Caboche sentit se raidir le corps de Catherine dans son bras. Il sentit qu'elle allait crier, la bâillonna de sa main libre tandis qu'il se penchait vers Guillaume et chuchotait vivement :

— Fais vite. Achève-le proprement... à cause de la gamine.

Guillaume hocha la tête, se baissa vers Michel. La main de Caboche remonta miséricordieusement de la bouche de Catherine à ses yeux qu'elle masqua. L'enfant ne vit plus rien mais elle entendit un râle sourd, suivi d'un affreux gargouillis. La foule hurla de joie. En se tordant comme une anguille, elle parvint à se glisser des bras de Caboche, tomba sur les genoux. Ses yeux s'agrandirent d'horreur et elle porta ses deux mains à sa bouche.

Devant elle, dans une mare de sang où trempaient ses genoux, le corps décapité de Michel gisait, achevant de se vider du flux vital qui jaillissait à gros bouillons du cou tranché. Un peu plus loin, un homme portant le hoqueton vert des archers de Bourgogne plantait tranquillement la tête sur un fer de lance.

La vie se retira peu à peu du corps épuisé de l'adolescente. En un instant tout en elle fut glacé, ses mains, ses pieds. Mais un cri se mit à sortir de sa gorge, un cri atroce, aigu, qui montait vers un paroxysme insoutenable où il se fixait maintenant, lancinant.

— Fais-la taire ! cria Legoix à Caboche. On dirait un chien qui hurle à la mort !

Caboche se pencha, voulut relever Catherine mais il l'enleva de terre sans qu'elle quittât sa position recroquevillée. Tout son corps était raidi dans un spasme d'horreur, ses yeux étaient fixes, ses dents claquaient mais le cri inhumain montait toujours. D'une main nerveuse, l'émeutier voulut lui fermer la bouche. Elle tourna alors vers lui des yeux sans vie qui ne reconnaissaient rien. Le cri cessa brusquement mais fit place à un petit halètement de bête aux abois. Le visage convulsé de la petite était devenu gris comme la pierre. Une convulsion la tordit dans les bras de Caboche. Tout son corps était parcouru d'atroces douleurs, comme si mille couteaux à la fois la déchiraient. Devant ses yeux, il n'y avait plus qu'un brouillard rouge et dans ses oreilles une énorme clameur qui faisait éclater sa tête. Une fulgurante douleur à la nuque lui arracha encore un cri, faible celui-là.

Et, soudain, elle s'amollit dans les bras qui la soutenaient toujours. La voix de Caboche qui appelait « Loyse !... Loyse !... » lui parvint comme venue des profondeurs de la terre.

Ensuite, il n'y eut plus rien qu'un trou noir, vertigineux, au fond duquel Catherine se sentit tomber comme une pierre...

CHAPITRE II

Barnabé le coquillart

De longs jours, dont Catherine ne vit ni l'aube, ni le crépuscule, ni le passage de la nuit succédant à celui du jour, s'écoulèrent. Elle oscillait entre la vie et la mort, brûlée par une fièvre cérébrale qui la retranchait déjà du nombre des vivants. Elle ne souffrait pas vraiment mais son âme était absente de son corps et menait entre les fantômes de la peur et du désespoir un épuisant combat. Du fond de l'abîme où elle se débattait, elle revoyait continuellement l'affreuse scène de la mort de Michel, les faces grimaçantes des bourreaux menant autour du corps une sarabande fantastique. Et quand, parfois, la lumière paraissait revenir avec l'apaisement, d'étranges visages inconnus, hideux souvent, se présentaient que, de toutes ses faibles forces, l'adolescente repoussait.

Parfois, elle croyait entendre pleurer quelque part, tout au fond d'une interminable galerie sombre au bout de laquelle brillait une toute petite tache de jour. C'était le long de ce tunnel sans fin que Catherine se traînait, cherchant à atteindre le coin de ciel. Mais le tunnel s'allongeait toujours, à mesure qu'elle progressait...

Un soir pourtant, les brumes se déchirèrent, les choses demeurèrent enfin stables et les objets, les formes prirent des contours nets.

Catherine émergeait des ombres de l'inconscience. Mais le décor sur lequel ses yeux s'ouvrirent était si étrange qu'elle le prit pour le prolongement du cauchemar. Elle était couchée dans une pièce sombre et basse. Le plafond était une voûte de pierre supportée par deux piliers grossiers et le seul éclairage venait d'une rustique cheminée faite de pierres à peine taillées dans laquelle brûlait un grand feu. Une marmite de fer noire, pendue à une crémaillère bouillait au milieu des flammes, répandant une bonne odeur de légumes. Assis sur un trépied de bois devant l'âtre, un homme maigre et déguenillé remuait le contenu de la marmite avec une longue cuillère de bois. Cet homme, c'était Barnabé le coquillart.

Au soupir que poussa Catherine, il se leva en hâte et vint se pencher sur elle, toujours armé de sa cuillère. Il la regarda avec une inquiétude qui, peu à peu, s'effaça. Les deux grandes rides creusées de chaque côté de sa bouche se retroussèrent en un sourire à constater que la petite avait les yeux grands ouverts et regardait bien clair.

— Ça va mieux, hé petite ? chuchota-t-il comme s'il craignait qu'un éclat de voix rappelât le mal.

Elle lui sourit en retour puis demanda :

— Où est-ce que je suis ? Où est Maman ?

— Tu es chez moi. Ta maman est à côté. Elle viendra tout à l'heure.

Quant à t'expliquer comment tu es venue ici, c'est un peu long et un peu difficile ; je te le dirai quand tu seras tout à fait bien. Pour le moment, il faut encore te reposer, reprendre des forces. La soupe va être prête.

Il retournait à sa marmite. Debout devant le feu, il projetait sur la voûte enfumée une ombre fantastique dont Catherine n'avait pas peur.

Elle essayait de comprendre ce qu'elle faisait dans cette cave et comment Barnabé était devenu son garde-malade, mais sa tête était encore faible. Retombant sur sa couche, elle referma les yeux, trop lasse pour poser d'autres questions. Elle ne tarda pas à se rendormir.

Barnabé achevait d'écumer son bouillon quand une femme, apparut en haut des quelques marches qui rejoignaient une porte étroite et basse. Elle était jeune et eût été belle si son teint n'eût été si foncé et son costume si étrange. Son corps, souple et mince, était habillé d'une chemise de grosse toile, fendue sur la poitrine et retenue par une pièce d'étoffe drapée autour des hanches. Cette étoffe était de la laine rayée rouge et jaune. Une sorte de couverture, posée sur les épaules, la protégeait du froid. Quant à sa tête brune, elle était couverte d'un enroulement de bandes d'étoffe formant un turban dont l'extrémité passait sous le menton. Ce turban laissait échapper deux nattes épaisses comme un bras d'enfant et noires comme de l'encre dans lesquelles étaient fixées de petites pièces de monnaie.

Éveillée à nouveau Catherine considéra avec étonnement l'étrange arrivante. La peau du visage était si foncée que le sourire tranchait dessus violemment par son éclatante blancheur. Catherine vit que les traits étaient fins et que l'inconnue avait de magnifiques yeux noirs.

Barnabé l'avait accompagnée auprès du lit de la jeune fille.

— C'est Sara-la-Noire, lui apprit-il. Elle sait plus de secrets qu'un vieux mire. C'est elle qui t'a soignée. Et bien soignée ! Comment la trouves-tu, Sara ?

— Elle a retrouvé ses esprits. Elle est guérie, dit la femme. Il faut seulement une bonne nourriture et du repos.

Ses mains maigres et brunes avaient palpé légèrement les joues, le front, touché le poignet, voltigeant avec la prestesse et la légèreté de deux oiseaux. Puis Sara s'assit à terre auprès de la couche de Catherine, les mains nouées autour des genoux, considéra attentivement l'adolescente. Pendant ce temps, Barnabé endossait sa houppelande à coquilles, prenait son bourdon.

— Reste un moment, dit-il à la femme. C'est l'heure du salut à Sainte-Opportune et je ne veux pas le manquer. Les potiers d'étain du quartier y vont pour faire un vœu. Ils seront certainement généreux...

Le coquillart disparut après avoir conseillé à Sara de goûter à la soupe et d'en donner une bonne écuelle à sa malade.

Ce fut le lendemain, après une nuit calme et réparatrice, que Catherine apprit, de la bouche même de sa mère, ce qui s'était passé sur le Pont-au-Change, après la mort de Michel. La crainte de l'incendie avait empêché la foule déchaînée de mettre le feu à la maison des Legoix, mais la demeure et l'atelier de l'orfèvre n'en avaient pas moins été pillés de fond en comble. Prévenu, Gaucher Legoix était accouru de la Maison-aux-Piliers. Il avait tenté de se faire entendre des énergumènes qui assiégeaient le pont et à qui Caboche, en disparaissant soudainement, avait laissé le champ libre.

Le malheureux avait été bien vite submergé. On lui avait trop longtemps reproché sa tiédeur envers la dictature des abattoirs pour ne pas saisir l'occasion. Malgré les larmes et les supplications de sa femme sortie en hâte de chez les Pigasse, malgré celles de Landry et de son père, Gaucher Legoix avait été pendu à sa propre enseigne, puis jeté au fleuve. Réfugiée chez les Pigasse avec Catherine inconsciente, que Landry avait rapportée, Jacquette avait vu bientôt la colère des meneurs se tourner vers elle et avait dû fuir, avec l'aide de Barnabé ; Landry, par chance, avait pu aller le chercher. Dans la nuit, d'abord par le fleuve qu'on avait descendu en barque jusqu'à la tour du Louvre, puis par les ruelles, la malheureuse femme et son étrange escorte avaient gagné le logis du coquillart, dans la Grande Cour des Miracles. Depuis, elle y soignait sa fille en essayant de se remettre elle-même de la terrible secousse éprouvée. La mort de Gaucher l'avait frappée d'horreur et de terreur mais la violente fièvre cérébrale de Catherine ne lui avait guère laissé le temps de s'appesantir sur sa douleur. L'enfant était en danger. De plus, un autre souci grave était venu s'ajouter aux angoisses de Jacquette : Loyse avait disparu.

La dernière fois que l'on avait vu la jeune fille, c'était au moment où, en pleine crise de nerfs, sa cadette perdait conscience. Loyse avait recueilli la petite dans ses bras. Mais un remous de la foule avait arraché Catherine à sa sœur dont les bras n'avaient pas eu la force nécessaire pour la retenir. Landry s'était trouvé là à point nommé pour récupérer sa petite amie. Quant à Loyse, elle s'était noyée dans la poussée furieuse des pillards lancés à l'assaut de « l'Arche d'Alliance ». Personne n'avait pu dire ce qu'elle était devenue.

— Elle est peut-être tombée à l'eau, dit Jacquette en tamponnant ses yeux que les larmes gonflaient continuellement. Mais, en ce cas, la Seine eût rejeté son corps. Barnabé va chaque jour à la morgue du Grand Châtelet et ne l'a pas encore retrouvée. Il est persuadé qu'elle est vivante et il la cherche. Jusque- là il faut attendre...

— Et ensuite, que ferons-nous ? demanda Catherine. Resterons-nous ici, chez Barnabé ?

— Non ! Dès que nous aurons retrouvé Loyse, si Dieu le veut, nous essayerons de quitter Paris pour gagner Dijon. Ton oncle Mathieu, tu le sais, y tient boutique de draperie. Il nous accueillera puisqu'il est toute notre famille comme nous sommes toute la sienne...

Le chagrin de Jacquette paraissait s'atténuer un peu quand elle évoquait la maison de son frère, qui avait été auparavant celle de ses parents où elle avait passé toute son enfance et où Gaucher Legoix était venu l'épouser bien des années plus tôt. C'était là le port vers lequel, déracinée, elle allait tendre de toutes ses forces. Tout en étant très reconnaissante au Coquillart de l'asile généreux qu'il leur donnait, la bonne dame ne pouvait s'empêcher de considérer avec méfiance et dégoût ce monde bizarre des truands au fond duquel elle s'était trouvée précipitée subitement.

Sara continuait ses soins à Catherine. Ils consistaient en boissons rafraîchissantes, en drogues bizarres qu'elle lui faisait prendre pour faire revenir les forces et sur la composition desquelles, la bohémienne demeurait fort discrète sauf en ce qui concernait les tisanes de verveine. Elle lui en faisait boire continuellement, comme souveraine contre tous maux.

Peu à peu d'ailleurs, Catherine et même Jacquette s'accoutumaient à la présence de la femme au teint sombre. Barnabé leur en avait conté l'histoire. Sara était née dans l'île de Chypre au milieu de l'une des tribus zinganas établies dans l'île. Mais toute jeune, elle avait été prise par les Turcs, vendue au marché de Candie à un marchand vénitien qui l'avait ramenée chez lui. À Venise, Sara était demeurée une dizaine d'années et c'était là qu'elle avait appris sa science des herbes qui guérissent. Son maître étant venu à mourir, elle avait été rachetée par un changeur lombard qui venait s'installer à Paris. Mais c'était un homme brutal et cruel. Continuellement maltraitée, Sara s'était enfuie, un soir d'hiver. Elle avait cherché refuge dans une église où Maillet-le-loup, le faux aveugle, l'avait trouvée grelottant de froid et de faim.