La chambre aux griffons avait beaucoup changé depuis que le médecin maure en avait pris possession. Le faste de son décor n'était aucunement amoindri, bien au contraire : une foule de coussins, de tapis, répandus un peu partout, en faisaient une orgie de couleurs. Mais la plupart des meubles avaient disparu. Seule, une grande table basse, tenant tout le milieu, gardait un air occidental. Encore disparaissait-elle sous d'énormes livres, des paquets de plumes d'oie et des godets d'encre. Sur le manteau de la cheminée et sur des étagères, une infinité de fioles, de pots, de cornues, de bocaux s'empilait.

La pièce voisine, dans le mur de laquelle Garin avait fait ouvrir une porte pour qu'elle communiquât avec la chambre, était garnie de la même façon et tout embaumée par les sacs d'épices et les paquets d'herbes dont Abou-al-Khayr avait toujours une ample provision. Elle contenait, en plus, une sorte de grand fourneau noir sur lequel bouillaient en permanence d'étranges mixtures.

Mais ce n'est pas dans cette pièce, où s'affairaient ses esclaves noirs, que le médecin fit entrer Catherine. Au contraire, il en ferma soigneusement la porte, fit asseoir la jeune femme sur un coussin auprès de la cheminée, et alla jeter une poignée de brindilles sur les braises du feu. Celui-ci se remit à brûler avec de hautes flammes claires. Sur une étagère, il prit une boîte d'étain et une paire de ciseaux, puis revint vers la jeune femme qui, les yeux perdus, regardait danser les flammes.

— Permets que je coupe une boucle de ces magnifiques cheveux, dit-il doucement.

Elle lui fit signe, sans répondre, d'agir comme bon lui semblerait. Il coupa, près de l'oreille gauche, une mèche dorée, la tint un moment entre ses doigts, le regard tourné vers les solives du plafond, récitant à mi-voix des paroles incompréhensibles. Intriguée, malgré elle, Catherine le regardait faire...

Soudain, il jeta la mèche dans le feu, ajouta une pincée de poudre prise dans la boîte d'étain. Etendant les mains vers les langues de feu qui montaient maintenant, plus hautes et plus ardentes, avec un reflet d'un bleu-vert magnifique, il prononça une sorte de conjuration puis se pencha, fixant les flammes avec intensité. On n'entendait plus, dans la grande pièce calfeutrée, que le crépitement du brasier... La voix d'Abou-al-Khayr s'éleva, prophétique, toute différente de ce qu'elle était d'habitude :

— L'esprit de Zoroastre, maître du passé et de l'avenir, me parle par les voix du feu, son divin conducteur. Ton destin, ô jeune femme, est de traverser la nuit pour aller vers le soleil, comme fait la terre notre mère. Mais la nuit est profonde et le soleil encore lointain. Pour l'atteindre — car tu l'atteindras — il te faudra plus de courage que tu n'en as encore jamais déployé. Je vois des difficultés, du sang... beaucoup de sang. Les morts jalonnent ton chemin comme les autels du feu jalonnent la montagne de Perse. Les amours aussi... mais tu passes, tu passes toujours. Tu pourras être presque reine, mais tu devras tout rejeter si tu veux vraiment saisir le bonheur...

— Catherine toussa. Les fumées sulfureuses qui s'échappaient de la cheminée l'étouffaient à moitié. A mi-voix, impressionnée, elle demanda : Y a-t-il vraiment un bonheur possible pour moi ?

— Le plus grand, le plus absolu mais... oh ! quelle chose étrange. Écoute: tu toucheras enfin à ce bonheur quand tu verras flamber les fagots d'un bûcher...

— Un bûcher ?...

Abou-al-Khayr perdit son attitude hiératique et raidie. Il essuya, du revers de sa large manche, son front en sueur.

— Je ne peux t'en dire plus. J'ai vu le soleil au-dessus d'une fournaise où brûlait une forme humaine. Tu dois être patiente et forger toi-même ton destin. La mort ne t'apporterait que le néant dont tu n'as nul besoin...

Il alla vers la fenêtre qu'il ouvrit en grand afin de faire partir l'épaisse fumée de soufre accumulée dans la pièce. Catherine se releva et secoua machinalement sa robe froissée. Son visage demeurait tendu, son regard triste.

— Je déteste cette maison et tout ce qu'elle représente.

— Va chez ta mère quelques jours. Tiens, dans cette maison où les paysans m'avaient apporté comme un paquet ! Le temps des vendanges est venu. Va rejoindre les tiens, ta mère et mon vénérable ami Mathieu pour quelques jours.

— Mon mari ne me laissera pas quitter sa maison.

— Seule, peut-être pas. Mais j'irai avec toi. Il y a longtemps que j'ai envie de voir comment se fait ici la cueillette du raisin. Nous partirons ce soir... mais auparavant tu me rendras ce flacon que je t'ai imprudemment donné.

Catherine hocha la tête et adressa à son étrange ami un pâle sourire.

— Inutile ! Je ne m'en servirai plus... Vous avez ma parole ! Mais je tiens à le garder.

Dans l'après-midi, pendant que Garin s'était rendu chez Nicolas Rolin, Catherine quitta son hôtel avec Abou-al-Khayr après avoir remis à Tiercelin une lettre pour son mari. Quelques heures plus tard, tous deux arrivaient à Marsannay où Mathieu et Jacquette les accueillirent chaleureusement.

En fait de coin tranquille pour y guérir un cœur endolori, Marsannay, durant les vendanges, n'était pas l'idéal. DuMorvan voisin, garçons et filles étaient descendus par bandes joyeuses pour aider à la récolte, comme à Gevrey, à Nuits, à Meursault, à Beaune et dans tous les villages de la Côte.

Il y en avait partout, couchant dans la paille des granges ou sous tous les auvents, comme le permettait le temps encore doux. Et cela créait un continuel tintamarre de rires, de chants, de plaisanteries plus ou moins grivoises. D'un bout à l'autre de la journée, les vendangeurs ployés sous les hottes débordantes de grappes noires au grain serré chantaient à pleine gorge:

Aller en vendanges, Pour gagner dix sous,

Coucher sur la paille, Ramasser des poux...

ce qui était de la fausse mauvaise humeur, car la chanson était joyeuse. Il y avait, d'ailleurs, toujours à l'arrière-plan la voix gaillarde d'une fille ou d'un garçon pour proclamer :

Le vin est nécessaire,

Dieu ne le défend pas,

Il eût fait la vendange amère...

Mais Catherine se tenait résolument à l'écart de tout ce tohu-bohu quelque peu débraillé. Elle demeurait toute la journée dans la chambre haute de ta maison, assise auprès de sa mère, filant comme autrefois ou tissant la toile en laissant, de temps en temps, son regard errer sur l'étendue rousse des vignes. Elle aimait, le matin, regarder se déchirer les écharpes de brume sous les flèches du soleil et, le soir, contempler l'incendie que le couchant allumait sur le vignoble. Celui-ci, lentement, passait de l'or au pourpre à mesure que le temps coulait.

Jacquette Legoix n'avait posé aucune question à sa fille quand elle l'avait vue arriver, pâlie et les traits tirés. Une mère devine toujours la souffrance de son enfant, même quand cette souffrance est bien cachée. Elle se contentait de dorloter Catherine comme une convalescente et jamais ne lui parlait ni de Garin, qu'elle n'aimait guère, ni de Sara qui l'avait profondément déçue. Catherine était venue chercher la paix familiale, un total dépaysement d'avec le milieu dans lequel son étrange mariage l'avait jetée, c'était cela que Jacquette s'employait à lui donner... Quant à l'oncle Mathieu et son ami arabe, on ne les voyait pas de la journée. Tant qu'il y avait au ciel un rayon de lumière, Mathieu parcourait ses vignes, manches retroussées, aidant ici et là, prêtant la main pour débarrasser une hotte ou emplir un haquet. Et Abou- al-Khayr, ses fantastiques turbans remplacés pour une fois par une calotte de laine, les pieds enfouis dans des brodequins qui l'engloutissaient jusqu'à mi-jambe et une souquenille de grosse toile passée sur ses vêtements de soie, il trottait tout le jour sur les talons de son ami, les mains au dos, l'air prodigieusement intéressé, grappillant continuellement. À la nuit close, tous deux rentraient exténués, rouges de chaleur, sales à faire frémir et heureux comme des rois.

Catherine, cependant, ne s'illusionnait guère sur le temps que durerait sa tranquillité. Que huit jours se fussent écoulés sans apporter aucune nouvelle de Dijon était déjà extraordinaire. Tôt ou tard, Garin tenterait de la ramener puisqu'elle était l'enjeu de la meilleure affaire jamais conclue par lui. Et chaque soir, lorsqu'elle se couchait, elle s'étonnait que la journée se fût écoulée sans avoir vu paraître sa silhouette sombre.

Mais ce ne fut pas Garin qui arriva le premier. Celui qui ouvrit la série des visiteurs de Marsannay fut frère Etienne. L'absence de Catherine tourmentait le cordelier. Il s'était présenté trois ou quatre fois à l'hôtel de Brazey inutilement. Sa rencontre avec Catherine, dans le jardin potager de l'oncle Mathieu, ne fut pas plus fructueuse. La jeune femme lui déclara sans ambages qu'elle n'avait aucune intention de rentrer à Dijon, qu'elle ne voulait plus entendre parler de la Cour, ni du duc Philippe et encore moins de la politique. Elle en était arrivée à regretter amèrement d'avoir fait délivrer Arnaud des geôles de Suffolk puisque cela avait servi seulement à précipiter plus vite le jeune homme dans les bras d'Isabelle de Séverac. Et elle en voulait à frère Étienne d'avoir été l'instrument de cette libération, de lui avoir fait faire, somme toute, un marché de dupe.

— Je ne suis pas douée pour ce genre d'intrigues, lui dit-elle, je ne pourrais causer que des catastrophes.

A son grand étonnement, le cordelier n'insista pas. Il se contenta de s'excuser de l'avoir dérangée, salua poliment mais, avant de s'éloigner, déclara doucement :

Votre amie Odette va quitter, sous peu, son château de Saint-Jean que le duc lui reprend. Elle doit revenir s'installer chez sa mère et, la dernière fois que je l'ai vue, elle était bien découragée et bien triste. Dois-je lui dire, à elle comme à la reine Yolande, que son sort ne vous intéresse plus ?

Un peu de remords se glissa dans l'âme de Catherine. Elle regretta la légèreté égoïste de ses paroles, comprit qu'elle n'avait pas le droit, pour une déception amoureuse même très cruelle, d'abandonner ceux qui avaient foi en elle.

— Ne lui dites rien, fit-elle au bout d'un moment. Ni à elle... ni à la reine.

Je viens de subir un choc moral pénible et j'ai besoin de calme et de solitude pour m'en remettre. Laissez-moi un peu de temps.

Un sourire effaça, sur le visage aimable de frère Étienne, les plis soucieux qui s'y étaient creusés.

— Je comprends, fit-il avec bonté. Pardonnez-moi d'avoir été importun... mais ne nous délaissez pas trop longtemps...

Catherine ne voulait pas se laisser fixer une date. Elle se retrancha derrière un évasif :

— Plus tard... plus tard, je reviendrai.

Et le frère Étienne fut bien obligé de s'en contenter.

Le lendemain, ce fut Ermengarde qui fit son entrée. Une entrée piaffante et tumultueuse comme à son habitude. Elle embrassa sans cérémonie Catherine et sa mère, complimenta l'oncle Mathieu sur la tenue de sa maison et sur sa bonne mine, visita les caves en connaisseuse, goûta le vin doux à la sortie du pressoir dans un tâte-vin grand comme une soupière et s'invita à dîner sans cérémonie.

Mais, tandis que l'oncle Mathieu et Jacquette, rouges d'orgueil d'héberger une dame de cette qualité, couraient faire préparer un festin digne d'elle, Ermengarde s'établit auprès de Catherine, sous la tonnelle couverte de vigne du jardin, et entreprit de la chapitrer :

Votre retraite champêtre est charmante, lui dit- elle, mais vous faites une sottise. Vous ne paraissez pas imaginer que, depuis votre départ, la vie au Palais Ducal est devenue intenable. Le duc ne décolère pas...

— Je vous arrête tout de suite, coupa Catherine. C'est lui qui vous envoie ? — Pour qui me prenez-vous ? On ne m'envoie pas. Je m'envoie moi-même quand j'estime la chose nécessaire. Voulez-vous me dire ce que vous faites ici ? C'est charmant, les vendanges, mais cela n'a qu'un temps... Vous ne songez pas, je pense, à passer votre hiver à la campagne ?

— Pourquoi pas ? Je m'y plais mieux qu'en ville.

Ermengarde poussa un soupir à faire crouler les murs. Elle avait rarement rencontré quelqu'un d'aussi têtu.

— J'ai cru, tout d'abord, à une manœuvre de coquetterie. Rien de plus amusant, n'est-ce pas, que faire attendre un homme, surtout quand cet homme est prince ? Mais il ne faut rien exagérer. La patience n'est pas la vertu dominante de Monseigneur.

— Mais qu'il perde donc patience, c'est tout ce que je demande. Et qu'il m'oublie, qu'il m'oublie vite !

— Vous ne savez pas ce que vous dites. Quand nous avons quitté Arras, vous étiez tout près de lui céder. Et maintenant vous ne voulez plus le voir.