Quand la jeune femme et son compagnon parurent devant le corps de garde, l'archer en faction voulut les empêcher de passer. Mais Saint-Rémy, d'un ton sans réplique, lui ordonna d'aller chercher l'officier de service. Un autre soldat fut chargé d'aller quérir le capitaine. En attendant, Saint-Rémy rendit à Catherine le fameux heaume qu'il n'avait pas lâché.

— Reprenez-le. Je vais vous confier à l'officier de garde et ensuite je vous laisserai aller seule. Dans cette affaire, je ne pourrais vous être d'un grand secours. Ma présence ne servirait qu'à indisposer Monseigneur qui se croirait obligé à la sévérité. Seule avec lui, une jolie femme s'en tire en général très bien...

Catherine allait le remercier quand le soldat revint, l'officier sur les talons. La chance, ce soir-là, était pour Catherine ; l'officier de garde était Jacques de Roussay. La reconnaissant, il pressa le pas, et vint à elle avec un large sourire :

— Vous avez demandé à me voir, dame Catherine ? Quelle grande joie ! Que puis-je pour vous ?

— Dire à Monseigneur le Duc que je désire l'entretenir un moment et sans témoin. Il s'agit d'une chose de la plus haute importance...

Le visage ouvert du jeune capitaine se rembrunit. De toute évidence, il y avait quelque chose qui n'allait pas et, comme Saint-Rémy, discrètement, saluait et se retirait, il tira la jeune femme à part.

— C'est que Monseigneur est à sa toilette. Il se prépare pour le souper que, ce soir, il offre aux échevins et aux dames de la Cité. De plus, je ne vous cacherai pas qu'il est d'une humeur... Il a même cravaché Briquet, son chien favori, pour une broutille. Jamais personne ne l'a vu ainsi. Il faut avouer qu'il y a un peu de quoi.

Sincèrement, dame Catherine, je ne saurais trop vous conseiller de remettre à demain votre visite. Je ne suis pas sûr que même vous soyez reçue courtoisement.

Depuis la scène affreuse qui lui avait enlevé Arnaud, il s'était opéré en elle une transformation. Plus rien ne lui faisait peur. Elle fût allée trouver Lucifer dans son antre brûlant si bon lui avait semblé. Jacques de Roussay reçut d'elle un regard sévère :

— Messire, dit-elle sèchement, l'humeur de Monseigneur m'importe peu ! Ce que j'ai à lui dire intéresse son honneur et si vous avez peur de m'annoncer, eh bien, je m'annoncerai moi-même, voilà tout ! Je vous souhaite le bonsoir !

Joignant le geste à la parole, elle ramassa ses jupes d'une main et s'élança sous la voûte. Roussay rougit de colère et la rattrapa.

— Je n'ai pas peur, Madame, et la meilleure preuve est que je vais vous annoncer dans l'instant. Mais n'en prenez qu'à vous de ce qui pourra advenir ! Je vous aurai prévenue.

— Allez toujours, je me charge du reste...

Quelques instants plus tard, Catherine entrait chez le duc. En l'apercevant, elle comprit que Jacques de Roussay n'avait rien exagéré en ce qui concernait l'humeur du prince. Il ne se retourna même pas lorsqu'elle lui fit la révérence. Debout devant l'une des fenêtres de sa chambre, d'où l'on apercevait la Grand'Place éclairée de torches, il tournait le dos à la porte et se tenait là, mains nouées dans le dos, tête nue et vêtu d'une ample robe de chambre de velours pourpre. Sans bouger, il jeta :

— Votre insistance à me déranger est étrange, Madame. Vous apprendrez, pour votre gouverne, que je ne donne ce droit à personne et que, lorsqu'il me plaît de voir quelqu'un, je l'appelle.

La veille même, cette algarade eût peut-être fait rentrer Catherine sous terre mais, à cette seconde, elle ne l'émut nullement.

— Fort bien, Monseigneur, je me retire ! Après tout, il m'importe peu que l'on vous connaisse à partir de ce soir pour le prince le plus dépourvu d'honneur de la Chrétienté !

Philippe bondit et se retourna tout d'une pièce. Il avait la même expression glaciale qu'au champ clos, mais deux taches rouges marquaient ses pommettes pâles.

— Mesurez vos paroles ! fit-il rudement et ne prenez pas pour excuse le fait que je vous ai, un jour, montré de l'indulgence...

— Et même un peu plus ! Mais je m'en vais puisque je déplais à Monseigneur.

Elle amorçait déjà un demi-tour quand la voix de Philippe la cloua sur place.

— Restez ! Et expliquez-vous ! Quelle est cette histoire d'honneur dont on me rebat les oreilles ? Mon honneur se porte, sachez-le, le mieux du monde. Le fait que mon champion ait été battu n'a rien d'avilissant car son vainqueur est vaillant...

— Vraiment ? fit Catherine avec une insolence calculée. Le fait, en effet, n'aurait rien de déshonorant si vous ne l'aviez rendu tel en faisant jeter ce vaillant vainqueur dans une basse-fosse...

Une sincère surprise se peignit sur le visage de Philippe et Catherine sentit son courage s'accroître. Saint- Rémy avait raison. Le duc ne paraissait pas au courant.

— Que voulez-vous dire ? Qu'est-ce que ce conte de bonne femme? Allons, parlez... De quelle basse- fosse est-il question ?

— De celle où messire de Luxembourg a dû jeter à cette heure les chevaliers de Montsalvy et de Xaintrailles après avoir éloigné le connétable de Buchant sous un faux prétexte. Comment appelez-vous cela, Monseigneur, en matière de chevalerie ? Moi, qui suis de sang roturier, j'appelle cela forfaiture. Mais je vous l'ai dit, je ne suis pas princesse... Encore, s'il se fût agi d'un simple chevalier insolent. Mais l'homme qui a vaincu le bâtard de Vendôme portait ceci... à quoi le simple respect de votre sang vous commandait de ne pas toucher !

De pâle, Philippe était devenu blême. Ses yeux gris, rivés au casque fleurdelisé que Catherine venait de dévoiler, ne cillaient pas. Il paraissait changé en statue de sel. La jeune femme, alors, se permit un petit rire qui le fouetta.

Donnez-moi ce casque, Madame, et m'attendez ici. Je jure par le sang de mon père que, si vous en avez menti, vous irez vous-même finir la nuit dans une de ces basses-fosses qui vous tiennent si fort à cœur.

Catherine plongea dans une impeccable révérence.

— Allez, Monseigneur. J'attendrai ici... sans crainte.

Saisissant le casque, Philippe sortit à grands pas de la chambre. La visiteuse l'entendit ordonner à l'archer de garde de ne laisser sortir sous aucun prétexte la dame de Brazey.

Très calmement, celle-ci s'installa dans un fauteuil près de la cheminée où l'on avait allumé un grand feu parce que la soirée était fraîche. Elle savait qu'elle n'avait rien à redouter et attendait Philippe sans inquiétude. Il ne tarda d'ailleurs pas à reparaître. Il avait toujours à la main le casque qu'il posa sur une table. Catherine se leva précipitamment et attendit. Le duc resta immobile et silencieux, bras croisés sur la poitrine, tête baissée. Soudain, comme quelqu'un qui prend son parti, il se redressa, vint à la jeune femme. Elle vit que son regard était toujours aussi sévère.

— Vous aviez raison, Madame. Un de mes amis a cru servir ma cause en faisant du zèle intempestif. Les deux chevaliers seront relâchés... demain matin.

— Pourquoi demain ? s'insurgea aussitôt Catherine. Pourquoi leur infliger une nuit pénible, dans un cachot, après un si rude combat ?

— Parce qu'il me plaît ainsi, dit le duc avec hauteur. Et aussi pour vous punir. J'ai appris, en effet, Madame que vous portiez un très vif intérêt à ces messieurs. Saint-Pol1 vous a trouvée dans leur tente, vous, l'une de mes sujettes ? Voulez-vous me dire ce que vous y faisiez ?


1. Jean de Luxembourg était comte de Saint-Pol.


Si bonne envie qu'eût Catherine de jeter la vérité au visage de Philippe, car, à cette minute, elle le haïssait de tout son cœur, elle sentit la jalousie latente sous les paroles. Elle comprit qu'en avouant son amour pour Arnaud, elle mettrait en danger la vie du jeune homme. Armant son visage d'une expression insouciante, elle haussa les épaules.

— Autrefois, quand j'étais petite fille, à Paris, j'ai connu messire de Montsalvy. Mon père qui était orfèvre travaillait pour sa famille.

Quand je l'ai vu tomber, j'ai eu peur qu'il n'eût été mis à mal et suis allée m'enquérir de sa santé. Voilà tout. Dois-je, pour vous plaire, oublier mes amis d'enfance ?

Au regard de Philippe, elle vit qu'il hésitait à la croire. L'instinctive méfiance envers tous et toutes qu'il tenait de son père le retenait sur la pente menant à cette femme si belle. La tenant sous son regard, il demanda durement :

— Tu es bien sûre qu'il ne s'agit pas d'une histoire d'amour ? Je ne le tolérerais pas, sais-tu bien ?...

D'un geste brusque, il avait passé un bras autour de la taille de Catherine, l'amenait tout contre lui sans que son regard s'adoucit.

— C'est à moi que tu dois appartenir, tu le sais, à moi seul. Songe à la peine que je me suis donnée pour t'élever jusqu'à moi. Tu as épousé l'un de mes dignitaires, tu appartiens à ma Cour, tu es dame de parage de ma mère... Je n'ai pas coutume de me donner tant de mal pour une femme... Il y en a si peu qui en valent la peine ! Mais toi, tu n'es pas comme les autres. Il était injuste de te laisser croupir dans les basses classes, avec cette beauté qui aurait dû te valoir un trône. J'espère que tu apprécies ton sort.

Catherine se penchait en arrière sur le bras de Philippe pour éviter le contact de sa bouche qui, subitement, lui faisait horreur. Mais elle n'osait pas le repousser catégoriquement à cause de ce regard immobile qu'il avait et qui lui faisait peur, moins pour elle que pour Arnaud. Il se penchait, plus bas, encore plus bas sur sa bouche. Elle ferma les yeux pour ne plus le voir. Pourtant, il ne l'embrassa pas. Ce fut contre son oreille qu'elle sentit les lèvres de Philippe qui chuchotaient :

— Dans le petit cabinet voisin, tu trouveras tout ce qu'il te faut. Va ôter cette robe et reviens... Je ne veux plus attendre.

Un affolement la prit. Elle ne s'attendait pas à cette brutale exigence. Voyons, il était tard, il y avait fête au palais... il y avait aussi Garin qui devait la chercher ! Philippe ne pouvait la garder, pas ce soir !...

— Monseigneur, fit-elle d'une voix dont elle s'efforçait de masquer le tremblement, songez qu'il est tard... que mon époux m'attend...

— Garin travaillera toute la nuit avec Nicolas Rolin. Il ne s'inquiétera pas de toi. Et puisque tu es venue à moi, je te garde...

Il la lâchait, la conduisait vers la petite porte auprès de la cheminée.

Plus morte que vive, Catherine cherchait désespérément un biais pour s'échapper.

— L'on m'avait dit que vous aviez peu de temps...

— Pour toi, j'ai tout le temps !... Va vite !... Sinon je pourrais croire qu'en venant ici tu avais en vue tout autre chose que le souci de mon honneur... et que le chevalier t'est plus cher que tu ne veux bien l'avouer.

La jeune femme se sentit frissonner. Elle était prise au piège. Le moment qu'elle avait redouté depuis ses fiançailles était venu et dans les pires circonstances. Alors qu'elle eût tant aimé demeurer seule, enfermée chez elle, pour retrouver un peu de calme et pleurer tout à son aise la terrible scène du pavillon bleu, il lui fallait se donner à un homme qu'elle n'aimait pas, qu'elle détestait même. La vie aventurée d'Arnaud lui en faisait un devoir. Il fallait payer sa liberté au prix le plus élevé et elle comprenait maintenant pourquoi Philippe refusait de délivrer ses prisonniers avant le matin. Il voulait cette nuit en gage.

Le duc referma la petite porte et elle se trouva dans un réduit sans fenêtre qu'éclairaient deux bouquets de bougies dans des candélabres d'or. Sur une sorte de dressoir bas étaient disposés des flacons de parfum, des boîtes d'onguents, le tout en or émaillé de vives couleurs-Un grand miroir carré trônait au milieu, reflétant la douce lumière des chandelles et la petite pièce, toute tendue de velours pourpre, avait l'air d'un écrin. Sur un tabouret couvert de même tissu, attendait une robe faite de voiles azurés assortie à de petites pantoufles de satin de même couleur posées devant.

Catherine embrassa tout cela d'un regard morne et soupira. Il n'y avait à cette pièce d'autre accès que la porte par laquelle elle était entrée et puis, si même il y en avait eu, cela n'aurait guère changé les choses. À quoi bon ? Puisque c'était là son destin, il était inutile de tenter d'échapper. Tôt ou tard, Philippe aurait le dernier mot. D'un geste las, elle ôta le tambourin de velours de sa tête, le lança dans un coin, bientôt suivi de la résille. Quand ses cheveux tombèrent sur son dos, elle se mordit les lèvres pour ne pas pleurer. Il y avait si peu d'heures qu'Arnaud avait fait le même geste, avec quelle tendre impatience. De toutes ses forces, Catherine essaya de rejeter loin d'elle ce souvenir trop précis et trop proche. Elle se mit à se dévêtir avec une colère hâtive. La robe chut à ses pieds, puis la fine chemise de dessous. Nerveuse elle saisit la robe de voile, la fit passer par-dessus sa tête, ôta ses bas, ses escarpins de velours et glissa ses pieds nus dans les petites pantoufles. Le regard indifférent qu'elle jeta au miroir lui révéla que la toilette de nuit enveloppait son corps d'une brume assez épaisse qui en laissait entrevoir les contours, mais masquait les détails trop précis. Puis, rejetant ses cheveux en arrière d'un mouvement de tête où entrait du défi, elle avala sa salive et se dirigea résolument vers la porte qu'elle ouvrit.