Juliette Benzoni

Catherine Il suffit d'un amour Tome 1

Prologue

DIES IRAE (1413)

CHAPITRE I

Le prisonnier

Vingt hommes vigoureux s'était attelés au bélier, une énorme poutre de chêne prise à un chantier voisin. Ils reculaient de quelques pas puis, avec ensemble, se ruaient de toute leur vitesse sur les vantaux armés de fer qui résonnaient comme un gigantesque tambour, rythmant leur effort de « Han... » durement scandés. Sous les coups redoublés dont la fureur populaire augmentait la cadence, les portes de l'hôtel royal gémissaient. Un craquement, déjà, s'était produit malgré les peintures de fer aux immenses volutes qui renforçaient les battants.

C'était une haute et double porte de chêne épais sous une ogive de pierre que gardaient deux anges agenouillés, mains jointes, de chaque côté des armes royales de France dont l'azur fleurdelisé d'or brillait doucement sous le soleil d'avril. Plus haut, au-dessus des créneaux d'où les archers de garde tiraient sur la foule, c'était l'envol des toits, la dentelle flamboyante et fantastique des hautes lucarnes de l'hôtel Saint-Pol, la cime des arbres, le ciel sur lequel flottaient les grandes bannières de soie brodée. Là-haut, c'était la douceur d'un jour de printemps, le chaud soleil qui dansait sur les murs enluminés comme des pages de missel, le vol rapide des hirondelles... en bas, le sang coulait, la colère grondait, la poussière, brassée par des centaines de pieds, montait en suffocants nuages.

Une flèche siffla. Tout près de l'endroit où se tenaient Landry et Catherine, un homme tomba lourdement, la gorge traversée, avec un affreux cri rauque qui s'acheva en gargouillis. La jeune fille cacha précipitamment son visage entre ses mains pour ne plus voir, se tassa contre son compagnon dont le bras protecteur entoura ses épaules.

— Ne regarde pas, fit Landry. J'ai eu tort de t'emmener, pauvrette.

Ce ne sera sûrement pas le dernier.

Tous deux s'étaient hissés sur un banc de pierre, à l'entrée d'un boyau qui serpentait, noir et gluant d'humidité, entre l'échoppe d'un tailleur et la boutique, dûment cadenassée, d'un apothicaire. De là, ils pouvaient tout voir. Aucun des mouvements des hommes attelés au bélier ne leur échappait. Mais, des créneaux de l'hôtel, les archers tiraient maintenant avec une sorte de rage. Flèches et carreaux d'arbalètes faisaient pleuvoir sur la foule révoltée une grêle meurtrière, ouvrant de brèves lézardes tôt refermées, dans la masse des corps. Prudemment, Landry fit descendre Catherine de son perchoir, se noya avec elle dans la foule.

La fatigue et la peur commençaient à se faire sentir chez les deux adolescents. Ils avaient quitté, tôt le matin, leurs maisons du Pont-au-Change, profitant de l'absence de leurs parents. La fièvre, dont brûlait Paris depuis la veille, avait attiré ceux-ci qui à la Maison aux Piliers, qui chez sa voisine en mal d'enfants, qui dans les milices populaires.

Mais ni Catherine ni Landry ne reconnaissaient leur ville dans cette cité chauffée à blanc d'où la fureur et le carnage jaillissaient à chaque carrefour pour un mot ou une chanson.

Leur univers quotidien, c'était le Pont-au-Change, avec son entassement de maisons aux toits aigus délimitant une rue étroite où défilait, entre le Palais et le Grand Châtelet, toute la ville. Le père de Catherine, Gaucher Legoix, y était orfèvre à l'enseigne de « l'Arche d'Alliance » comme d'ailleurs celui de Landry, Denis Pigasse, et leurs boutiques étaient voisines. Elles faisaient face aux échoppes des changeurs, lombards ou normands, qui occupaient l'autre côté du pont.

Jusqu'à ce jour, Catherine n'avait guère poussé ses expéditions avec Landry au-delà du parvis de Notre- Dame, des sinistres ruelles de la Grande Boucherie ou des pont-levis du Louvre. Les quinze ans du garçon, par contre, lui avaient permis des études beaucoup plus poussées sur les lieux bizarres de Paris et il connaissait chaque recoin de la capitale comme sa propre poche. C'était lui, qui avait eu l'idée d'amener sa petite amie devant l'hôtel Saint-Pol, ce vendredi matin, 27 avril 1413.

— Viens donc, lui avait-il dit. Caboche a juré qu'aujourd'hui il entrerait dans la maison du Roi pour en arracher les mauvais conseillers de Monseigneur le Dauphin. Il suffira d'entrer derrière lui et tu pourras voir, à ton aise, toutes les belles choses qu'il y a là-bas.

Caboche !... Autrement dit Simon le Coutelier, l'écorcheur de la Grande Boucherie, le fils de la tripière du marché Notre-Dame, l'homme qui avait soulevé les masses populaires contre le pouvoir illusoire du malheureux Charles VI, le roi fou, et la puissance aussi réelle que désastreuse d'Isabeau la Bavaroise.

C'était grande pitié, en effet, au royaume de France, en ces jours troublés. Le roi dément, la reine inconsciente et débauchée et, depuis le meurtre, six ans plus tôt, du Duc d'Orléans par Jean-Sans-Peur, duc de Bourgogne, le pays livré à l'anarchie. Insoucieux du péril anglais toujours prêt à revenir, les partisans de l'un et de l'autre prince, Armagnacs et Bourguignons, se livraient à travers la France qu'ils ravageaient à l'envi une lutte sans pitié ni merci. À cette heure, les Armagnacs cernent Paris, tout dévoué au malin autant que démagogue Jean de Bourgogne. Par la riche corporation de bouchers dont il a fait ses fidèles, il orchestre les troubles. En nom, le pouvoir appartient au Dauphin, Louis de Guyenne, un garçon de seize ans nettement dépassé par les événements. En fait, le roi de Paris, c'est Caboche l'écorcheur, avec la bénédiction de l'Université que mène son turbulent recteur Pierre Cauchon.

Ils sont là tous les deux, Caboche et Cauchon, à la tête de la meute qui assiège l'hôtel royal. Debout devant les gardes de la porte, désarmés et ficelés, que maintiennent des garçons bouchers aux tabliers de cuir tachés de sang caillé, Caboche hurle des ordres, rythmant le balancement forcené du bélier. Tirée par la main sans douceur de Landry, rasant les murs des maisons pour trouver un observatoire à l'abri des flèches, Catherine pouvait voir, par-dessus le moutonnement des têtes, l'imposante carrure du meneur, ses épaules de lutteur sous la casaque verte, barrée d'une croix de Saint-André blanche, aux couleurs de Bourgogne, le visage écarlate, convulsé par la fureur et ruisselant de sueur. A la main, il tenait une bannière blanche, emblème de Paris, qu'il agitait furieusement.

— Plus fort ! hurlait-il, tapez plus fort ! Enfoncez- moi ce nid de charognards ! Par la mordieu ! Plus fort ! Ça craque déjà !...

En effet, la porte venait de rendre un son fêlé qui annonçait sa prochaine rupture. Les vingt hommes, tendus par l'effort, reprirent du champ, reculant profondément dans la foule pour se lancer de plus loin. Landry eut juste le temps de jeter Catherine derrière l'arc-boutant d'une chapelle pour qu'elle ne fût pas écrasée par le reflux contre la muraille. Elle se laissait faire sans résistance, hypnotisée par l'écorcheur dont les hurlements avaient atteint une telle violence qu'on ne comprenait plus ce qu'il disait. D'un geste brusque, il ouvrit son pourpoint, découvrant des muscles épais couverts de poils roux puis, retroussant ses manches, planta profondément la bannière en terre avant d'aller s'atteler à la tête de la poutre.

— Allez ! brailla Caboche... Avec moi et que nous aide Monseigneur Saint-Jacques !...

— Vive Monseigneur Saint-Jacques, vive la Grande Boucherie ! hurla Landry emporté par son enthousiasme.

Catherine le regarda avec mécontentement.

— Ne crie pas « Vive Caboche », sinon je m'en vais.

— Pourquoi donc ? fit Landry sincèrement surpris. C'est un grand chef !

— Non ! C'est une brute ! Mon père le déteste, ma sœur Loyse aussi, qu'il recherche en mariage et, à moi, il me fait peur. Il est trop laid !

— Laid ? (Landry ouvrit de grands yeux.) Qu'est- ce que ça peut bien faire ? On n'a pas besoin d'être beau pour être un grand homme.

Moi, je trouve Caboche magnifique.

Furieuse l'adolescente tapa du pied.

— Pas moi ! Et si tu l'avais vu, hier soir, chez nous, criant et menaçant mon père, tu ne le trouverais pas magnifique du tout.

— Il a menacé maître Legoix ? Mais pourquoi ?

Instinctivement, Landry avait baissé la voix de plusieurs tons, bien que personne ne fît attention à eux et que le vacarme fût intense.

Catherine en fit autant. À voix basse, elle raconta à son ami comment, la veille au soir, alors que la nuit était presque en son mitan, Caboche était venu chez eux avec Pierre Cauchon et le cousin Guillaume Legoix ; le riche boucher de la rue d'Enfer Les trois chefs de l'insurrection parisienne avaient une intention bien arrêtée en franchissant le seuil de l'orfèvre : obtenir l'adhésion de Gaucher Legoix à leur mouvement. Cinquantenier de la milice parisienne, Gaucher était l'un des chefs communaux les plus respectés et les mieux écoutés. Peut-être parce qu'il était un homme calme, ami de la paix et qui avait toute violence en horreur. La vue du sang le faisait défaillir bien qu'il fût brave et doué d'un tranquille courage.

Cette horreur physique du sang était la raison pour laquelle ce fils de grand boucher avait abandonné la corporation et la maison paternelle pour se placer comme apprenti chez maître André d'Épernon, le grand orfèvre, créant ainsi, avec les orgueilleux Legoix, incapables de comprendre ses délicatesses, une totale rupture.

Peu à peu, le talent de Gaucher avait amené l'aisance dans la maison du Pont-au-Change. Couvertures d'évangéliaires, plats ouvragés, gardes d'épées ou de poignards, salières, nefs de table sortaient de plus en plus fréquemment de son modeste atelier pour des destinations toujours plus élevées. En vérité, le renom de Gaucher Legoix grandissait sur la place de Paris et son appui n'était pas négligeable pour les trois meneurs.

Ils s'étaient heurtés à un refus net. Sans grandes phrases, Gaucher leur avait signifié son intention de demeurer fidèle au Roi et au Prévôt de Paris qui était justement André d'Épernon.

— Je tiens ma charge de par le Roi et de par Mes- sire le Prévôt, je ne ferai pas marcher mes hommes contre la demeure de mon souverain.

Ton souverain est fou, son entourage traître, avait fulminé Guillaume Legoix, le cousin boucher. Le vrai roi c'est Monseigneur de Bourgogne. Hors lui, point de salut !...

Gaucher ne s'était pas troublé devant le gros visage, rouge de colère du maître-boucher.

— Quand Monseigneur de Bourgogne aura reçu l'onction sainte, alors je plierai le genou devant lui et l'appellerai mon Roi. Mais jusque-là je ne reconnais pour maître que Charles, Sixième du nom, que Dieu nous veuille rendre en santé et sain jugement !

Ces simples paroles avaient eu le don de déchaîner la fureur des trois visiteurs. Tous s'étaient mis à crier comme des sourds à la grande terreur de Catherine et des femmes qui, tapies au coin de l'âtre, attendaient la fin du débat.

Comme ces hommes lui semblaient méchants, dressés tous trois, grands et forts, autour de la frêle silhouette de son père. Mais, dans sa petite taille, c'était encore lui qui était le plus grand parce que son visage ferme demeurait serein et qu'il ne criait pas.

Caboche, soudain, avait brandi un poing noueux sous le nez de l'orfèvre.

— Vous avez jusqu'à demain soir pour vous décider, maître Legoix. Si vous n'êtes pas avec nous, vous serez contre nous et en subirez les conséquences. Vous savez ce qui arrive à ceux qui tiennent pour les Armagnacs ?

— Si vous voulez dire que vous brûlerez ma maison, je ne pourrai vous en empêcher. Mais vous ne me ferez pas marcher contre ma conscience. Je ne suis pas Armagnac, pas plus que Bourguignon. Je suis bon Français de France, craignant Dieu et servant son roi. Jamais je ne lèverai les armes contre lui !

Laissant aux mains de ses compères l'obstiné orfèvre, Caboche s'était alors approché de Loyse. Contre son propre corps, Catherine avait senti se raidir celui de sa sœur quand l'écorcheur s'était planté devant elle. A cette époque où il était courant, dans les grandes familles, de marier les filles à peine formées, les treize ans de l'adolescente pouvaient comprendre bien des choses.

D'ailleurs Simon Caboche ne cachait nullement le goût qu'il avait pour Loyse. Il ne manquait pas une occasion de la poursuivre quand, par hasard, il pouvait la rencontrer. Ce qui n'était pas toujours facile car Loyse, hormis pour se rendre aux offices à la proche église Saint-Leufroy, située au bout du pont, ou bien pour aller porter des secours à la recluse de Sainte-Opportune, ne quittait pratiquement jamais la maison de ses parents. C'était une fille silencieuse et secrète dont les dix-sept ans avaient plus de gravité que bien des âges mûrs. Elle allait et venait dans la maison, à pas légers, sans faire plus de bruit qu'une souris, ses yeux bleus continuellement baissés, le béguin de toile toujours étroitement serré sur les nattes d'un blond pâle, menant déjà auprès des siens la vie du cloître à laquelle, depuis son plus jeune âge, elle aspirait.