— Ce joyau fabuleux, d'où le tenez-vous ?

— Il appartenait à mon défunt époux, le Grand Argentier de Bourgogne.

— Vous êtes veuve ?

— Je ne l'étais plus. Mais l'homme que j'avais épousé, frappé de la lèpre, est parti au tombeau de Saint- Jacques implorer sa guérison et moi aussi je veux partir là-bas pour le retrouver.

Avez-vous pris rang parmi les pèlerins ? Il vous faut un billet de confession et être agréée par les chefs des errants de Dieu. Ils partent demain.

— Je sais... Mais je viens seulement d'arriver. Pensez-vous, mon père, qu'il soit trop tard ? fit Catherine avec une soudaine crainte.

Un sourire plein de bonté vint éclairer le visage du moine blanc.

— Vous désirez beaucoup partir, n'est-ce pas ?

— Je le désire plus que tout au monde.

— Alors, venez. Je vais vous entendre en confession, puis je vous donnerai un billet pour le prieur de l'Hôtel- Dieu.

— Avez-vous donc le pouvoir de me faire admettre si tard ?

— Il n'y a pas d'heure pour s'approcher de Dieu. Et je suis Guillaume de Chalençon, l'évêque de cette ville. Venez, ma fille.

Le cœur envahi d'un merveilleux espoir, Catherine suivit la blanche silhouette du prélat.

En quittant l'église, Catherine avait des ailes. Elle avait l'impression que tout, maintenant, allait s'arranger, que ses espoirs retrouvaient toute leur vigueur, que plus rien n'était impossible. Il suffisait seulement d'avoir du courage et, du courage, elle en avait à revendre désormais.

À l'entrée de l'Hôtel-Dieu, dont le haut portail ogival gardé par des lions de pierre s'ouvrait sur les marches mêmes de la cathédrale, elle trouva Frère Eusèbe qui l'attendait, assis sur une borne, et disant placidement son chapelet. La voyant approcher il la regarda d'un air malheureux.

— Dame Catherine, il n'y a plus de place dans les dortoirs. Les pèlerins couchent dans la cour, et je n'ai pas pu vous trouver même une paillasse. Moi, je peux toujours demander asile dans un couvent.

Mais vous ?

Moi ? Cela n'a pas d'importance. Je dormirai dans la cour, avec les autres. D'ailleurs, Frère Eusèbe, il est temps à cette heure que je vous avoue la vérité. Je ne rentrerai pas avec vous à Montsalvy. Demain, avec les autres pèlerins, je partirai vers Compostelle... Rien ne peut m'en empêcher. Mais je veux vous demander pardon pour les ennuis que je vais vous causer. Le seigneur abbé...

Un grand sourire vint éclairer le visage rond du petit Frère portier.

De sous sa robe, il tira un rouleau de parchemin et le donna à Catherine.

— Notre très Révérend Père Abbé, coupa-t-il, m'a chargé de vous remettre ceci, dame Catherine. Mais je ne devais vous le donner qu'une fois votre vœu accompli. Il l'est, n'est-ce pas ?

— Il l'est.

— Alors, voici.

D'une main hésitante, Catherine prit le rouleau, en brisa le cachet, le déroula. Il ne contenait que peu de mots, mais leur lecture fit monter à son front une bouffée de joie.

« Allez en paix, avait écrit Bernard de Calmont, et que Dieu vous accompagne. Je veillerai sur l'enfant et sur Montsalvy. »

Le regard qu'elle adressa au Frère portier était rayonnant de bonheur. Dans son enthousiasme, elle baisa la signature de la lettre avant de la glisser dans son aumônière, puis elle tendit la main à son compagnon.

— C'est ici que nous nous séparons. Retournez à Montsalvy, Frère Eusèbe, et dites au Très Révérend Abbé que j'ai honte d'avoir manqué de confiance en lui, mais que je le remercie. Rendez-lui les mules, je n'en ai pas besoin. C'est à pied, comme les autres, que je ferai le chemin.

Puis, se détournant, elle s'envola, légère comme un oiseau délivré, vers l'autre côté de la rue où se balançait une belle enseigne qui représentait un pèlerin sous son grand chapeau, le bourdon à la main, et qui annonçait à tous qu'au « Chemin de Saint-Jacques » maître Croizat tenait boutique de fournitures pour le pieux voyage.

Ceux qui allaient partir étaient une cinquantaine, hommes et femmes, venus d'Auvergne, de Franche- Comté ou même d'Allemagne. Ils se groupaient par régions et par affinités, mais quelques-uns demeuraient isolés, préférant leur solitude et leur propre compagnie.

Au milieu de ses nouveaux compagnons, Catherine assista à la Grand-messe de Pâques. Elle vit passer, à quelques pas d'elle seulement, le Roi Charles VII gagnant le haut fauteuil disposé pour lui dans le chœur. Auprès de lui, elle reconnut la puissante silhouette d'Arthur de Richemont. Le Connétable de France, en ce jour de Pâques, reprenait officiellement son rang et sa charge. Entre ses fortes mains, la jeune femme vit briller la grande épée bleue, fleurdelysée d'or. Elle vit aussi la reine Marie, et, parmi les gens de Richemont, elle reconnut la grande silhouette de Tristan l'Hermite... Tristan, son dernier ami. La tentation fut grande de rompre les rangs silencieux qui l'entouraient, d'aller vers lui... Il serait bon d'entendre son exclamation joyeuse, d'évoquer les souvenirs des jours passés.

Mais elle retint le mouvement qui allait la jeter en avant. NON... elle n'appartenait plus à ce monde brillant, coloré, fastueux. Entre lui et elle, il y avait maintenant l'engagement de la veille, la robe blanche de cet évêque qui, là-bas, dans le chœur illuminé, célébrait la messe en chape d'or frisé. La barrière invisible qui la séparait de cette cour à laquelle, de droit, elle appartenait encore, Catherine ne voulait pas la renverser. L'avenir était ailleurs et, loin de se montrer, elle se fit plus petite au milieu de ses voisins, entre un immense gaillard grisonnant et barbu, qui chantait avec une voix de grandes orgues, et une femme sèche et pâle, dont le regard fanatique s'attachait à l'autel scintillant.

Quand elle la regardait, Catherine oscillait entre la pitié et la répugnance, car elle doutait que cette femme, malade visiblement et qui faisait entendre de temps en temps une toux sèche et caverneuse, pût supporter les fatigues du pèlerinage.

Quant à elle-même, qui donc eût reconnu la comtesse de Montsalvy, la belle veuve de Chinon qu'adorait à deux genoux Pierre de Brézé, en cette femme vêtue comme tous ses compagnons ? Une robe de bure épaisse sur une chemise de lin, des chaussures solides, un grand manteau capable de résister à toutes les pluies, à tous les vents et, sur la guimpe de fine toile qui enserrait son visage, un grand chapeau de feutre noir qu'une coquille d'étain retroussait par-devant. Dans l'aumônière pendue à sa ceinture, elle avait de l'or et aussi la dague d'Arnaud, sa fidèle compagne des jours difficiles, des passes dangereuses. Enfin, dans sa main droite, elle tenait l'emblème même du pèlerin, le fameux bourdon, le long bâton au bout duquel s'attachait une gourde ronde... Non, personne ne l'eût reconnue en cet équipage et Catherine s'en réjouissait. Elle n'était plus qu'une pèlerine au milieu des autres...

La cérémonie tirait à sa fin. La voix grave de l'évêque avait prononcé les souhaits de bon voyage, qu'il adressait à ceux qui partaient. Maintenant, il bénissait les bourdons que tous élevaient d'un même geste. Les prêtres et la grande croix de procession qui allaient mener le cortège jusqu'aux portes de la ville s'ébranlaient déjà.

Catherine, jetant un dernier coup d'œil vers le chœur, enveloppa dans le même regard le Roi, le Connétable, la cour étincelante gardée d'hommes d'armes. Ils semblaient déjà reculer dans le temps au milieu de la brume des mirages. Plus haut, dominant le tout, elle pouvait voir le diamant maudit de Garin scintiller de flammes unies au bandeau d'or qui couronnait la raide petite Vierge. Les portes s'ouvrirent sur le grand air, sur le ciel bleu pâle où couraient les nuages...

Catherine, au seuil, gonfla sa poitrine et prit une grande aspiration.

Elle avait l'impression que ces portes ouvraient sur l'infini, sur un espoir à la mesure du vaste monde.

Derrière les prêtres et les moines, les pèlerins dévalèrent, en criant de joie, la rue en pente. De chaque côté, les bonnes gens s'écrasaient contre les maisons pour les regarder passer. Certains hurlaient des souhaits, d'autres envoyaient à un ami, à un parent un dernier adieu.

Franchis les remparts de granit où claquaient les oriflammes royales, la dernière escorte se détacha des pèlerins. Devant la colonne, une route en pente raide rampait au flanc d'une colline qui avait l'air d'escalader le ciel. En tête, le chef des pèlerins, un gaillard solide aux yeux de feu, entonna d'une voix forte le vieux chant de marche qui avait soutenu tant de courages épuisés par les trop longues étapes, l'étrange cantique en vieux langage qui rythmait si bien le pas.

E ul treia. (En outre.)

E sus eia. (et sus.)

Deus aïa nos. (Dieu nous aide.)

Le chant simple et cadencé scandait bien la marche. Il courut au long de la troupe des pèlerins comme s'enflamme une traînée de poudre. A son tour, comme les autres, Catherine se mit à chanter. Son cœur était léger, son âme en paix, son énergie plus grande que jamais.

Derrière elle, dans la ville qui reculait déjà, les cloches sonnaient à toute volée. Leur chant de victoire éteignait le souvenir cruel du glas de Carlat qui si longtemps avait résonné dans son cœur. Au bout de ce chemin ouvert devant elle, Catherine, soulevée au-delà d'elle-même par une foi aussi grande que celle qui, jadis, avait entraîné les chevaliers croisés à la conquête de la Terre sainte, était sûre maintenant qu'un jour il y aurait Arnaud. Et s'il fallait aller jusqu'au bout de la Terre pour le retrouver ne fût-ce que pour mourir avec lui, elle irait jusqu'au bout de la terre...

En haut de la rude montée, une bourrasque de vent aigre chargée d'une pluie fine et froide qui cingla leurs visages accueillit les pèlerins aux abords du plateau. Catherine baissa la tête pour s'en garantir et, appuyée sur son bâton, avança contre le vent. Mais parce qu'elle ne voulait pas laisser aux éléments le dernier mot dans ce premier corps à corps, elle chanta plus fort que jamais. Ce vent, c'était le vent du Sud. Il avait parcouru, avant de l'atteindre, les terres inconnues dans lesquelles, jour après jour, elle allait s'enfoncer pour retrouver enfin son amour perdu... Il était son ami...