— On n'entend plus rien. Tu crois qu'ils ne nous courent plus après?
— Si. Mais la nuit est close et ils ne viendront pas ici. Pour le moment on ne craint rien.
— Pourquoi ? Où sommes-nous ?
Les yeux de la jeune fille s'étaient accoutumés à l'obscurité. Elle distinguait à peu près les immondes masures, plus que lépreuses, qui composaient le décor. De l'autre côté de la place, un lumignon brillait faiblement dans une cage de fer aux flèches tordues, ses flammes couchées à demi par le vent acide. Au ciel noir, des nuages fumeux se poursuivaient, fuyante couverture de cette île du silence autour de quoi grondait la ville. Landry, d'un grand geste, embrassa la place.
— Ici, dit-il, c'est la Grande Cour des Miracles. Il y en a plusieurs dans Paris, dont une entre la porte Saint-Antoine et le Palais des Tournelles. Mais celle- ci est la plus importante, le fief personnel du roi de Thune.
— Mais, fit Catherine mi-surprise mi-effrayée, il n'y a personne.
— Il est trop tôt. Les truands ne regagnent leurs tanières que lorsque tout le monde est rentré chez soi... et encore.
Tout en parlant, Landry s'activait à trancher les liens de Michel. Le jeune homme, inerte, se laissait aller, adossé au mur, respirant avec peine. Il avait fourni un violent effort car il n'est pas facile de courir avec les mains liées dans le dos. Quand le couteau de Landry le libéra, il poussa un profond soupir et frotta ses poignets douloureux.
— Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda-t-il d'une voix lasse.
Pourquoi m'avez-vous sauvé ? Et qui êtes-vous donc pour prendre un tel risque ? Ne savez- vous pas que vous risquez la corde ?
— Oh, fit Landry désinvolte, on a fait ça comme ça... parce qu'on a trouvé que vous étiez trop jeune pour faire un pendu, messire. Moi je me nomme Landry Pigasse. Elle c'est Catherine Legoix. On habite tous les deux le Pont-au-Change où nos pères font métier d'orfèvrerie.
La main de Michel chercha la tête de l'adolescente et s'y posa doucement.
— La petite fille aux cheveux d'or !... Je l'avais remarquée tout à l'heure pendant qu'ils me liaient.
Jamais encore je n'ai vu des cheveux comme les tiens, petite, murmura-t-il d'un ton qui bouleversa Catherine plus encore que le contact de sa main.
Tandis que celle-ci caressait doucement la soie emmêlée de la tignasse, elle s'écria :
— Nous voulons vous sauver. Nous vous ferons quitter Paris, cette nuit même. Landry vous l'a dit, nous habitons le pont. On vous cachera dans la petite pièce qui est sous la maison de mon père et qui sert de cave. Il y a une lucarne. De là, vous pourrez descendre au moyen d'une corde, jusque dans le bateau que Landry amènera à la minuit. Et vous n'aurez plus qu'à remonter le fleuve jusqu'à Corbeil où est Monseigneur d'Armagnac...
Elle avait jeté tout cela d'un trait, sans reprendre haleine, toute au désir de voir le jeune homme leur faire confiance. Il y avait, dans sa voix à lui, quelque chose de désespéré qui lui faisait peur. Elle sentait obscurément que, frôlé de si près par l'aile noire de la mort, il n'était pas encore complètement dégagé de l'ombre maléfique. Et puis ce sauvetage, à première vue, était tellement insensé !
Dans l'ombre elle vit briller les dents blanches du jeune noble, comprit qu'il souriait.
— C'est bien imaginé et j'ai peut-être là une vraie chance. Mais avez-vous songé un instant au danger que vous faites courir à vos familles et à vous-même, si jamais votre plan est découvert ?
— Quand on réfléchit trop, grogna Landry, on ne fait jamais rien.
Maintenant, c'est décidé et on ira jusqu'au bout.
— Sage parole ! fit une voix moqueuse qui paraissait venir du ciel, encore faut-il s'arranger pour mettre toutes les chances de son côté.
Allons, n'ayez pas peur, je ne vous veux aucun mal.
La figure qui venait d'apparaître au-dessus de la tête des trois jeunes gens, encadrée dans une lucarne drapée de toiles d'araignée, n'avait cependant rien de rassurant. Une chandelle de suif éclairait un long visage basané, plissé de rides en étoiles dont les principaux ornements étaient un nez immense, ponctué d'une grosse" verrue, et deux petits yeux extrêmement vifs sous des sourcils en accent circonflexe. De longues mèches noires, dépassant un capuchon crasseux complétaient le portrait du personnage qui avait assez l'air, ainsi éclairé, d'une des gargouilles de Notre-Dame. Mais, si cette face était inquiétante, elle n'était pas autrement antipathique parce qu'un large sourire la fendait en deux, montrant des dents de carnassier d'une blancheur inattendue.
Landry poussa une exclamation de surprise.
— Comment Barnabé, c'est toi ? Tu es déjà rentré ?...
— Comme tu vois, mon fils. J'avais la gorge un peu prise aujourd'hui, cela nuisait à la beauté de ma complainte. J'ai préféré garder la chambre. Mais, une minute, je descends...
Le lumignon qui, durant les dernières paroles s'était aimablement agité, disparut. Il y eut un grincement d'huis mal graissé que l'on referme.
— Tu le connais ? fit Catherine avec stupéfaction.
— Bien sûr ! Toi aussi d'ailleurs ! C'est Barnabé le Coquillart. Tu sais bien, ce bonhomme au vieux manteau cousu de coquillages qui mendie tous les jours sous le porche de Sainte-Opportune ? Il se prétend pèlerin revenant de Compostelle et vend des reliques, à l'occasion.
Catherine voyait maintenant à qui l'on avait affaire. Elle connaissait bien le bonhomme. Il lui souriait toujours quand elle se rendait à vêpres ou à complies à Sainte-Opportune avec Loyse, ou encore quand elles portaient du pain à Agnès-la-Recluse avec qui le Coquillart bavardait souvent. Pendant ce temps Barnabé était sorti de sa maison dont il refermait la porte
derrière lui avec le soin d'un bon bourgeois. Vu de plain-pied, il était très grand et maigre, ce qui le forçait à se tenir un peu voûté. Ses jambes immenses et ses bras de faucheux étaient à demi dissimulés sous une vaste houppelande effrangée, mais faite d'un lainage épais, sur laquelle étaient cousues une bonne vingtaine de coquilles Saint-Jacques. Sa maison fermée, il souhaita le bonsoir à Landry et à Catherine puis, levant la lanterne dont il s'était muni, éclaira le visage de Michel qu'il considéra un moment avec attention.
— Tu n'iras pas loin, mon jeune seigneur, si tu continues à te promener ainsi attifé, fit-il goguenard. Peste ! Des feuilles d'argent fin et les couleurs de Monseigneur le Dauphin. A peine hors du royaume d'Argot tu te feras repiquer. C'est très joli de blanchir la marine1 et de brûler la politesse à Capeluche. Encore faut-il s'arranger pour que ça dure sinon c'est du temps de perdu. Le plan des mions est assez bon mais, jusqu'au Pont-au-Change, t'as au moins neuf chances sur dix de te faire poisser par les gaffres2.
Les longs doigts maigres, étrangement souples de Barnabé, soulevaient avec dédain les découpures savantes de la hucque de soie violette et argent.
— Je vais la retirer, fit Michel qui voulut joindre le geste à la parole. Mais le Coquillart haussa les épaules.
— Il faudrait aussi retirer ta tête. Tu sens le chevalier à quinze pas.
Quant à ces deux-là, je me demande s'ils ne sont pas un peu fous de s'être fourrés dans cette histoire.
— Fous ou pas, on le sauvera ! s'écria Catherine au bord des larmes.
... et puis, continua Landry furieux, on perd du temps. Tout ça, c'est des paroles. Il y a mieux à faire Faudrait qu'on pense un peu à rentrer.
Il fait nuit noire maintenant. Tu devrais nous aider à sortir d'ici, Barnabé.
Visiblement Landry commençait à penser à la raclée paternelle qui pouvait les attendre au retour, lui et Catherine. De plus, il fallait aussi faire entrer Michel dans la resserre des Legoix. Pour toute réponse, Barnabé déroula un paquet qu'il portait sous le bras. C'était une houppelande grise, assez semblable à celle qu'il portait avec cette différence qu'elle était peut- être un peu moins sale. Il la jeta sur les épaules de Michel.
— Je vais te prêter mon beau costume des jours de fête, ricana-t-il.
M'étonnerait qu'on devine qui tu es là-dessous. Quant à tes chausses, elles sont assez crottées maintenant pour qu'on n'en voie plus la couleur.
Avec une visible répugnance, le jeune homme passa les manches du vêtement, non sans faire tinter les coquilles, rabattit sur sa tête le capuchon sous lequel il disparut complètement.
— Le beau pèlerin de Saint-Jacques que voilà ! goguenarda Barnabé, puis changeant de ton : Et maintenant, en route ! Suivez-moi de près, je vais souffler la lanterne.
Il prit la tête de la petite bande, serrant fermement dans sa grande patte la petite main de Catherine. On traversa la place fangeuse. Ici et là une lumière tremblotante s'allumait, signalant le retour de la vie dans le dangereux quartier. Des ombres confuses glissaient le long des murailles suintantes. À grands pas, Barnabé s'engagea dans une nouvelle ruelle, sœur jumelle de toutes celles parcourues jusque-là.
Toutes les voies du royaume des truands se ressemblaient, peut-être à dessein, pour mieux tromper les archers. Parfois le chemin s'engouffrait sous une voûte ou bien enjambait un ruisseau puant. Des silhouettes indécises, cahotantes et d'aspect fantastique dans ces ténèbres, croisaient les fugitifs, de plus en plus nombreuses. Barnabé, parfois, échangeait avec eux d'incompréhensibles paroles, sans doute le mot de passe que le Ragot1 avait dû édicter pour cette nuit-là.
L'heure était venue du retour des faux estropiés, faux pèlerins, vrais mendiants et authentiques voleurs vers leurs repaires sordides. Bientôt l'ancien rempart de Philippe- Auguste profila sur le ciel noir sa silhouette délabrée, encore couronnée, de place en place, d'une échauguette croulante. Barnabé s'arrêta.
— Maintenant, chuchota-t-il, va falloir faire gaffe ! Nous sommes à la limite du territoire des Gueux. Est- ce que vous vous sentez encore assez de cœur au ventre pour courir ?
Landry et Michel, d'une seule voix, se déclarèrent prêts mais Catherine sentait le cœur lui manquer. Une invincible fatigue pesait sur ses paupières, alourdissait ses membres. Sa main se crispa dans celle du Coquillart tandis qu'une larme roulait sur sa joue.
— Elle n'en peut plus, fit Michel apitoyé. Je vais la porter. Elle ne doit pas être bien lourde.
Déjà, il enlevait l'adolescente dans ses bras.
— Mets tes bras autour de mon cou et tiens-toi bien, dit-il en souriant.
Avec un soupir de bonheur, la jeune fille glissa ses bras autour du cou du jeune homme, laissant sa tête lasse rouler contre son épaule.
Une joie profonde faisait place à la fatigue, jointe à un délicieux engourdissement. Elle pouvait voir, de tout près, le profil net du jeune noble, elle sentait l'odeur chaude, légèrement parfumée d'ambre de sa peau.'Une odeur raffinée de garçon soigné, habitué à user abondamment des étuves, et que ne parvenait pas à éteindre le relent de crasse du vêtement dont il était affublé. Personne ne sentait aussi bon parmi tous ceux que connaissait Catherine ! Landry méprisait trop le savon pour dégager autre chose que des effluves plutôt forts. Caboche sentait.le sang et la sueur, Cauchon la poussière rancie, la grosse Marion, la servante des Legoix, la fumée et les odeurs de nourriture, Loyse enfin la cire froide et l'eau bénite. Même Gaucher et sa femme ne sentaient pas aussi bon que Michel ! Mais celui-ci venait d'un monde à part, clos et secret, où tout était doux, facile et délicieux. Un monde dont l'enfant rêvait souvent quand elle voyait passer, dans leurs litières tendues de soie, les belles dames de la cour, toujours scintillantes de brocarts et de bijoux.
1. Ragot ; titre que portait au Moyen Age le roi des truands (c'était le nom d'un truand pendu jadis).
Sous les jambes rapides des trois coureurs, les rues et les places défilaient. Nul ne songeait à s'étonner de cette course éperdue.
L'agitation était toujours intense dans la ville. On pouvait même dire qu'elle augmentait encore. La Bastille investie, l'hôtel Saint- Pol envahi, les familiers du Dauphin capturés, tout cela jetait le peuple dans une joie fiévreuse qui se traduisait en cortèges délirants, en chants et en danses autour des fontaines et dans les carrefours.
Personne ne faisait attention à ce groupe pressé qui ne s'agitait, tout compte fait, pas beaucoup plus que les autres. Mais l'aspect des choses changea quand, après avoir contourné le Grand-Châtelet par la rue Pierre-à-Pois- son, on fut en vue du Pont-au-Change. Les torches qui brûlaient, fichées dans le mur près de la voûte du Châtelet, éclairaient les armes de deux archers postés à l'entrée du pont. L'un d'eux se préparait même à tendre la lourde chaîne pour le fermer durant la nuit, isolant ainsi la Cité du reste de Paris. Aucun des fugitifs n'avait prévu que le pont pourrait être gardé militairement ce soir. Les deux soldats portaient le tabard de la Prévôté de Paris : autant dire qu'ils étaient tout dévoués aux insurgés...
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