— J'apprécie l'honneur qui m'est fait, dit-elle sans hésiter, mais vous voudrez bien dire à messire de Brazey que je n'ai pas envie de me marier. Je ne l'aime pas, comprenez-vous... mais, cela, c'est tout à fait inutile de le lui dire.

— Tu refuses ?

Mathieu était abasourdi. Il s'attendait à de l'étonnement, à une profonde stupeur et même à un certain émerveillement. La demande en mariage d'un personnage si riche et si puissant pouvait accabler une jeune fille timide sous le poids de l'honneur et de la joie. Mais que cette demande pût être repoussée aussi nettement, et sans autre examen, avait de quoi renverser un monde. Catherine, assise maintenant auprès de sa mère dont elle avait pris la main n'avait l'air ni accablée ni autrement émue. Son beau regard pur était demeuré très calme, très lucide. Sa voix aussi était paisible en répliquant doucement:

— Naturellement, je refuse ! J'ai, jusqu'ici, refusé tous les autres partis que vous m'avez offerts parce que je ne les aimais pas. Je n'aime pas davantage messire de Brazey. Donc, je refuse de l'épouser...

Cette logique sans défaut ne parut pas séduire Mathieu qui se rembrunit. Le gros pli creusé entre ses sourcils se fit encore plus profond. Il hésita un moment, puis ajouta :

— As-tu songé que tu serais la plus riche dame de Dijon, la mieux parée ? Tu régnerais sur une superbe maison, tu aurais en quantité ces toilettes dont tu rêves, des bijoux de reine, des servantes, tu irais à la Cour...

— ... et, coupa Catherine, je dormirais toutes les nuits auprès d'un homme que je n'aime pas. Non, mon oncle. N'insistez pas, c'est non.

— Malheureusement, fit Mathieu sans regarder sa nièce, tu n'as pas la possibilité de refuser. Tu dois épouser Garin de Brazey. C'est un ordre !

Le mot fit perdre à Catherine son beau calme. Elle sauta sur ses pieds, fit face à Mathieu, brillante d'une colère qui rougissait ses joues et faisait flamber ses yeux.

— Un ordre ? Vraiment ? Et de qui ?

— De Monseigneur le Duc. Tiens, lis !...

Et, d'un coffret posé sur la table, Mathieu Gautherin sortit un grand parchemin aux armes ducales qu'il tendit à la jeune fille :

— Garin de Brazey me l'a remis en même temps que sa demande solennelle. Avant l'hiver tu seras la dame de Brazey...

Catherine passa toute la journée enfermée dans sa chambre. Nul ne vint l'y déranger car l'oncle Mathieu, épouvanté par le déchaînement de fureur qui avait suivi, chez la jeune fille, l'annonce de l'ordre ducal, avait jugé bon d'ordonner qu'on la laissât tranquille. Même Sara avait disparu pour ce lieu mystérieux où elle se rendait de temps à autre sans donner d'explications. Assise sur son lit, ses mains nouées reposant entre ses genoux au creux de sa jupe, Catherine réfléchissait avec Gédéon pour seul témoin. Mais sentant peut-être instinctivement que sa maîtresse traversait une crise, le perroquet se taisait. Le cou rentré, les yeux mi-clos sur son perchoir, l'animal semblait dormir et faisait sur le mur nu de la chambre une grosse tache chatoyante.

La colère de tout à l'heure s'était un peu calmée mais la révolte grondait toujours au cœur de la jeune fille. Elle avait cru que le duc lui voulait du bien et tout ce qu'il trouvait à faire pour elle c'était cet ordre bizarre, incompréhensible : épouser Garin de Brazey, un homme que non seulement elle n'aimait pas, mais qu'elle connaissait à peine. Rien que le procédé employé la révoltait. Philippe la considérait-il comme son propre bien dont il pouvait décider du sort à son gré alors qu'elle n'était même pas de son duché ? C'était cela qu'elle avait répondu à Mathieu : « Je ne suis pas sujette de Monseigneur Philippe. Je n'ai pas à lui obéir. Je n'obéirai pas ! »

— Ce sera alors, pour nous tous, la ruine, la prison... pire peut-être. Je suis, moi, sujet du duc et fidèle sujet. Tu es ma nièce et tu vis sous mon toit. Tu lui es donc vassale, que tu le veuilles ou non...

Il n'y avait rien à répondre à cela. Catherine, outrée de fureur, le sentait bien, mais elle ne pouvait se résoudre à se laisser livrer ainsi au bon plaisir de l'argentier, elle qui, jusque-là, avait si bien su se garder des hommes et s'était juré de continuer. Il y avait eu Arnaud, bien sûr, et l'expérience à la fois cruelle et douce vécue entre ses mains mais puisque ce bonheur-là devait lui demeurer à jamais interdit Catherine, sur la route de Flandres, s'était fait la promesse de n'être à nul autre qu'à cet homme brutal et tendre qui s'était emparé de son cœur et avait bien failli, si vite, asservir son corps.

Dans le cerveau enfiévré de la jeune fille d'autres images d'hommes se succédaient : Garin et le tragique bandeau noir de son œil, le jeune capitaine de Roussay, si follement épris et qui peut-être, pour l'amour d'elle, pourrait commettre une folie. Un instant, Catherine envisagea de se faire enlever par le jeune homme. Jacques, elle en était sûre, ne se le ferait pas répéter, même au risque de la colère du duc Philippe et c'était là un moyen infaillible d'échapper à Brazey. Mais au pouvoir de Roussay, elle ne pourrait moins faire que le payer de sa peine et lui accorder ce dont il desséchait de désir. Or, Catherine n'avait pas plus envie d'appartenir à Jacques de Roussay qu'à Brazey. C'était toujours subir l'amour d'un homme qui n'était pas Arnaud.

Un autre visage, brusquement, s'interposa, celui de Barnabé... Le Coquillart savait, comme personne, sortir des situations les plus difficiles. Il l'avait tirée de Paris insurgé, il avait arraché Loyse à Caboche, il les avait amenées à bon port à Dijon à travers des campagnes dévastées par la guerre, hantées de bandes féroces de soudards et de pillards. Il était l'homme de tous les miracles et de toutes les astuces. Au terme de sa longue songerie solitaire, Catherine se dit qu'elle irait trouver Barnabé car elle ne pouvait s'offrir le luxe d'attendre que le Coquillart fît à ses bourgeois amis l'une de ses rares visites. Le temps pressait.

On ne voyait pas souvent Barnabé dans la paisible maison de la rue du Griffon, justement parce qu'elle était trop tranquille pour lui.

Malgré l'âge, l'ancien vendeur de fausses reliques aimait toujours autant vivre dangereusement et n'avait pas renié son étrange monde, inquiétant peut-être, mais vivant et curieusement coloré. De temps en temps, il apparaissait, dégingandé, ironique, nonchalant et crasseux avec superbe. Il étendait ses longues jambes vers la flamme du foyer puis sous la table servie car Mathieu, qui l'aimait bien sans s'expliquer pourquoi, ne manquait jamais de l'inviter au repas.

Barnabé restait là quelques heures, bavardant de choses et d'autres avec l'oncle Mathieu. Il savait toujours tout ce qui se passait sur toute l'étendue du duché et donnait parfois de précieux avis au négociant pour son commerce tels que l'arrivée d'une nef génoise ou vénitienne à Damme ou bien la venue à Chalon d'une caravane de pelletiers russes. Il connaissait aussi les potins de la Cour, le nom des maîtresses du duc Philippe et le nombre exact des colères de la duchesse-douairière. Puis il repartait après avoir pincé la joue de Catherine et salué gravement Jacquette et Loyse, s'en retournant vers son existence nocturne. Ni Mathieu, ni Catherine n'ignoraient qu'il était l'un des lieutenants du sinistre Jacquot de la Mer, le roi de la Coquille, mais aucun d'eux n'en parlait et quand, parfois, la langue acerbe de Loyse laissait échapper une allusion à la peu recommandable profession de leur ami, ils se hâtaient de lui imposer silence.

Vers la fin du jour, Jacquette, inquiète du silence et de la longue réclusion de Catherine, vint lui porter une écuelle de soupe et quelques tranches de bœuf froid avec une jatte de lait. La jeune fille, en effet, n'avait rien pris depuis le matin.

Elle en remercia gentiment sa mère et, pour lui faire plaisir, mangea un peu de soupe, quelques bribes de viande et but du lait, malgré son absence totale de faim. Bien lui en prit car elle se sentit aussitôt ragaillardie, l'esprit plus clair et le corps plus dispos.

— Tu ne devrais pas te tourmenter autant, mignonne, lui dit Jacquette avec un sourire. Après tout, c'est plutôt une bonne nouvelle, cette demande en mariage. Beaucoup de filles par ici t'envieront et plus d'une grande dame. Et puis, messire Garin gagne peut-être à être connu. Il n'est point laid, tu l'aimeras peut-être et, en tout cas, tu seras gâtée, choyée...

Le regard de la bonne dame s'égarait sur le tas chatoyant des tissus que Mathieu avait fait porter chez sa nièce comme un rappel tentateur aux joies somptueuses qui l'attendaient. Catherine les avait relégués en vrac sur un coffre dans le coin le plus sombre de la pièce. Le ton que Jacquette employait à la fois humble et tremblant fit mal à la jeune fille qui, se levant d'un bond, alla embrasser sa mère.

— Ne vous tourmentez pas pour moi, mère... Tout ira bien, et, comme vous le dites, peut-être les choses s'arrangeront-elles toutes seules.

Se méprenant sur le sens des paroles de sa fille, Jacquette redescendit à la cuisine, grandement soulagée, pour annoncer à son frère que Catherine s'humanisait et ne disait plus « non » aussi catégoriquement.

Pourtant, la capitulation était toujours aussi éloignée de l'esprit de Catherine. Elle avait seulement voulu calmer les inquiétudes de sa mère et aussi garder sa liberté d'action. Son court repas terminé, elle alla s'étendre un moment sur son lit pour attendre la nuit noire. Elle entendit l'oncle Mathieu sortir comme chaque soir, pour se rendre auprès du vicomte- mayeur1 afin de lui remettre les clefs de la porte Saint- Nicolas dont il avait la garde2 puis rentrer ensuite et fermer ses propres portes.

— C'était en quelque sorte le maire de la ville.

— La garde des portes était confiée aux bourgeois les plus considérables du quartier pour qui c'était un fief viager. Ils étaient responsables de leurs portes et censés être constamment de service. Ils entretenaient les défenses au moyen d'une part des droits de vivre et de marchandise (Chabeuf).

L'oncle Mathieu venait tout juste de rentrer quand les marguilliers de Saint-Jean sonnèrent le crève-feu. De cet instant, les rues appartenaient à la galanterie, au vol, au brigandage et à l'aventure de toute sorte.

Catherine, étendue sur son lit, ne bougeait toujours pas. Elle entendit les marches de l'escalier gémir sous le poids de l'oncle qui regagnait son lit, Loyse gour- mander la servante et le vieux Pierre qui rejoignait son galetas en chantonnant. Peu à peu, le silence prit possession de la maison. Sara n'était toujours pas rentrée. Catherine savait bien qu'elle ne serait pas là avant le jour, en admettant qu'elle revînt le lendemain.

Quand il n'y eut plus d'autre signe de vie autour d'elle que le ronflement étouffé de l'oncle Mathieu, Catherine se laissa glisser de son lit, enfila une robe brune qu'elle avait sortie à cet effet, natta ses cheveux bien serrés sous un capuchon puis, s'enveloppant d'une ample cape qui dissimulait totalement sa silhouette, se glissa dans l'escalier.

Elle savait le descendre sans faire crier les marches. Elle savait aussi comment tirer sans bruit les verrous, d'ailleurs toujours bien graissés par les soins vigilants de Sara. Quelques minutes plus tard, elle était dans la rue.

CHAPITRE VI

La taverne de Jacquot de la Mer

Catherine n'était pas peureuse et la nuit de juillet était claire, une belle nuit de velours sombre sur lequel les étoiles faisaient scintiller plus de diamants que sur le manteau de la Vierge Noire. Mais il fallait un certain courage pour se rendre délibérément dans les pires endroits de la ville, là où les archers du guet ne se risquaient pas.

— Si tu avais un jour besoin de moi, lui avait dit une fois Barnabé en grand secret, tu m'enverras chercher à la maison publique. Elle appartient à un certain Jacquot de la Mer qui est sergent de la Mairie...

et qui est aussi notre maître à tous, gens de Haute et Basse Truanderie.

Je te dis ça parce que je sais que tu n'es pas bavarde et parce qu'il me semble que tu pourrais, un jour, en avoir besoin. Si je n'étais pas là, tu pourrais me faire chercher à l'Hôtellerie de la Porte d'Ouche où je vais de temps en temps, mais plus rarement...

Dans les débuts, Catherine ne savait pas bien ce que pouvait être une maison publique jusqu'au jour où elle s'en était ouverte à Sara. La tzingara avait pour principe de dire les choses comme elles sont, estimant la vérité cent fois préférable à l'hypocrisie pour l'éducation des filles.

— Une maison publique est une maison où des filles folles vendent leurs corps aux hommes pour de l'argent, avait-elle dit.