— Que fais-tu là ? Viens ! On te demande.
— Je... je ne peux pas ! balbutia la jeune fille. Je ne peux pas y aller !
Sara l'empoigna aux deux épaules et se mit à la secouer sans ménagements. Les traits de son visage brun s'étaient durcis jusqu'à lui faire une sorte de masque barbare, ciselé dans quelque bois exotique.
— Quand on a le courage de souhaiter certaines choses, on a aussi celui de les regarder en face, déclara-t-elle sans ambages. Messire Garin t'attend !
Elle se radoucit en voyant des larmes jaillir des prunelles violettes.
Lâchant Catherine, elle s'en alla, en haussant les épaules, mouiller un linge à l'aiguière d'argent de la toilette. Après quoi elle en aspergea vigoureusement le visage de la jeune fille. Les couleurs y reparurent aussitôt. Catherine respira profondément. Sara aussi.
— Voilà qui est mieux ! Viens à présent et tâche de faire bonne contenance, fit-elle en glissant son bras sous celui de Catherine pour l'entraîner vers l'escalier.
Incapable désormais de la moindre réaction, celle- ci se laissa emmener docilement.
Les tables du dîner avaient été dressées dans la grande salle du premier étage et adossées à la cheminée sans feu. En entrant, Catherine vit Marie de Champdivers assise dans son fauteuil habituel et, dans l'encoignure de la fenêtre, son époux qui s'entretenait à mi-voix avec Garin de Brazey.
C'était la seconde fois que, sous le toit des Champdivers, elle rencontrait le grand argentier mais le choc qu'elle ressentit en recevant sur elle le regard appréciateur de son œil unique, c'était bien la première fois qu'elle l'éprouvait. Quand il était venu à l'hôtel de la rue Tâtepoire, au soir de l'installation de Catherine, il ne s'était guère occupé d'elle. Quelques paroles indifférentes, si banales que la jeune fille n'en avait pas gardé le souvenir. Il avait passé presque toute la soirée à discuter avec Guillaume de Champdivers, abandonnant sa future épouse à elle-même et à la bonté de Marie. Attitude dont Catherine lui avait d'ailleurs été très reconnaissante, car elle lui enlevait des scrupules.
Pensant que les choses se passeraient encore de la même façon, elle se dirigea vers les deux hommes pour leur souhaiter le bonsoir. Mais, la voyant venir, ils avaient interrompu leur conversation et s'étaient levés. Les yeux baissés de Catherine ne lui permirent pas de voir l'expression de surprise émerveillée qui s'étendit sur leurs deux visages et que Garin traduisit poétiquement.
— L'aurore d'un jour d'été n'est pas plus belle. Vous êtes une merveilleuse apparition, ma chère !
Tout en parlant, il courbait sa haute taille en un salut profond, la main sur le cœur, en réponse à la révérence de la jeune fille.
Champdivers aussi s'inclina, un sourire satisfait sur son visage de furet. Une telle beauté avait des chances de retenir longtemps le cœur volage de Philippe le Bon et Champ- divers entrevoyait une longue suite de profits et d'honneurs en récompense du service rendu. Pour un peu il se fût frotté les mains...
Cependant, Garin avait appelé auprès de lui, d'un geste sec, le valet qui l'avait accompagné et qui attendait dans un coin, portant toujours la cassette de velours pourpre. L'argentier ouvrit le coffret. Son contenu concentra aussitôt toute la lumière des hautes torchères de fer. Ses longues mains habiles en tirèrent un lourd et magnifique collier d'or, aussi large et long qu'un ordre de chevalerie. Les entrelacs, formant des feuilles et des fleurs, étaient sertis d'énormes améthystes pourpres, d'un éclat et d'une pureté rares, ainsi que de belles perles à l'orient sans défaut. Un cri d'admiration générale salua l'apparition de cette merveille que Garin fit suivre aussitôt d'une paire de pendants d'oreilles assortis.
— J'aime infiniment la couleur violette qui est celle de vos yeux, Catherine, fit-il de sa voix lente et grave. Elle convient à vos cheveux d'or et à votre teint si pur. Aussi ai-je fait composer pour vous, à Anvers, cette parure. Les pierres en viennent d'une lointaine chaîne de montagnes, aux confins de l'Asie, les monts Oural. La réussite de ce collier représente une somme énorme de courage et de dévouement de la part d'hommes qui ne connaissent pas la peur. Et je voudrais vous le voir porter avec plaisir, car l'améthyste est la pierre de la sagesse...
et de la chasteté.
Tandis qu'il déposait le collier sur les mains tremblantes de Catherine, celle-ci rougit violemment :
— Je le porterai avec plaisir puisqu'il me vient de vous, messire, dit-elle d'une voix si éteinte que tout le monde ne l'entendit pas. Vous plairait-il de me le passer au cou ?
Le geste de refus horrifié du grand argentier eut quelque chose de comique.
— Avec cette robe rose ? Oh, ma chère, quelle hérésie ! Je veillerai à ce que l'on vous fasse une toilette assortie à cette parure afin de bien la mettre en valeur. Maintenant, donnez-moi votre main.
Du fond du coffret sur lequel il se penchait à nouveau, Garin tirait un simple anneau d'or torsadé qu'il glissa à l'annulaire de la jeune fille.
Ceci, dit-il gravement, est le gage de nos accordailles. Les ordres de Monseigneur le Duc sont que notre mariage soit célébré à la Noël, une fois le deuil de Cour terminé. Il souhaite, et c'est un grand honneur, assister personnellement à la cérémonie où, peut-être, il sera témoin. Maintenant, prenez ma main et passons à table.
Catherine se laissa conduire sans résistance. Elle se sentait déroutée mais le malaise de tout à l'heure se dissipait. Garin avait une manière à lui de mettre les choses au point et de régler les événements qui leur enlevait un peu de leur angoissant mystère. On sentait que, pour cet homme riche et puissant, tout était simple. D'autant plus simple qu'aucune sentimentalité ne trouvait place dans ses paroles ni dans ses actes. Qu'il offrît une fortune en joyaux ou qu'il passât au doigt d'une jeune fille un anneau le liant à elle pour la vie, ne créait aucune différence dans le son de sa voix. Sa main ne tremblait pas. Son œil demeurait froid, lucide. Un instant, alors qu'elle prenait place auprès de lui à la table où ils devaient partager le même plat d'argent1, Catherine se surprit à se demander ce que pourrait être sa vie dans l'ombre d'un tel homme.
Il était plutôt imposant mais son caractère paraissait égal et calme, sa générosité sans limite. La jeune fille pensait que, peut-être, un tel mariage eût présenté d'agréables aspects si, comme dans tout mariage justement, il n'y avait eu cette irritante, cette rebutante question de l'intimité conjugale. Et surtout, si elle n'avait traîné au fond d'elle-même le douloureux souvenir de l'auberge du Grand-Charlemagne, si cruel encore que la seule évocation d'Arnaud suffisait à lui mettre les larmes aux yeux.
— Vous semblez bien émue, fit auprès d'elle la voix tranquille de Garin. Je conçois qu'une jeune fille ne s'engage pas dans la vie sans une certaine appréhension, mais il ne faut rien exagérer.
1. À cette époque où la vaisselle n'était pas encore vulgarisée, il était de bon ton qu'un homme et une femme partageassent courtoisement la même assiette.
L'existence à deux peut être une chose toute simple... voire agréable pour peu qu'on veuille s'en donner la peine.
Il cherchait visiblement à la rassurer et elle l'en remercia d'un pauvre sourire, gênée de cette marque d'intérêt. Sa pensée, tout à coup, s'en allait vers Barnabé et ce qu'il entendait par « Tout est prêt ». Qu'avait-il machiné ? Quel piège allait-il tendre, dans la nuit, à cet homme puissant dont la mort pouvait lui être si lourde de conséquences ? Catherine l'imagina tapi dans l'ombre d'une porte, se confondant avec les ténèbres comme s'y confondaient l'autre soir, Dimanche-l'Assommeur et Jehan des Écus. Sur le cristal parlant de son imagination, elle le vit surgir soudain de l'ombre, un éclair d'acier au poing, et se jeter sur un cavalier qu'il désarçonnait. Puis, frapper à coups redoublés une forme inerte.
Pour échapper à cette vision trop nette, Catherine tenta de s'intéresser à la conversation des deux hommes. Ils parlaient politique et les femmes n'étaient guère conviées à s'y mêler. Marie de Champdivers mangeait en silence, ou plutôt grignotait car elle n'avait pas d'appétit, les yeux sur son assiette.
— Il y a des lézardes sérieuses dans la noblesse de Bourgogne, disait son époux. Nombre de grandes familles refusent le traité de Troyes et blâment Monseigneur de l'avoir signé. Le prince d'Orange, le sire de Saint-Georges, entre autres, et aussi la puissante famille de Châteauvillain repoussent l'héritier anglais et les clauses, infamantes pour la France, de ce traité. Moi-même j'avoue quelque répugnance.
Qui n'en aurait ? répondit Garin. La douleur causée par la mort de son père a égaré le duc au point de lui faire oublier qu'il est, malgré tout, un prince des fleurs de lys. Il n'ignore pas mon sentiment là-dessus et je ne lui ai point caché ce que je pense du traité : ce chiffon de papier qui dépossède le dauphin Charles au profit du gendre anglais, du conquérant qui, depuis Azincourt, écrase le pays, nous couvre de honte. Seule, une femme perdue de vices comme cette misérable Isabeau, pourrie jusqu'à la moelle par la débauche et l'avarice, pouvait s'avilir de la sorte, s'abaisser à se renier elle-même en proclamant son fils bâtard.
— Il est des moments, fit Champdivers en hochant la tête, où je comprends mal Monseigneur. Comment concilier ce grand regret qu'il affiche de n'avoir pu combattre à Azincourt, avec toute la noblesse de France, et son action actuelle qui ouvre le pays aux Anglais ! Le mariage du roi Henri V avec Madame Catherine de Valois, sœur de feue la duchesse Michelle, a-t-il donc suffi à le retourner ? Je ne le crois pas...
Garin se détourna un instant pour tremper ses doigts graisseux dans le bassin d'eau parfumée que lui offrait un valet.
— Moi non plus. Le duc hait l'Anglais et redoute le génie militaire d'Henri V. Il est trop bon chevalier pour ne pas regretter sincèrement son absence d'Azincourt et sa part de cette journée, aussi désastreuse que sanglante mais héroïque. Malheureusement, ou heureusement pour la paix de ce pays, il pense Bourgogne avant de penser France et, s'il se souvient des fleurs de lys, c'est pour songer que la couronne de France serait bien mieux à sa place sur sa tête à lui que sur celle du malheureux Charles VI. Au jeu de la guerre et de la politique, il espère bien, à la longue, avoir raison de l'Anglais toujours impécunieux alors qu'il est lui-même fort riche. Il se sert d'Henri V quand celui-ci pense se servir de lui. Quant au dauphin Charles, Monseigneur Philippe n'a jamais douté de sa légitimité, au fond, mais sa haine et ses espérances trouvent leur compte à ce reniement.
Guillaume de Champdivers avala une large rasade de vin, poussa un soupir de satisfaction et se cala confortablement sur ses coussins.
— On dit que le Dauphin fait tous ses efforts pour ramener la Bourgogne à lui et que, récemment, il avait envoyé un ambassadeur secret. Mais il serait arrivé malheur à l'envoyé ?
— En effet. Aux environs de Tournai, le capitaine de Montsalvy a été attaqué, laissé pour mort par une bande de routiers plus que probablement à la solde de Jean de Luxembourg, notre chef militaire qui est tout aux Anglais. Il a pu cependant en réchapper grâce à l'aide providentielle d'un infidèle, un médecin arabe qui se trouvait là, Dieu sait pourquoi, et qui l'a soigné parfaitement à ce que l'on assure.
L'attention de Catherine, un peu flottante durant tout cet échange de vues entre les deux hommes, s'était soudain fixée. Elle buvait maintenant les paroles de Garin. Mais celui-ci se tut pour choisir quelques prunes de Damas dans un grand plat posé devant lui.
Incapable de se contenir, elle se risqua à demander :
— Et... sait-on ce qu'est devenu cet envoyé ? A-t-il réussi à voir le duc ?
Garin de Brazey se tourna vers elle, mi-surpris, mi-amusé :
— Votre attention à nos propos, un peu austères pour une dame, est une heureuse surprise pour moi, Catherine ! Non, Arnaud de Montsalvy n'a pas vu Monseigneur Philippe. Ses blessures lui ont fait perdre beaucoup de temps et le duc avait quitté les Flandres bien avant qu'il lui fût permis de se remettre en route. Au surplus, Monseigneur lui a fait savoir qu'il n'avait rien à lui dire. Aux dernières nouvelles, le capitaine aurait regagné le château de Mehunsur-Yèvre où le Dauphin tient sa cour, pour y achever sa convalescence.
Le Grand Argentier semblait tellement bien renseigné sur les faits et gestes de l'entourage du Dauphin que Catherine brûlait de lui poser d'autres questions. Mais elle sentit que ce serait une erreur de montrer trop d'intérêt à un capitaine armagnac et se contenta de commenter :
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