— Je ne veux pas appartenir à cet homme. Arrange-toi comme tu voudras !

A nouveau le silence, dense, épais comme une masse de terre, entre la fille murée dans sa résolution et le truand confondu de ce qu'il découvrait en elle. Au fond Barnabé la retrouvait ainsi plus proche de lui ; plus compréhensible, un peu comme si cette enfant qu'il aimait était sa fille à lui au lieu d'être celle de paisibles artisans.

Comment le bon Gaucher et la pieuse Jacquette avaient-ils pu donner le jour à ce petit fauve en jupons ? Barnabé sourit intérieurement de leur stupeur s'ils avaient pu savoir. Il finit d'ailleurs par sourire pour de bon.

— Je verrai ce que je peux faire, dit-il enfin. Maintenant il faut rentrer chez toi. Tu n'as pas eu d'ennuis en venant ?

En quelques mots, Catherine lui raconta sa rencontre avec Dimanche-l'Assommeur et Jehan des Écus et comment elle avait réussi à se faire respecter.

— Ça me paraît une bonne escorte, approuva Barnabé. Je vais leur faire dire de te reconduire. Sois tranquille, tu peux avoir confiance en eux quand c'est moi qui te les donne comme anges gardiens.

En effet, quelques minutes plus tard, toujours flanquée de ses deux sinistres compagnons, Catherine quittait la taverne de Jacquot de la Mer, y laissant Sara endormie sur les marches de l'escalier. Le retour fut aussi paisible que l'aller avait été mouvementé. Quand une ombre inquiétante se manifestait, l'un ou l'autre des deux gardiens murmurait quelques mots dans l'incompréhensible langage des truands, et l'ombre s'évanouissait dans la nuit.

Le vent se levait amenant l'orage, quand les deux truands prirent congé de leur protégée à l'entrée de la rue Griffon. La maison de Mathieu était en vue et Catherine ne craignait plus rien. Elle s'était d'ailleurs si bien familiarisée avec sa dangereuse compagnie qu'elle put la remercier gentiment. Ce fut Jehan des Écus qui répondit pour les deux. Dans cette bizarre association il semblait être le cerveau alors que Dimanche représentait la force brutale.

— Je mendie habituellement au portail de Saint- Bénigne, lui dit-il.

Tu m'y trouveras toujours si tu as besoin de moi. Tu es déjà l'amie de Barnabé, tu seras la mienne aussi, si tu le veux bien.

La voix cassée, grinçante, avait pris d'étranges inflexions, d'une douceur inattendue, qui achevèrent de détruire le mauvais souvenir de tout à l'heure. Elle savait déjà que, chez les truands, une offre d'amitié est toujours sincère parce que rien n'y oblige. De même qu'une menace ne doit jamais être dédaignée.

La porte de la maison grinça à peine sous la main de Catherine. Elle remonta l'escalier sans faire le moindre bruit et gagna son lit. L'oncle Mathieu ronflait toujours.

La nuit avait été trop courte pour le sommeil de Catherine. Elle n'entendit pas le beffroi de Notre- Dame sonner l'ouverture des portes et résista à la main sèche de Loyse qui prétendait la faire lever pour se rendre à la messe. Loyse, furieuse, finit par abandonner, vaincue par la force d'inertie, en prédisant à sa sœur la damnation éternelle. Mais Catherine, insensible à tout ce qui n'était pas le confort moelleux de son lit, n'en reprit pas moins paisiblement son sommeil et ses rêves.

Il était tout près de neuf heures quand, enfin, elle descendit à la cuisine. L'atmosphère semblait y être à l'orage.

Sur des tréteaux, près de l'âtre, Jacquette repassait le linge familial en se servant de fers creux dans lesquels elle mettait, de temps en temps, une pelletée de braises rouges. La sueur perlait à son front, sous la coiffe de toile blanche et elle pinçait les lèvres avec une expression que Catherine connaissait bien. Quelque chose avait dû la mécontenter. Elle rongeait son frein toute seule. Le fer écrasait le linge d'un geste significatif... Lui tournant le dos, assise auprès de la fenêtre, Loyse filait au fuseau, sans rien dire elle non plus. Ses doigts maigres tordaient le lin, vite, vite, et le fil s'enroulait sur la bobine placée auprès d'elle. A voir la tête qu'elle faisait, Catherine se douta que quelque chose s'était passée entre elle et sa mère.

Mais à sa grande surprise, elle constata que Sara était rentrée. La gitane avait dû revenir aux premières lueurs de l'aube et maintenant, vêtue de son habituelle robe de futaine bleu foncé, un grand tablier blanc noué à la taille, elle épluchait tout un panier de choux de Senlis pour faire la soupe. Elle seule se retourna à l'entrée de la jeune fille et lui adressa un clin d'œil entendu. La créature passionnée de la nuit s'était rendormie au fond de l'âme de cette femme étrange et Catherine n'en trouvait plus trace maintenant sur le visage familier. Mais Loyse, elle aussi, avait vu entrer sa sœur, et, méchamment, elle siffla :

— Saluez, esclaves, voici haute et puissante dame de Brazey... qui daigne quitter sa chambre pour descendre jusqu'à la valetaille.

— Tais-toi, Loyse ! coupa Jacquette froidement. Laisse ta sœur tranquille.

Mais il en fallait plus pour faire taire Loyse quand elle avait quelque chose sur le cœur. Lâchant son fuseau, elle sauta sur ses pieds, se planta en face de sa sœur, les poings aux hanches, la bouche mauvaise.

— Te lever à l'aube, ce n'est plus digne de toi, hein ? Les gros travaux, la messe matinale, c'est tout juste bon pour moi et pour ta mère. Toi, tu fais ta princesse, tu te crois déjà chez ton argentier borgne.

Jacquette rejeta son fer dans l'âtre avec fureur. Elle avait rougi jusqu'à la racine de ses cheveux encore blonds. Mais Catherine ne lui laissa pas le temps d'éclater.

— J'avais mal dormi, fit-elle avec un léger haussement d'épaules.

Je suis restée un peu plus longtemps au lit. Ce n'est pas un crime. Je travaillerai plus tard ce soir, voilà tout.

Tournant le dos à Loyse dont le visage convulsé lui donnait mal au cœur, Catherine embrassa rapidement sa mère et se courba vers l'âtre pour reprendre le fer abandonné. Elle saisissait déjà la petite pelle pour y remettre des braises quand Jacquette s'interposa :

— Non, ma fille... tu ne dois plus faire ces travaux. Ton fiancé ne le veut plus. Il te faut, maintenant, t'initier à la vie qui va être la tienne... et nous n'avons pas trop de temps pour cela.

Le ton triste et résigné de sa mère fit tout de suite monter la colère de Catherine.

— Qu'est-ce que cette histoire ? Mon fiancé ? Je n'ai pas encore dit que je l'acceptais. Et s'il veut m'épouser, il faudra qu'il me prenne comme je suis.

Tu n'as pas la possibilité de refuser, petite. Un page de la duchesse-douairière est venu ce matin. Tu dois quitter cette maison et aller habiter jusqu'à ton mariage chez la dame de Champdivers, épouse du chambellan de Monseigneur Philippe. Elle te formera à la vie de cour, t'apprendra belles manières et courtoises façons.

À mesure que sa mère parlait, la colère de Catherine gonflait. Les yeux rouges de Jacquette disaient assez son chagrin et le ton las de sa voix augmentait encore la fureur de la jeune fille.

— Pas un mot de plus, mère ! Si messire de Brazey veut m'épouser, je ne peux l'en empêcher puisque c'est un ordre de Monseigneur Philippe. Mais quant à renier les miens pour m'en aller vivre chez d'autres, quitter cette maison et prendre logis dans une demeure où je ne serais pas dans mes aises, où l'on me dédaignera peut-être, cela, jamais ! Je m'y refuse !...

Le ricanement sceptique de Loyse vint mettre un comble à la rage de Catherine qui tourna sa fureur contre elle.

— Cesse de rire comme une idiote ! Ce mariage me fait horreur, figure-toi et, si je l'accepte, c'est uniquement pour que vous ne pâtissiez pas d'un refus. S'il n'y avait que moi, je me serais déjà enfuie aux frontières de Bourgogne, retournée à Paris... chez nous !

Les deux sœurs étaient peut-être sur le point d'en venir aux mains, car Loyse ne cessait pas de rire méchamment, si Sara ne s'était glissée entre elles deux. Elle prit Catherine aux épaules et la repoussa loin de sa sœur.

— Calme-toi !... Il faut que tu écoutes ta mère, petite, c'est la sagesse ! Tu augmentes encore sa peine avec tes révoltes.

Jacquette, en effet, s'était laissée tomber sur la pierre de l'âtre, parmi les cendres et pleurait la tête dans son tablier. Catherine ne put endurer ce spectacle et se précipita auprès d'elle.

Ne pleurez plus, mère, je vous en supplie ! Je ferai ce que vous voudrez. Mais vous ne pouvez me demander de m'en aller d'ici, d'aller vivre chez des étrangers ?

C'était à la fois une prière et une interrogation. De grosses larmes roulaient sur les joues de la jeune fille tandis qu'elle nichait sa tête contre le cou de sa mère. Jacquette essuya ses yeux et caressa doucement les nattes blondes de sa cadette.

— Tu iras chez la dame de Champdivers, Catherine, parce que c'est moi qui te le demande. Vois-tu, messire de Brazey, dès les accordailles, viendra chaque jour, sans doute, te faire sa cour. Il ne peut venir ici ! La maison n'est pas digne de lui. Il y serait gêné.

— Tant pis, lança Catherine avec rancune. Il n'a qu'à rester chez lui !

— Allons, allons !... Il y serait gêné, dis-je, mais je le serais encore plus que lui ! La dame de Champ- divers est âgée, elle est bonne à ce que l'on dit et tu ne seras pas malheureuse auprès d'elle. Tu y apprendras les manières qui conviennent. Et, de toute façon, conclut tristement Jacquette en s'efforçant de sourire, il faudra bien que tu quittes cette maison pour t'en aller chez ton époux. Cette halte fera transition et quand tu entreras dans la maison de Garin de Brazey, tu seras moins dépaysée. D'ailleurs, rien ne t'empêchera de venir ici autant qu'il te plaira...

Catherine, navrée, avait l'impression que sa mère récitait là une leçon bien apprise. Sans doute l'oncle Mathieu l'avait-il chapitrée longuement pour l'amener à ce degré de résignation triste. Mais, justement parce que la pauvre Jacquette en était là, il était inutile de discuter. D'ailleurs, si Barnabé s'en mêlait, comme Catherine l'espérait, tout ceci ne serait bientôt plus qu'un mauvais rêve. Aussi capitula-t-elle.

— Très bien ! J'irai chez la dame Champdivers ! Mais, à une condition.

Laquelle ? demanda Jacquette qui ne savait plus si elle devait se réjouir de l'obéissance de sa fille ou se désoler de la voir se résigner si vite. — Je veux emmener Sara avec moi !

Quand elle se retrouva seule en face de Sara, le soir venu dans leur chambre commune, Catherine décida qu'il était temps de passer à l'action. L'heure n'était plus aux secrets ni aux cachotteries car, dès le lendemain, elles devaient toutes deux se rendre dans la belle maison du Bourg où habitait leur future hôtesse.

Aussi, sans perdre de temps, Catherine raconta- t-elle à Sara son équipée de la veille ; Sara ne sourcilla même pas en apprenant que le secret de ses fugues était découvert. Elle sourit même légèrement car elle avait compris, au son de la voix de la jeune fille, que celle-ci, non seulement ne la blâmait pas, mais encore la comprenait.

— Pourquoi me dis-tu cela ce soir ? demanda-t-elle seulement.

— Parce qu'il faut que tu retournes, cette nuit même, chez Jacquot de la Mer. Tu iras porter une lettre à Barnabé.

Sara n'était pas femme à discuter, ni même à s'étonner. Pour toute réponse, elle tira une mante sombre de son coffre et s'en enveloppa.

— Donne ! dit-elle.

Rapidement, Catherine griffonna quelques mots, les relut soigneusement avant de sabler l'encre fraîche.

« Il faut que tu agisses », écrivait-elle à Barnabé. « Il n'y a que toi qui puisses me sauver et souviens- toi que je hais l'homme que tu sais. » Satisfaite, elle tendit le papier plié à Sara.

— Voilà, fit-elle. Fais vite.

— Dans un quart d'heure Barnabé aura ta lettre. Garde seulement la porte ouverte.

Elle se glissa hors de la chambre sans faire plus de bruit qu'une ombre, et Catherine eut beau tendre l'oreille, elle ne surprit pas le moindre bruit de pas, le moindre grincement de porte. Sara semblait avoir la faculté de s'évanouir dans l'air à volonté.

Sur son perchoir, Gédéon, le cou rentré, la tête au ras du corps, dormait d'un œil, l'autre surveillant attentivement sa maîtresse qui se livrait à une occupation inhabituelle à cette heure. Il pouvait la voir fouiller dans les coffres, en sortir des robes, les placer un instant devant elle, les deux mains appuyées à la taille puis les rejeter à terre à moins qu'elle ne les posât sur le lit.

Cette agitation inusitée incita l'oiseau à se manifester puisque apparemment l'heure du repos n'était pas encore venu. Gédéon se secoua, hérissa son étincelant plumage, tendit le cou et clama :