Maintenant, je vais enduire la blessure d'un baume miraculeux et, dans quelques jours, il n'y aura plus qu'une mince cicatrice, car la blessure est très petite...

Tirant de son coffre un petit pot de faïence verte, décoré de fleurs fantastiques gaiement colorées, il prit du contenu la valeur d'une noisette au bout d'une aiguille d'or et l'appliqua sur la tempe blessée.

À l'aide d'un petit carré de toile fine, il écrasa le baume sur la blessure puis, maintenant la compresse, il se mit à confectionner avec une diabolique habileté un vertigineux pansement qui escamota bientôt les cheveux noirs du jeune homme et enserra étroitement ses mâchoires comme une coiffe de femme. Catherine le regardait faire avec un intérêt passionné. Le blessé ne gémissait plus depuis que le baume avait touché sa chair meurtrie. Une odeur piquante, puissante et cependant agréable, emplissait la pièce.

— Qu'est-ce que ce baume ? demanda-t-elle.

— Nous l'appelons baume de Matarea, répondit négligemment le petit homme sans daigner s'expliquer davantage. Il vient d'Égypte.

Est-ce que ce jeune homme a d'autres blessures ?

— Une jambe cassée, je crains bien, dit Mathieu qui s'était tenu coi tout ce temps.

— Voyons ça !

Sans se soucier aucunement de la présence de la jeune fille, il empoignait drap et couvertures, les rejetait vers le pied du lit, découvrant le corps du jeune homme que Mathieu et Pierre avaient complètement déshabillé avant de le coucher. La subite apparition de cette totale nudité masculine fit rougir le drapier jusqu'aux oreilles.

— Sors d'ici, Catherine, ordonna-t-il brusquement en attrapant sa nièce par le bras pour l'entraîner hors de la pièce.

Le petit médecin l'arrêta d'un regard sévère.

— Voilà bien les ridicules pudibonderies des chrétiens ! Le corps de l'homme est la plus belle création d'Allah, avec celui du cheval.

Cette femme donnera un jour la vie à des hommes semblables à celui-ci. Pourquoi donc la vue de ce corps offenserait-elle ses yeux ? Les anciens Grecs en faisaient des statues qui ornaient les temples de leurs dieux.

— Ma nièce est fille, protesta Mathieu qui n'avait pas lâché le poignet de Catherine.

— Elle ne le sera pas longtemps. Elle est bien trop belle pour cela !

Je n'aime pas les femmes. Elles sont sottes, bruyantes et puériles, mais je sais reconnaître la beauté lorsque je la rencontre. Cette jeune fille est un chef-d'œuvre dans son genre... tout comme le blessé. Avez-vous jamais rien vu de plus parfait que la forme de ce guerrier abattu ?

L'enthousiasme esthétique d'Abou-al-Khayr, que Mathieu ne semblait guère disposé à partager, ne l'empêchait pas de travailler tout en parlant et il palpait la jambe brisée avec une extrême délicatesse.

Mathieu, malgré lui, avait lâché Catherine, fasciné qu'il était par le corps brun dont la peau luisante brillait doucement sous la lumière des chandelles. Catherine avait repris sa place à la tête du lit et regardait elle aussi. Le petit médecin, tout en faisant son travail, continuait à chanter les louanges de la beauté humaine sur le mode, à la fois fleuri et lyrique qui lui était cher. Mais il avait dit vrai : le chevalier blessé était magnifiquement bâti. Sous sa peau bronzée, les muscles longs, étirés, se dessinaient avec une précision anatomique et, sur le drap blanc, les larges épaules, les flancs étroits et durs, le ventre plat, fermement attaché aux cuisses gonflées de muscles, prenaient un relief saisissant. Troublée au fond d'elle- même, Catherine sentait ses mains se glacer tandis qu'une légère rougeur s'étendait sur ses joues.

Abou-al-Khayr, aidé de ses esclaves, étirait maintenant la jambe pour réduire la fracture. Le blessé gémit. Puis, soudain, Catherine entendit :

— Si cette brute ne me faisait aussi mal, je me croirais en Paradis, car vous êtes sûrement un ange !... À moins que vous ne soyez la Rose sortie du roman du vieux Lorris.

Elle vit alors que deux yeux noirs, d'un noir d'enfer que la fièvre faisait briller d'inquiétante façon, la regardaient. Maintenant qu'il avait repris connaissance et que ses yeux étaient ouverts, la ressemblance avec Michel était criante, hallucinante. Tellement que la jeune fille, la voix soudain tremblante, ne put s'empêcher de prier :

— Par grâce, messire... dites-moi votre nom !

Le visage contracté où perlait une sueur de souffrance ébaucha quelque chose qui voulait être un sourire. Ce fut une affreuse grimace, mais qui fit étinceler brièvement une éclatante dentition.

— J'aimerais mieux savoir d'abord le vôtre, mais j'aurais mauvaise grâce à laisser si belle demoiselle poser deux fois la même question.

Je me nomme Arnaud de Montsalvy, seigneur de la Châtaigneraie en pays Auvergnat, et je suis capitaine de Monseigneur le dauphin Charles.

Pour mieux voir la jeune fille, le blessé avait tenté de se relever sur un coude et s'attirait une protestation furieuse du petit médecin.

— Si vous ne vous tenez en repos, mon jeune seigneur, vous resterez boiteux toute votre vie.

Les yeux noirs d'Arnaud, attachés à Catherine, se portèrent avec stupéfaction sur le turban du médecin et sur ses étranges acolytes. Il se signa précipitamment, tenta d'arracher sa jambe aux mains qui la retenaient.

— Qu'est celui-là ? s'écria-t-il furieux. Un chien d'infidèle, un Maure ? Comment ose-t-il seulement toucher un chevalier chrétien sans craindre de se faire arracher la peau ?

Abou-al-Khayr poussa un soupir de lassitude. Il glissa ses mains au fond de ses manches, s'inclina poliment :

— Le noble chevalier préfère sans doute perdre sa jambe à brève échéance ? Je ne crois pas qu'il y ait d'autres médecins dans cet endroit. Au surplus, je regrette profondément d'avoir osé arrêter tout à l'heure son précieux sang qui coulait si vite. Indigne que je suis !

J'aurais dû le laisser s'écouler jusqu'à la dernière goutte !

Le ton mi-rageur, mi-ironique du petit médecin calma tout net la colère du jeune homme. Brusquement, il se mit à rire :

— Tes pareils sont habiles, à ce que l'on assure. Et puis, tu as raison, je n'ai pas le choix. Poursuis ton ouvrage, je te récompenserai royalement.

— Avec quoi ? marmonna Abou en retroussant à nouveau ses manches. Vous aviez tout juste votre armure quand l'honorable drapier vous a trouvé.

Mathieu, quant à lui, commençait à penser que le blessé regardait trop sa nièce. Il se glissa entre eux deux et se mit en devoir de raconter au chevalier comment on l'avait récupéré sur le bord de l'Escaut, délivré de son armure et amené jusqu'au Grand Charlemagne. De son côté, le jeune homme, devenu soudain très grave et soucieux, raconta son histoire. Envoyé par le Dauphin au duc de Bourgogne, en tant qu'ambassadeur et parcourant le pays accompagné d'un seul écuyer, il avait été sauvagement attaqué, sur l'autre rive du fleuve, par un parti de routiers, mi-bourguignons, mi-anglais qui l'avaient démonté, dévalisé et assommé avant de le jeter à l'eau où il avait bien pensé se noyer. Par miracle et malgré le poids de son armure il avait réussi à nager et à gagner la rive opposée, grâce surtout à un banc de sable opportun.

Il s'était hissé sur la rive avec une peine infinie et là, il avait perdu connaissance. Quant à son écuyer, il ignorait totalement ce qu'il était devenu.

— Ces bandits ont dû le tuer, conclut tristement le jeune homme ; je le regretterai, car c'était un brave garçon.

Tandis qu'il parlait, Abou-al-Khayr avait achevé son ouvrage non sans arracher de temps en temps à son patient des gémissements et des imprécations. La patience n'était visiblement pas la qualité dominante d'Arnaud de Montsalvy.

Catherine, elle, le buvait des yeux. C'était comme si le ciel avait fait pour elle un miracle en lui rendant celui qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer, qu'elle ne pouvait oublier. Entre elle et Arnaud, un lien spontané s'était tissé, que chaque instant, chaque regard rendaient plus fort et plus intime. Toutes les fois que les yeux fiévreux du blessé se posaient sur elle, et c'était très souvent, elle éprouvait un choc intérieur. Une bouffée chaude montait à ses joues. Visiblement, le chevalier ne souhaitait qu'une chose : demeurer seul un moment avec cette jeune fille dont la beauté l'éblouissait sans qu'il songeât, même un seul instant, à s'en cacher. Aussi protesta-t-il de toutes ses forces quand le petit médecin approcha de ses lèvres une petite coupe d'or dans laquelle il venait d'opérer un mystérieux mélange. Il voulut la repousser.

— Mon jeune seigneur, fit sévèrement le Maure, si vous voulez retrouver bien vite vos forces, il faut dormir ; ceci vous y aidera.

— Mes forces ? Mais je dois repartir et dès demain.

Il y a le message du Dauphin... Il faut que j'aille à Bruges !

— Vous avez la jambe brisée, vous resterez au lit, s'écria Abou-al-Khayr.

— D'ailleurs, intervint doucement Catherine, il est possible que vous ne trouviez plus le duc à Bruges. Il ne devait pas s'attarder mais bien regagner Dijon où l'attendent maintes affaires. À Dijon... où nous allons nous-mêmes.

A mesure qu'elle parlait, les yeux sombres d'Arnaud s'éclairaient.

Quand elle se tut, il voulut tendre la main pour saisir celle de la jeune fille, ne trouva que la robe de Mathieu et fronça les sourcils. Mais il se calma aussitôt, sourit et déclara que rien ne le rendrait plus heureux que cheminer avec elle.

— Je pense, ajouta-t-il, qu'il sera possible de trouver une litière.

— Nous verrons ça demain, coupa Abou. Buvez !

Quelques instants plus tard, sous l'effet de la puissante drogue opiacée, les yeux du chevalier se refermaient et il s'endormit d'un sommeil paisible. Tous les assistants se retirèrent à l'exception de l'un des Noirs à qui le médecin avait confié la surveillance de son patient.

Les deux serviteurs du petit Arabe étaient muets tous deux, ce qui, confia leur maître à Mathieu, diminuait les risques de dispute avec le blessé. Celui- ci paraissait avoir le « caractère impatient du scorpion dérangé dans son trou... ».

Catherine sortit la dernière, avec un soupir de regret.

La compagnie d'Abou-al-Khayr se révéla beaucoup plus amusante que ne l'avait supposé Catherine malgré l'obstination qu'il mettait à l'ignorer. Il était réellement jeune en dépit de sa barbe blanche qui n'était, expliqua-t-il à Mathieu, que le signe distinctif des médecins, des gens exerçant des professions libérales et des notables de l'Islam.

En pays coranique, les bourgeois avaient droit, eux, à une barbe plus courte et teinte en bleu ou en vert. La blancheur de cette belle barbe et son entretien étaient un constant sujet de soucis pour le médecin cordouan qui en prenait grand soin, comme d'ailleurs de toute sa personne d'une absolue propreté. Il se plaignait assez amèrement du manque de confort des installations sanitaires en pays chrétiens.

— Vos hammams que vous nommez étuves, disait- il d'un ton méprisant, seraient tout juste bons pour des esclaves, à Cordoue !

Mais, hormis cet inconvénient, il reconnaissait que la Chrétienté avait du bon, qu'elle présentait un grand intérêt et un très vaste champ d'expériences pour un médecin parce que l'on s'y étripait beaucoup plus qu'en terre d'Islam. Et surtout au royaume de Cordoue où régnait une paix très regrettable pour les progrès de l'art médical.

— Ici, l'on trouve des cadavres à toutes les croisées de routes, conclut-il avec une profonde satisfaction.

Malgré son âge, il avait beaucoup voyagé, de Bagdad à Kairouan et des sources du Nil à Alexandrie, toujours à la recherche du savoir. Ce qu'il souhaitait maintenant, c'était se rendre à la cour du puissant duc de Bourgogne, du Grand Duc d'Occident, dont la réputation passait déjà les monts et les mers.

— Notre rencontre m'évite d'aller jusqu'à la ville sur l'eau, dit-il à Mathieu. Je ferai route avec le blessé et, ainsi, je pourrai le surveiller jusqu'en Bourgogne. Il en a besoin. Mais nous ne partirons que dans deux ou trois jours. Cette hôtellerie, après tout, n'est pas mauvaise.

Le petit médecin semblait, en effet, apprécier la cuisine. Il attaquait justement avec vigueur une poularde aux herbes qu'il arrosait de généreuses rasades de vin gris, oubliant les préceptes du Coran au profit des célèbres vignes de Sancerre.

— Alors nous nous retrouverons à Dijon, fit Mathieu qui, lui non plus, ne perdait pas un coup de dent, car nous reprendrons la route demain matin, ma nièce, mes gens et moi-même. Nous sommes déjà en retard...

Catherine, elle, ne mangeait pas. Elle s'était contentée de boire un bol de lait et grignotait distraitement une tartine de miel. Les derniers mots la tirèrent de sa songerie.