était plus profond que jamais. Il avait maintenant disparu pour elle aussi complètement que si la dalle du tombeau était tombée sur lui. Pour Catherine, c'était le dernier coup...

Elle pleura longtemps sans s'apercevoir que Sara l'avait rejointe et qu'elle se tenait debout devant elle, muette et impuissante, cette fois, à consoler cette immense douleur. Au bout de longues minutes, enfin, Sara risqua :

— Peut-être le ménestrel a-t-il mal vu ?... Peut-être que Gauthier n'est pas mort ?

— Comment aurait-il pu échapper à la mort ? fit la jeune femme avec un hoquet nerveux. Et s'il n'était pas encore mort il a dû expirer peu après...

Le silence tomba entre les deux femmes. Au loin, dans la grande salle, on entendait les accords légers de la viole qui jouait pour les quelques serviteurs, pour Donatienne et Saturnin et aussi pour certains notables de Montsalvy qui avaient demandé la faveur d'entendre le chanteur errant, plaisir qu'ils n'avaient pas goûté depuis bien longtemps... La voix souple et bien timbrée du Florentin parvint jusqu'à la cellule silencieuse où les deux femmes demeuraient face à face sans rien trouver à se dire. Guido chantait un antique virelai des amours du chevalier Tristan et de la reine Yseut.

« Iseut ma dame, Iseut ma mie En vous ma mort, en vous ma vie... »

Catherine étouffa un sanglot. Par-delà le chant plaintif du ménestrel, il lui semblait entendre encore la voix chaude et passionnée d'Arnaud qui chuchotait à son oreille : « Catherine...

Catherine, ma mie. » Et le regret qui la transperça fut si poignant qu'il lui fallut serrer les dents pour retenir le cri de douleur qui montait. Si, de sa vie terrestre, elle ne devait plus le revoir, lui, son amour, alors mieux valait quitter ce monde immédiatement que traîner une éternité de souffrance... Elle ferma les yeux un instant, noua ses doigts bien serrés pour reprendre le plein contrôle d'elle-même et, quand elle rouvrit les yeux, ce fut pour diriger vers Sara un regard plein de détermination.

— Sara, dit-elle d'une voix si calme que la bohémienne tressaillit, je vais partir. Puisque Gauthier est mort, c'est moi qui dois me mettre en quête de mon époux.

— Te mettre en quête ? Mais où ?

Là où je sais, avec certitude, qu'il s'est rendu : à Compostelle de Galice. Il n'est pas possible que je n'apprenne pas là ce qu'il est devenu. Et, chemin faisant, j'essaierai de retrouver le corps du pauvre Gauthier pour qu'au moins il repose en un lieu convenable. La pensée qu'à cette heure et depuis si longtemps il est la proie des oiseaux de mort m'est intolérable.

— Mais le chemin est long, dangereux... Comment feras-tu, pauvrette ? Comment réussiras-tu là où Gauthier a échoué?

— Le Saint Jour de Pâques n'est plus très éloigné.

Traditionnellement, ce jour-là, un groupe de pèlerins part du Puy-en-Velay pour se rendre au tombeau de saint Jacques. Je partirai avec eux. Ainsi, le danger sera moindre et je ne serai pas seule.

— Et moi ? protesta Sara aussitôt révoltée. Est-ce que je ne vais pas avec toi ?

Catherine secoua négativement la tête. Elle se leva, posa ses deux mains sur les épaules de sa vieille amie et la regarda tendrement.

— Non, Sara... Cette fois, je partirai seule... Pour la première fois, la première vraie fois, car notre brouille de Chinon ne comptait pas, je vais m'en aller sans toi. Mais c'est parce qu'il faut que tu veilles sur ce que j'ai de plus précieux au monde... sur mon petit Michel. Si tu partais, qui donc s'occuperait de lui ? Donatienne est trop vieille et Saturnin n'est pas plus jeune. Ils te seront d'un grand secours, mais c'est à toi que je confie mon fils. Tu es tellement moi-même, Sara, qu'avec toi je sais qu'il sera aussi heureux, aussi bien soigné que si j'étais là. Tu seras à la fois ma pensée, mes mains, mes lèvres. Tu lui parleras de moi, de son père. Et si Dieu voulait que je ne revienne pas...

— Tais-toi ! cria Sara. Je t'interdis de dire de pareilles choses. Cela me fait si mal.

A son tour elle avait les larmes aux yeux. Catherine, émue de son chagrin, l'embrassa chaleureusement.

Préparer l'avenir n'a jamais fait mourir personne, ma bonne Sara. Si je ne revenais pas, tu enverrais des messagers à Xaintrailles et à Bernard d'Armagnac, afin qu'ils prennent en tutelle le dernier des Montsalvy, qu'ils se chargent de son avenir. Mais, ajouta-t-elle avec un beau sourire courageux, j'espère bien revenir.

Rageusement, Sara essuya ses yeux, puis, détachant les bras de Catherine, s'éloigna de quelques pas.

— C'est bon, maugréa-t-elle. Admettons, je reste et tu pars. Mais comment feras-tu pour quitter Montsalvy ? Crois-tu que l'abbé te laissera partir plus facilement maintenant qu'en septembre ?

— Il ne le saura pas. Depuis longtemps, j'ai fait vœu d'aller au Puy offrir à Notre-Dame le diamant maudit que j'ai toujours en ma possession. Il faut que je m'en sépare... il le faut à tout prix, et le plus tôt sera le mieux. Vois comme le malheur s'acharne sur moi. Gauthier, mon émissaire, mon seul espoir, Gauthier l'indestructible est tombé sur le chemin. Ma cause sera mauvaise tant que je le posséderai.

L'abbé sait combien je désire accomplir ce vœu. Il me laissera partir.

Les fêtes de Pâques sont une bonne époque pour célébrer Notre-Dame. Il trouvera mon désir tout naturel.

— Tu as réponse à tout, fit Sara avec un peu d'amertume. Et j'ai peine à croire que ce plan te soit venu d'un seul coup, depuis que ce maudit ménestrel est arrivé...

— Non, avoua Catherine. Il y a longtemps que j'y pense. Mais toi, acceptes-tu ce que je te demande ?

Sara haussa les épaules et alla ouvrir le lit dans lequel, tout à l'heure, elle passerait la bassinoire pleine de braises pour réchauffer les draps.

— En voilà une question ! Ce serait la première fois que je te refuserais quelque chose. Et puisqu'il n'y a vraiment pas moyen de faire autrement... Dieu sait ce qu'il m'en coûte, pourtant !

Comme Sara ouvrait la porte pour gagner la cuisine avec sa bassinoire, la voix de Guido Cigala envahit la petite chambre. Il chantait maintenant une antique chanson du troubadour Arnaud Daniel et les paroles du vieux lai frappèrent tellement les deux femmes qu'elles demeurèrent un moment immobiles, se regardant sans parler.

« L'or se vendra à aussi vil prix que le fer Avant qu'Arnaud desaime celle à qui il a voué son cœur... »

Catherine d'un seul coup eut l'air frappée par la foudre. Elle avait pâli jusqu'aux lèvres, mais, dans ses yeux sombres, des étoiles s'allumaient, les brillantes étoiles de l'espoir. La voix du ménestrel, mystérieusement, répondait aux questions qu'elle n'osait plus se poser.

Sara serra farouchement son ustensile contre son cœur.

- Je voudrais bien savoir qui nous envoie ce damné chanteur. Le Diable ? Ou le bon Dieu ? En tout cas, il a une voix qui ressemble singulièrement à celle du destin.

Catherine avait deviné juste en pensant que l'abbé de Montsalvy ne l'empêcherait pas de se rendre au Puy- en-Velay pour les fêtes de Pâques. Il se borna seulement à lui offrir comme escorte le Frère Eusèbe, le portier du couvent, car il n'était pas convenable qu'une noble dame courût les chemins seule. La compagnie d'un moine éloignerait d'elle les dangers, tant terrestres que spirituels.

— Le Frère Eusèbe est un homme doux et de mœurs pacifiques, dit l'abbé, mais il n'en sera pas moins pour vous une efficace protection.

À vrai dire, la compagnie du digne portier n'enchantait pas Catherine. Sa figure ronde et rose lui paraissait trop candide et elle avait appris à se méfier de tout. Elle se demandait si l'abbé Bernard, en le lui donnant comme garde du corps, ne lui donnait pas aussi une sorte d'espion qui allait poser un nouveau problème : comment, une fois au Puy, se débarrasserait-elle du saint homme et le convaincrait-elle de rentrer sans elle, à Montsalvy ?

Mais les difficultés de sa vie passée avaient appris à la jeune femme qu'à chaque jour suffit sa peine et que rien ne sert de se tourmenter à l'avance. Sur place, elle trouverait bien un moyen de fausser compagnie à son ange gardien. Et elle ne songea plus qu'à ce grand voyage dans lequel, avec infiniment plus d'amour que d'espoir, elle allait s'engager.

Le temps de Carême fit éclater la croûte blanche dont se couvrait le pays. La neige et le verglas fondirent en une multitude de minces ruisseaux qui se mirent à courir dans tous les sens, striant le haut plateau et les ravins montagneux comme une chevelure de fils argentés. La terre réapparut par plaques noires d'abord puis par grandes étendues qui, timidement, se mirent à reverdir. Un peu de bleu effilocha les éternels déserts gris du ciel et Catherine pensa que le temps était venu de se mettre en route.

Le mercredi qui suivit le dimanche de la Passion, Catherine et Frère Eusèbe quittèrent Montsalvy, tous deux montés sur des mules que leur avait prêtées l'abbé. Le temps était doux, légèrement pluvieux, et les nuages couraient, rapides, poussés par le vent qui venait du sud. Le vent qui, d'après Saturnin, « donnait le tournis aux moutons... ».

Les adieux entre Catherine et Sara avaient été rapides. L'une comme l'autre, d'un commun accord, refusaient l'attendrissement qui abat le courage et liquéfie la volonté. D'ailleurs, des adieux déchirants eussent tout juste servi à donner l'éveil à l'abbé Bernard. On ne pleure pas pour une séparation de quinze jours...

Le plus cruel fut l'arrachement d'avec Michel. Les yeux lourds de larmes retenues, Catherine ne pouvait se lasser d'embrasser son petit garçon. Elle avait l'impression que ses bras, jamais, ne pourraient s'ouvrir pour le laisser aller. Il fallut que Sara le lui enlevât et l'emmenât pour le confier à Donatienne. Gagné par l'émotion de sa mère, l'enfant, sans même savoir pourquoi, allait se mettre à pleurer.