— Gloirrrrrrrre... au duc ! Gloirrrrrre... au duc !...
Mathieu avait été tellement stupéfait d'entendre parler l'oiseau qu'il avait laissé le page repartir sans plus songer à le retenir. Et Catherine qui s'étouffait de rire avait pu emporter dans sa chambre le papegeai.
Il continuait à hurler. Depuis, Gédéon était la grande récréation de la maison, et même de l'oncle Mathieu. Tous deux se disputaient férocement.
Après s'être recoiffée devant son miroir, Catherine s'apprêtait à redescendre quand le pas d'un cheval dans la rue l'attira à la fenêtre.
Une épaisse couche de poussière se levait sous les pas de l'animal car les rues de Dijon n'étaient pas encore pavées. Passant lentement entre la double rangée de maisons aux fenêtres desquelles s'agitaient les ménagères, elle reconnut Garin de Brazey et n'eut pas le temps de s'étonner. L'argentier, la tête levée, l'avait aperçue à sa fenêtre et la saluait gravement. Rougissante, elle rendit le salut et se retira au fond de la pièce ne sachant trop comment interpréter cette nouvelle rencontre, suivant de si près la première. Venait-il acheter des étoffes? Mais non, le pas du cheval s'éloignait. Lissant machinalement du doigt sa jupe de toile vert amande garnie d'un simple galon blanc, la jeune fille descendit retrouver Mathieu.
Elle trouva le drapier dans le réduit où il serrait ses livres. Penché sur le pupitre de bois noir, une plume d'oie à l'oreille, il faisait des comptes dans un énorme livre relié en parchemin tandis que, dans la boutique, ses aides déballaient un gros colis de tissus tout juste arrivé d'Italie. Voyant que Mathieu était trop absorbé pour lui prêter attention, elle alla aider le vieux Pierre à ranger les nouvelles pièces.
C'étaient des brocarts de Milan et des velours de Venise. Catherine n'aimait rien tant que palper ces étoffes magnifiques, réservées à la noblesse et aux riches bourgeoises. Elle-même n'en porterait sans doute jamais de semblables. Un superbe brocart d'un rose pâle dont le perfilage d'argent dessinait des oiseaux fantastiques l'attira particulièrement.
— Vois donc cette merveille, fit-elle en drapant devant elle un pan du tissu. Comme j'aimerais la porter !
Le vieux Pierre jugeait à part lui que Catherine était digne de toutes les splendeurs et il la regardait avec un sourire indulgent.
— Demandez-le à maître Mathieu, fit-il ! Peut-être bien qu'il vous le donnera. Et si j'étais vous, je lui demanderais aussi ce tissu-là. Vous seriez bien belle avec.
Il désignait un velours ciselé vénitien fait de grandes fleurs noires qui se détachaient sur un fond lamé d'or et Catherine, avec un cri d'admiration, allait s'en emparer quand la voix grondeuse de Mathieu leur parvint :
— Laissez ces étoffes tranquilles ! Elles sont fragiles et coûtent fort cher !
— Je le sais bien, fit la jeune fille avec un soupir de regret, mais puisque ce magasin est le seul endroit où je pourrai jamais en toucher de semblables...
De la main elle désignait les armoires ouvertes sur des piles régulières de samits, de pailes dorés, de satins de toutes les couleurs, de velours doux au toucher. D'autres contenaient de grandes pièces de dentelles aussi fines que des fils de la Vierge, des voiles de Mossoul, des diaspres à fleurs chatoyantes venus de Perse, des cendals légers et bruissant. D'autres encore cachaient les draps de Champagne ou d'Angleterre, les blanchets moelleux tissés par les femmes de Valenciennes, les souples draps florentins, aussi doux et presque aussi brillants que des satins...
Prestement, Mathieu enlevait des mains de sa nièce le brocart rose, ôtait à Pierre le velours noir et or, les empilait dans une grande pièce de forte toile blanche et y ajoutait une respectable collection de tissus d'or et d'argent, de satins de toutes couleurs, brodés, rayés ou unis qu'il prenait dans le dernier arrivage.
— Tout ceci est déjà vendu, expliqua-t-il et doit être mis de côté ; c'est une commande de messire de Brazey, qu'il doit faire prendre plus tard. Quant à toi, ma fille, va donc finir les comptes de la semaine et cesse de rêver ! J'ai à sortir et veux que tout soit en ordre quand je rentrerai. Ah, tu feras aussi le compte de la dame de Châteauvillain qui l'a fait demander et tu veilleras à ce que l'on aune ce diaspre turquoise qu'attend la femme du sire de Toulongeon.
Avec un soupir de regret, Catherine quitta la boutique et alla prendre la place de son oncle dans le réduit. Ces gros livres tout pleins de chiffres romains1 l'ennuyaient profondément, encore qu'elle prît plaisir à lire la provenance lointaine des 1. Les chiffres arabes n'étaient pas encore usités.
Étoffes et ces noms aux consonances magiques. Mais, depuis le retour de Flandres, un visage brun se dessinait trop souvent de lui-même parmi les grandes pages jaunes et craquantes. Et quand cela se produisait, Catherine se retrouvait toujours avec une violente envie de pleurer car elle pensait alors qu'il y avait vraiment une infranchissable distance entre un écuyer du Dauphin et la nièce d'un drapier dijonnais.
Sans parler du mépris d'Arnaud, ni de la guerre qui les plaçait dans des camps opposés. Mais ce matin-là, Arnaud était absent de la pensée de Catherine. Trempant sa plume dans l'encre, elle se mit courageusement à l'ouvrage. Il n'y avait dans son esprit pour le moment qu'un merveilleux brocart dont elle avait très envie et aussi un peu de curiosité. Le gardien des joyaux de la couronne, toujours si sombrement vêtu, avait-il soudain décidé que le rose lui irait mieux ?
Malgré ce qu'il avait dit, on ne revit pas l'oncle Mathieu de toute la journée. Vers l'heure du dîner, il lit dire qu'il ne reviendrait que pour souper, mais le souper l'attendit en vain. À peine rentré, le drapier avait appelé sa sœur Jacquette et s'était enfermé avec elle dans sa chambre haute sans vouloir donner d'explications.
En ouvrant les yeux le lendemain matin, Catherine vit Sara assise à son chevet, attendant son réveil et s'en étonna. D'ordinaire c'était Loyse qui l'éveillait, avec quelque brusquerie et avant l'aube pour aller entendre l'office. Mais cette fois Loyse était absente et le soleil était déjà haut.
— Aujourd'hui est un grand jour, mon agneau, lui dit la tzingara en lui tendant sa chemise. Il faut te dépêcher. Ta mère et ton oncle veulent te parler.
— De quoi ? Est-ce que tu sais ?
— Oui, je le sais mais je n'ai pas le droit de te le dire.
Curieuse et, de plus, connaissant parfaitement son empire .sur sa vieille amie, Catherine se fit câline pour en savoir plus
— Dis-moi au moins s'il s'agit de quelque chose d'agréable ? Si cela me fera plaisir...
— Sincèrement je n'en sais rien ! Peut-être que oui... ou peut-être que non ! Lève-toi vite !
Elle-même s'agitait, versait de l'eau fraîche dans une cuvette, préparait des serviettes. Négligeant la chemise tendue, Catherine sortit de son lit comme elle était, c'est-à-dire aussi nue que la main car il n'était pas d'usage de dormir autrement à cette époque. Elle n'avait d'ailleurs jamais éprouvé de gêne devant Sara qui avait été pour elle une seconde mère.
La grande fille de Bohème n'avait guère changé durant toutes ces années. Elle était toujours belle, aussi brune que par le passé, la quarantaine proche n'apportant pas le moindre fil d'argent dans sa chevelure. Elle était seulement plus grosse, la vie douillette que l'on menait chez Mathieu ayant capitonné son corps d'animal sauvage d'une couche moelleuse et confortable. Mais l'esprit demeurait sauvage, toujours aussi indépendant. Parfois Sara disparaissait pendant deux ou trois jours sans que personne pût dire ce qu'elle était devenue. Barnabé seul, peut-être... Mais le Coquillart savait garder un secret et dans le milieu inquiétant et dangereux où il avait choisi de vivre malgré les supplications de Catherine, tout le monde savait se taire.
Tandis qu'elle procédait à sa toilette avec une hâte qui ne lui était pas habituelle, car elle aimait prendre son temps, Catherine surprit le regard pensif de Sara posé sur elle.
— Qu'est-ce que j'ai ? demanda la jeune fille. Tu me trouves laide ?
— Laide ? Tu cherches des compliments ? Certes non, tu ne l'es pas... pas assez peut-être. Il n'est pas toujours bon pour une fille d'être trop belle, vois-tu. Et, en te regardant, je pensais bien que peu d'hommes pourraient résister à la vue de ton corps. Tu es trop faite pour l'amour pour ne pas semer aussi la mort.
— Que veux-tu dire ?
Il n'était pas rare que Sara prononçât des paroles étranges. La plupart du temps, elle se refusait à les expliquer. C'était comme si elle avait pensé tout haut, parlé pour elle-même. Cette fois, il n'en fut pas autrement.
— Rien ! fit-elle brièvement en tendant à la jeune fille sa robe verte de la veille. Habille-toi et descends...
Quand Sara eut disparu, Catherine se hâta d'achever sa toilette, natta ses cheveux avec un ruban de la même teinte que sa robe et descendit dans la grande chambre où Sara avait dit que ses parents l'attendaient.
Elle trouva Mathieu assis dans son fauteuil, l'air sombre et soucieux. En face de lui, Jacquette, assise sur un banc, égrenait son chapelet. Ni l'un ni l'autre ne parlait.
— Me voici, fit Catherine. Qu'y a-t-il ?
Ils la regardèrent tous deux pendant un moment, avec une telle expression que Catherine eut l'impression qu'ils la voyaient pour la première fois.
Elle nota qu'une larme brillait dans les yeux de sa mère et courut à elle. S'agenouillant auprès de Jacquette, elle entoura de ses bras la taille maternelle, appuya sa joue contre sa poitrine.
— Mère... Vous pleurez ? Mais que se passe-t-il ?
— Ce n'est rien, ma chérie. C'est peut-être de bonheur...
— De bonheur...
— Mais oui... peut-être. Ton oncle va te dire.
Mathieu avait quitté son fauteuil et s'était mis à marcher de long en large dans la pièce qui tenait presque toute la longueur de la maison et toute sa largeur. Son pas était plus lourd que d'habitude et il mit un moment à se décider. Finalement, il s'arrêta devant sa nièce et dit :
— Tu te souviens des étoffes que j'ai reçues hier d'Italie et que tu admirais tant ? Ce brocart rose...
— Oui, fit Catherine. La commande de messire Garin de Brazey ?
— Justement. Si tu en as toujours envie, ils sont pour toi.
— Pour moi ?
L'oncle Mathieu était-il subitement devenu fou ? Pour quelle raison un homme important comme Garin de Brazey offrirait-il à la nièce d'un fournisseur un semblable présent ? Le regard de Catherine alla de sa mère à son oncle en faisant une rapide incursion dans les profondeurs de la chambre afin de s'assurer que tout cela n'était pas un songe. Tous deux guettaient une réaction sur le visage de la jeune fille.
— Mais... pourquoi ? demanda encore Catherine.
Mathieu se détourna et alla jusqu'à la fenêtre, regarda dehors, arracha une feuille au pot de basilic posé sur cette fenêtre et revint vers sa nièce.
— Parce que messire Garin nous fait l'honneur de te demander pour épouse. Hier, je suis allé le voir et il m'a tout au long exposé son projet... contre lequel je n'ai rien à redire. Je le répète, c'est un très grand honneur, un peu inattendu, mais un grand honneur tout de même.
— Allons ! coupa Jacquette. N'influence pas cette enfant !
Je ne l'influence pas, fit Mathieu avec impatience. Je ne suis pas bien sûr moi-même de désirer ce mariage qui m'inquiète. Je dis ce qui est, voilà tout. Qu'en penses-tu petite ?
La jeune fille restait muette. C'est qu'aussi la surprise était de taille.
Il semblait que, depuis la veille, l'argentier eût décidé d'envahir son existence. Mais elle aimait trop connaître le fond des choses pour ne pas poser d'autres questions.
— Pour quelle raison messire Garin désire-t-il m'épouser ?
— Il t'aime apparemment, fit Mathieu en haussant les épaules. Cela n'a vraiment rien d'étonnant. Il m'a dit qu'il n'avait jamais vu plus belle jeune fille et j'en sais plus d'un qui est de cet avis. Que dois-je répondre ?
Une fois de plus, Jacquette s'interposa.
— Tu vas trop vite, Mathieu ! Tout ceci est surprenant, inattendu pour cette petite. Il faut lui laisser le temps de se faire à cette idée...
S'y faire ? Ah, certes, il fallait que Catherine s'y fît. Sur le fidèle miroir de sa mémoire, elle voyait se lever l'image un peu inquiétante de Garin de Brazey, son visage froid, cet œil unique et cette allure imposante, glaçante même. Il avait l'air d'un personnage de tapisserie animé soudainement par magie. On n'épouse pas un personnage de tapisserie.
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