Dégageant ses pieds des mains crispées de Catherine, la grosse dame lança ses deux cents livres à l'assaut de Garin. La colère et l'indignation décuplaient ses forces. D'une irrésistible poussée, elle le rejeta au fond de la chambre, arracha de ses mains le fouet taché de sang, le lança loin d'elle, puis empoignant Garin par le col de son pourpoint, elle se mit à le secouer vigoureusement en déversant sur lui une bordée d'injures que n'eût pas désavouée un soudard. Mais il n'opposait aucune résistance et se laissait entraîner, presque porter, vers le palier, comme un mannequin de son. Sa colère furieuse de tout à l'heure semblait l'avoir vidé de ses forces.
Ermengarde le jeta dehors, hurla :
— Hors d'ici !... et que je ne vous y reprenne plus ! puis referma la porte.
Après quoi, elle revint s'agenouiller auprès de Catherine inerte, son large visage bouleversé de compassion. La malheureuse était dans un état pitoyable. Son corps saignant, rayé de longues traînées bleues ou noires, était à peu près nu à l'exception des quelques lambeaux de velours noir qu'elle serrait encore contre sa poitrine. Ses longs cheveux emmêlés collaient à son visage où la sueur et les larmes se mêlaient. La main blanche d'Ermengarde les rejeta doucement en arrière. Elle pleurait presque.
— Dans quel état, doux Jésus !... dans quel état il vous a mise cette brute, mon pauvre agneau !... Je vais vous porter sur le lit, accrochez-vous à mon cou...
Catherine leva les bras pour les nouer au cou de la comtesse mais son épaule déchirée lui fit si mal que, cette fois, avec un dernier cri, elle s'évanouit tout à fait.
Quand elle reprit connaissance, elle était couchée, incapable de bouger tant elle était empaquetée de pansements, et la nuit était venue. En ouvrant les yeux, elle vit Sara, assise au coin de la cheminée en train de faire cuire quelque chose dans une petite marmite. Cette vision la ramena plusieurs années en arrière. Combien de fois, en s'éveillant dans la masure de Barnabé, à la Cour des Miracles, avait-elle trouvé Sara assise ainsi au coin du feu avec cette expression attentive sur son beau visage ? Le souvenir d'enfance qui revenait ainsi lui fit du bien. Elle voulut remuer un bras pour repousser les couvertures remontées jusqu'à ses yeux. Son bras pesait comme du plomb et son épaule lui fit si mal qu'elle ne put retenir un gémissement. Aussitôt, la masse imposante d'Ermengarde se glissa entre le lit et le feu. La comtesse se pencha sur le lit, posa une main fraîche, étrangement douce, sur le front brûlant.
— Vous souffrez, mon petit ?
Catherine se força à sourire, mais cela aussi fut douloureux. Il n'y avait pas un muscle, en elle, pas une fibre de chair, si minime fût-elle, qui ne lui fît un mal affreux.
— J'ai chaud, soupira-t-elle, et tout mon corps me fait mal. C'est comme si j'étais couchée sur des épines. Tout me brûle !...
Ermengarde hocha la tête, s'écarta pour faire place à Sara qui approchait et se penchait à son tour sur le lit. Le visage de la tzigane avait une expression farouche et sévère.
— Cette brute t'aurait tuée, mon ange, si dame Ermengarde n'était arrivée à temps ! Je me doutais bien que quelque chose se préparait quand je l'ai vu arriver, ce matin. Il avait un visage terrible...
— Où étais-tu quand je suis rentrée ? demanda Catherine d'une voix faible.
Ce fut Ermengarde qui répondit.
Il l'avait enfermée dans l'appentis, sous l'escalier. C'est là que je l'ai trouvée en arrivant. Elle entendait vos cris et faisait un vacarme de tous les diables pour qu'on la délivre. Les gens de la maison n'osaient le faire. Garin les avait menacés de les faire jeter au cachot s'ils bougeaient seulement le petit doigt.
Quand je suis entrée chez eux pour réclamer de la charpie et des bandes, je les ai trouvés à moitié morts de peur dans leur soupe aux choux.
— Et vous les avez rassurés, ces pauvres gens ?
— Jamais de la vie ! s'écria la comtesse avec un rire énorme. J'ai achevé de les terroriser en leur disant qu'il y avait une grande chance pour que le duc les fasse écorcher vifs en apprenant ce qu'ils avaient laissé faire. Du coup, ils nous ont donné leur propre chambre et je ne suis pas sûre qu'ils ne soient en train de faire leurs paquets...
Catherine regarda plus attentivement autour d'elle. En effet, cette chambre n'était pas celle où elle avait logé, jusque-là, avec Ermengarde. Celle-ci était plus grande, plus confortable et tendue de deux belles tapisseries... Elle communiquait avec une autre pièce et l'idée d'être complètement à l'abri des curiosités de Marie de Vaugrigneuse fut agréable à la malade. Tandis que Sara retournait à la cheminée pour verser dans une écuelle de faïence le contenu de sa petite marmite, Ermengarde s'établit sur le pied du lit et raconta comment Sara et elle-même avaient dû enduire complètement Catherine de baume calmant avant de l'envelopper tout entière de toile fine...
— Vous êtes écorchée, tuméfiée de partout, fit-elle avec un bon rire, mais heureusement il n'y a rien de très profond. Sara pense qu'il ne restera que de très légères traces et rien, en tout cas, au visage. Je crois, Dieu me pardonne, que votre époux a été pris d'une crise de folie. Que lui avez-vous donc fait ?...
Ermengarde grillait de curiosité, mais Catherine se sentait faible comme un chat malade et n'avait aucune envie de raconter tout de suite les événements de la veille. Elle souleva ses mains bandées, les regarda avec une sorte de stupeur vaguement amusée. Le baume dont elle était enduite des pieds à la tête suintait en larges taches jaunes et graisseuses à travers la toile fine des pansements. Elle avait l'impression d'être transformée en une espèce de grande poupée de chiffons. Seuls ses cheveux soigneusement nattés qui s'étalaient sur la couverture devant' elle lui paraissaient vivre et faire vraiment partie de son corps. Elle soupira. Ermengarde comprit ce que voulait dire ce soupir.
— Vous avez raison, taisez-vous ! Vous êtes trop lasse maintenant, vous me direz plus tard...
Par contre, étant indemne, la comtesse se mit à bavarder avec animation.
Garin n'avait pas osé reparaître, mais son ami Nicolas Rolin était venu tout à l'heure prendre des nouvelles. Ermengarde l'avait reçu fraîchement en lui déclarant qu'elle se chargeait de veiller jusqu'à nouvel ordre sur la dame de Brazey et que moins elle entendrait parler de Garin ou de ses amis et plus elle serait contente. Rolin était parti sans demander son reste. La gardienne de Catherine avait dit quelque chose d'analogue, mais sur un ton plus affable, au page de Monseigneur quand il s'était présenté, une demi-heure plus tôt. Catherine haussa les sourcils sous son masque de pansements.
— Le duc a envoyé un page ?
— Oui, le jeune de Lannoy, son page favori. J'ai cru comprendre que Son Altesse espérait votre compagnie pour ce soir. Naturellement, je vous ai excusée.
— Qu'avez-vous dit, ma chère Ermengarde ?
— La vérité, tout simplement. J'ai dit que votre gracieux époux vous avait battue comme plâtre et que vous étiez à moitié morte. Cela vaudra à ce sauvage de Garin une mercuriale dont il se souviendra longtemps et qui lui ôtera probablement l'envie de recommencer.
— Miséricorde ! gémit la jeune femme accablée. Mais toute la ville va se moquer de moi ! Je n'oserai plus regarder quiconque en face quand on saura que j'ai été fouettée comme une esclave.
— Le petit Lannoy est gentilhomme, ma chère. Il sait que ce qu'on lui confie pour les oreilles de son maître n'a rien à faire dans celles des autres. Il ne soufflera mot ! J'ajoute qu'il était sincèrement indigné. Ce gamin vous admire beaucoup, ma belle... Il serait même un peu amoureux de vous que cela ne m'étonnerait pas. Mais buvez donc ceci.
Sara, en effet, apportait un bol de verveine dans lequel elle avait mélangé un certain nombre d'herbes mystérieuses. Avec bien de la peine, et l'aide d'Ermengarde, Catherine parvint à s'asseoir dans son lit. Le breuvage avait une saveur un peu acide qui n'était pas désagréable. C'était surtout chaud et réconfortant.
— J'ai mis une herbe qui te fera dormir, fit Sara. Quand on dort, la douleur, elle aussi, s'assoupit...
Catherine n'eut pas le temps de répondre. La porte de la chambre venait de s'ouvrir sous la main d'un homme vêtu et masqué de noir dont l'apparition fit sursauter les trois femmes. Il s'encadrait dans le chambranle de la porte sans plus bouger qu'une statue mais, à travers les trous du masque, on pouvait voir briller des yeux gris.
— Qui êtes-vous ? s'écria Ermengarde tout de suite sur la défensive. Et que voulez-vous ?
Elle se plia aussitôt en une profonde révérence car l'arrivant venait d'ôter son masque. C'était le duc Philippe. Mais son geste avait dû être machinal car, apparemment hypnotisé par le spectacle étalé sous ses yeux, Philippe était l'image même de la stupeur.
— Est-ce bien vous, Catherine ? s'exclama-t-il avec une nuance d'incrédulité. Ce n'est pas possible !
Sous ses pansements, la jeune femme se mit à rire. Elle imaginait sans peine l'effet produit sur Philippe, si épris de beauté, par son amas de pansements.
Il était accouru, pensant trouver une jeune femme dolente, un peu meurtrie, mais certainement pas dans un tel état ! Peut-être le jeune Lannoy n'avait-il pas répété les termes exacts employés par la comtesse car, toujours au seuil, le duc balbutia :
— C'est à ce point ?
— C'est encore pire, Monseigneur ! fit Ermengarde remontée des profondeurs de sa révérence. Dame Catherine est bleue ou noire des pieds à la tête, plus un bon nombre d'écorchures. Elle souffre beaucoup... et parler lui est pénible.
Philippe serra les poings, jura qu'il allait faire jeter Garin dans une basse-fosse, le livrer au bourreau. Il lançait feu et flammes et, en même temps, sous le coup de l'émotion, de grosses larmes couvraient ses joues.
Ermengarde, habituée, n'y prit pas garde, mais Catherine regardait avec curiosité pleurer le duc. La comtesse finit par le calmer en lui faisait remarquer que, seule, Mme de Brazey pouvait porter plainte et que, si Garin était un époux brutal, c'était un excellent serviteur... Philippe voulut bien se laisser convaincre de ne pas déclencher un scandale en faisant arrêter Garin.
Il vint s'asseoir sur le bord du lit, prit l'une des mains enveloppées de bandages avec d'infinies précautions.
— Je suis désespéré, mon cœur, de vous voir en cet état ! Moi qui vous attendais le cœur tout plein de vous... Il faut vous soigner et vous bien soigner...
Il se tourna vers Ermengarde et ajouta :
— Ma mère vous réclame, je crois, Madame de Châteauvillain ?
— En effet, Monseigneur. Madame la duchesse est souffrante. Son état semble s'aggraver et elle souhaite mon retour.
Retardez de quelques jours ce retour et emmenez avec vous Madame de Brazey que je désire éloigner quelque temps de son époux. À Dijon, elle se remettra mieux et, sous votre garde, je serai tranquille pour elle. Puis-je vous la confier ? Elle m'est... infiniment précieuse !
— C'est un honneur, Monseigneur, fit la comtesse avec un nouveau salut.
Catherine ne pouvait faire moins que remercier Philippe de sa sollicitude.
L'idée de repartir avec Ermengarde lui souriait ; elle était heureuse de s'éloigner de Garin... et aussi heureuse de quitter Philippe. Au moins, elle allait avoir quelque répit pour penser à elle-même et à ses propres problèmes. Tandis que Philippe, de plus en plus ému par son lamentable état, prenait congé d'elle avec force soupirs et de nouvelles larmes, elle sentit tout à coup qu'elle pardonnait à Garin la formidable raclée qu'il lui avait administrée puisque, grâce à elle, l'échéance si redoutable s'écartait encore une fois... et pour un temps indéterminé. Ce ne serait pas encore cette nuit qu'elle deviendrait la maîtresse de Philippe ! Elle était libre de remporter, à moitié brisé mais vierge, ce corps qu'elle aurait tant voulu réserver à l'homme qu'elle aimait.
Pourtant, si elle pardonnait, elle ne comprenait pas. Pourquoi Garin l'avait-il à moitié tuée parce qu'il l'avait crue, toute cette nuit, auprès d'un autre homme ? Il ne l'aimait pas, il ne la désirait pas et même il la destinait à Philippe. Alors ?
Finalement, Catherine abandonna la question. Elle souffrait trop de sa tête et de tout son corps. Et puis la drogue calmante de Sara commençait à faire son effet. Philippe n'avait pas quitté la chambre depuis cinq minutes, reconduit par Ermengarde jusqu'à la porte de la rue, qu'elle succombait au sommeil. Sara était retournée s'asseoir au coin de l'âtre. Ses yeux noirs fixaient les flammes comme pour y lire d'invisibles choses. La rue était silencieuse. On entendait seulement le pas du cheval de Philippe qui s'éloignait...
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