— Quel misérable êtes-vous donc, mon cousin, pour laisser ainsi rudoyer sous vos yeux ma femme, votre propre fille ? Cette émeute se fait sur votre conseil.et vous ne pouvez vous en défendre car je vois là, avec ces gens, ceux de votre hôtel. Mais soyez sûr qu'une fois il m'en souviendra et que la besogne n'ira pas toujours à votre plaisir.
Philippe de Charolais avait, instinctivement, tiré son épée lui aussi pour se porter au secours de sa sœur. Il s'en servit pour écarter doucement la pointe dardée sur la poitrine de son père. Le duc n'avait pas bronché. Seulement haussé les épaules.
— Quoi que vous en pensiez, Louis, je ne puis rien dans la conjoncture actuelle. Je reconnais que les événements me dépassent et que je ne suis plus maître de ces brutes. Sinon, je sauverais au moins les serviteurs de ma fille...
À l'impuissante fureur de Catherine, fascinée, le jeune homme que voulait défendre la Dauphine avait enfin été capturé. Trouvant le chemin libre, quand les deux-hommes étaient tombés sous la lame du Dauphin, il avait couru vers une fenêtre pour sauter dans le jardin mais trois écorcheurs et deux mégères échevelées s'étaient pendus à lui. Écroulée en travers le lit, la petite duchesse sanglotait éperdument.
— Sauvez-le, mon père, je vous en supplie. Pas lui... pas Michel, c'est mon ami...
Mais le duc eut un geste d'impuissance qui arracha à Catherine un cri indigné. Madame la Dauphine lui plaisait beaucoup, elle eût voulu l'aider. Ce duc qui laissait pleurer sa fille devait vraiment être un mauvais homme... Le comte de Charolais était pâle jusqu'aux lèvres.
Il était lui-même marié à la sœur du Dauphin, la princesse Michelle, et le chagrin de Marguerite lui était pénible. Mais il ne pouvait rien faire. Caboche et son acolyte, Denisot de Chaumont, venaient de mettre eux-mêmes la main au collet du jeune prisonnier. Ils l'enlevèrent à ceux qui étaient occupés à lui lier les mains derrière le dos, le maintinrent debout entre eux deux. D'une secousse, le jeune homme les bouscula. Catherine poussa un cri que nul n'entendit.
C'était, pour son âge, un garçon singulièrement développé et vigoureux que Michel de Montsalvy. Les bouchers écartés une brève seconde, il courut au duc de Bourgogne, se planta devant lui. Sa voix furieuse domina le tumulte.
— Tu n'es qu'un lâche, duc de Bourgogne, traître et félon à ton Roi dont tu laisses souiller la demeure. Et je te déclare indigne de porter les éperons de chevalier...
Revenus de leur surprise, Caboche et Denisot récupéraient leur prisonnier sans douceur. Ils voulurent l'obliger à s'agenouiller devant celui qu'il venait d'insulter. Il se débattit comme un démon malgré ses liens, jouant si vigoureusement des pieds qu'une fois de plus les bouchers s'écartèrent. Il se rapprocha de Jean-Sans-Peur, comme s'il avait encore quelque chose à dire. Celui-ci, le visage crispé, ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais il n'en eut pas le temps. On le vit blêmir, porter la main à son visage au plein duquel Michel de Montsalvy venait de cracher...
Catherine comprit obscurément que le jeune homme venait de signer son arrêt de mort !
— Emmenez-le ! ordonna le duc d'une voix rauque. Faites-en ce que vous voudrez ! Les autres seront conduits à mon hôtel où, pour cette nuit, ils seront mes hôtes. Je vous en réponds, beau-fils.
Sans répondre, le dauphin Louis lui tourna le dos et s'en alla cacher son visage contre le manteau de la cheminée. La petite duchesse sanglotait toujours, refusant les consolations que son frère tentait de lui prodiguer.
— Je ne vous pardonnerai jamais !... Jamais ! balbutiait-elle entre deux sanglots.
Cependant, Caboche et Denisot avaient récupéré à la fois leurs esprits et leur prisonnier, avec l'aide de quelques compagnons. Ils l'entraînaient maintenant vers l'escalier.
Catherine glissa une main tremblante dans celle de Landry, et chuchota :
— Que vont-ils lui faire ?
— Le pendre et un peu vite j'espère ! C'est tout ce qu'il mérite ce sale Armagnac. Tu as vu ? Il a osé cracher au visage de notre duc...
Et, incontinent, Landry se joignit au chœur forcené qui, dans l'escalier criait déjà «À mort !... ». D'une secousse Catherine arracha sa main. Elle était devenue écarlate jusqu'à la racine de ses cheveux blonds.
— Oh !... Tu me dégoûtes, Landry Pigasse !...
Avant que Landry, stupéfait, ait eu le temps de se reconnaître, elle lui avait tourné le dos et s'était perdue dans la foule, ouverte un bref instant pour laisser passer le cortège du captif. Elle se lança dans son sillage.
Au prix de sa vie, Catherine eût été incapable d'expliquer ce qui se passait dans son âme enfantine. Jamais, jusqu'à ce jour, elle n'avait vu Michel de Montsalvy, elle ignorait encore jusqu'à son nom dans l'heure précédente et, cependant, elle avait l'impression de l'avoir toujours connu. Il lui semblait aussi familier, aussi cher que son père Gaucher ou sa sœur Loyse. C'était comme si, tout à coup, des liens mystérieux et invisibles s'étaient tissés entre le jeune noble et la fille de l'orfèvre. Des liens ancrés dans la ; chair et qui pouvaient faire mal... Catherine ne savait qu'une chose : il fallait qu'elle suivît le prisonnier, qu'elle sût, à tout prix, ce qu'il allait advenir de lui. Tout à l'heure, quand les écorcheurs l'avaient lié, et ensuite, quand il avait insulté le duc, elle l'avait vu de tout près, dans la pleine lumière des vitraux. Elle s'était sentie toute bête tandis que de grands cercles rouges passaient devant ses yeux, tout comme le jour où elle avait essayé, par jeu, de regarder le soleil en face. Un garçon pouvait-il vraiment être aussi beau ?
Il l'était, certes, et en démesure avec son visage pur aux traits nets et fins. Des traits qui eussent peut-être été quelque peu féminins sans l'énergie du menton, la bouche serrée et les fiers yeux d'azur qui ne devaient pas se baisser aisément. Les cheveux blonds, coupés très courts au-dessus de la nuque et des oreilles, formaient cette ronde et brillante calotte d'or alors à la mode et qui permettait aisément le port du | casque. Sous la hucque de soie violette, frappée de feuilles d'argent, les épaules se dessinaient, athlétiques tandis que les chausses collantes, mi-partie gris et argent moulaient des cuisses musclées de cavalier. Les mains liées au dos, la tête fièrement redressée, les yeux froids et la lèvre méprisante, il avait l'air entre ses deux bouchers d'un archange aux mains d'esprits malfaisants. Catherine se souvint tout à coup d'une image peinte qu'elle avait admirée un jour dans un bel évangéliaire auquel son père faisait une couverture d'or ciselé. Elle représentait un jeune chevalier blond, vêtu d'une armure d'argent et foulant aux pieds un dragon qu'il transperçait de sa lance. Gaucher avait dit à sa fille que c'était là Monseigneur Saint-Michel terrassant le Malin. C'était à lui que ressemblait le jeune homme... le jeune homme qui s'appelait Michel lui aussi...
Cette idée galvanisa Catherine, ancrant en elle le désir de faire quelque chose ou, tout au moins, de rester auprès de lui, le plus possible.
Un groupe compact d'hommes et de femmes hurlant à la mort avait emboîté le pas au prisonnier et Catherine, bousculée, tiraillée dans cette foule, avait bien du mal à ne pas se laisser distancer. D'un élan, elle parvint même à se faufiler jusque derrière le large dos de Caboche, s'accrocha à sa ceinture malgré la peur qu'il lui causait. Tout entier à son triomphe, l'écorcheur ne s'en aperçut même pas. Pas plus que Catherine elle-même ne sentit les horions qu'elle recevait, dans la presse, et les pieds qui écrasaient les siens. Son bonnet était perdu depuis longtemps et l'on tirait parfois ses cheveux dénoués. Toute sa force vitale semblait venir de ce garçon blond qui marchait devant elle, et y retourner.
D'autres prisonniers précédaient ou suivaient Michel de Montsalvy : le duc de Bar, cousin du Dauphin, Jean de Vailly, chancelier de Guyenne, Jean de la Rivière, chambellan du Dauphin, les deux frères de Giresmes, en tout une vingtaine de personnes que l'on chargeait de chaînes et que l'on entraînait comme des malfaiteurs au milieu des injures et des crachats. En franchissant une porte de chêne sculpté qui fermait l'escalier à mi-hauteur, Catherine reconnut au passage la robe noire et la longue figure morose de maître Pierre Cauchon. Il se tassait contre le chambranle, luttant pour ne pas être emporté par le flot mais l'adolescente remarqua l'étrange regard dont le recteur avait, au passage, enveloppé le prisonnier. Ses petits yeux glauques s'étaient mis soudain à briller, eux toujours si ternes, comme si la vue de ce garçon jeune, beau, noble, que l'on traînait au supplice, eût été pour Cauchon une bien douce joie, une sorte d'intime revanche... Une vague nausée souleva le cœur de Catherine. Elle n'aimait pas Cauchon, mais c'était la première fois qu'il l'écœurait.
Au passage des portes de l'hôtel, la poussée se fit sauvage.
Catherine fut arrachée de Caboche, se trouva refoulée en arrière. Elle poussa un cri qui se perdit dans le tumulte. Mais l'instant suivant, le soleil et la chaleur frappant son visage lui apprirent que l'on était revenu à l'air libre. Le flot se fit moins serré, s'épar- pillant un instant, sur le sable du jardin avant de se tasser à nouveau pour franchir la porte arrachée. Comme un bon petit soldat à l'assaut, Catherine reprit haleine un instant mais put voir, avec chagrin, que le prisonnier et sa garde franchissaient déjà le portail. Elle distinguait encore la tête blonde de Michel entre les fers brillants des fauchards et les casques d'acier bleu mais il s'éloignait. Bientôt elle ne le vit plus, poussa un cri d'angoisse et voulut se jeter en avant. Mais une main vigoureuse posée sur son épaule la retint de force.
— Enfin je te retrouve ! s'écria Landry. Qu'est-ce que tu m'as fait faire comme mauvais sang ! C'est bien la dernière fois que je t'emmène avec moi, tu sais. Tu as vraiment le diable au corps...
Landry avait dû avoir du mal à se tirer de l'énorme bousculade de l'hôtel de Guyenne car il offrait un œil tuméfié, une manche déchirée, un genou nu et saignant. Quant à la belle casaque verte à croix blanche, aux couleurs de Bourgogne, dont il était si fier le malin même, elle avait cet air lamentable d'une chose qui a beaucoup servi et traîné un peu partout. En outre, il était très rouge, il avait lui aussi perdu son bonnet et ses cheveux noirs se dressaient bien raides sur sa tête. Mais Catherine était au-delà de ces détails vestimentaires.
Essuyant les larmes qui couvraient son petit visage à un pan de sa robe déchirée, elle leva vers son ami une figure désolée.
— Aide-moi, je t'en supplie, Landry, aide-moi à le sauver !
Landry considéra la petite avec un sincère ahurissement.
— Qui ? Cet Armagnac que Caboche veut pendre ? Ah ça, mais tu es tout à fait folle, ma pauvre ? Qu'est- ce que ça peut bien te faire qu'on le pende ou non ? Tu ne le connais même pas.
— Non, c'est vrai, je ne le connais pas. Mais je ne veux pas qu'il meure. Le pendre... Tu sais ce que ça veut dire ? Ils vont l'accrocher là-haut à Montfaucon, à ces horribles chaînes rouillées entre les gros piliers...
— Mais enfin, pourquoi ? Il ne nous est rien.
Catherine secoua la tête, rejetant en arrière sa longue chevelure dénouée dans un geste d'une grâce inconsciente mais qui frappa le jeune homme. Les cheveux de l'adolescente étaient, avec ses yeux, sa seule vraie beauté, mais quelle beauté ! Jamais, à une enfant si jeune, on n'avait vu pareille nappe d'or vivant, traversée de flèches lumineuses quand le soleil s'y accrochait. Quand ils étaient déroulés, les cheveux île Catherine formaient comme un manteau merveilleux, fait de soie douce et tiède qui l'enveloppait jusqu'aux genoux et l'habillait d'une clarté d'été. Une clarté parfois lourde à traîner.
Quant aux yeux de Catherine, sa famille n'était pas encore parvenue à décider une bonne fois de leur cou-; leur. Quand l'enfant était paisible, ils paraissaient bleu; sombre, avec des reflets pourpres et veloutés comme i des pétales de violette de Carême. Quand elle était gaie, des milliers d'étoiles dorées y brillaient, évoquant alors un rayon de miel au soleil. Mais lorsque Catherine se jetait dans une de ces colères soudaines dont elle avait le secret et qui avaient le don de stupéfier les siens, ses prunelles devenaient alors d'un noir d'enfer aussi peu rassurant que possible.
Ceci mis à part, elle était, pour le reste, une adolescente comme toutes les autres, une gamine gran- die trop vite avec des membres anguleux, des gestes maladroits de jeune faon instable sur ses pattes et des genoux de garçon, un peu trop gros et perpétuellement écorchés. Elle avait une drôle de frimousse triangulaire, une bouche trop grande et un petit nez court qui lui faisaient une physionomie de chat. La peau était claire, légèrement ambrée et abondamment parsemée de taches de rousseur. L'ensemble, malgré tout, avait un charme certain auquel Landry commençait à s'avouer secrètement qu'il y résistait mal. Il lui passait chaque jour un peu plus de caprices et de fantaisies baroques. Mais il faut avouer que ce qu'elle demandait maintenant dépassait toutes les limites de l'imaginable...
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