Mais, tous ces détails, Catherine ne les avait pas notés en entrant dans la maisonnette. Elle n'avait vu que deux choses : le beau feu qui dansait sur la pierre jaune de l'âtre et le lit, si blanc sous ses rideaux de serge rouge, que l'on ouvrait devant elle. Après avoir absorbé la tasse de bouillon de poule offerte par son hôtesse, Catherine y avait dormi d'un sommeil de plomb, oubliant d'un seul coup ses souffrances et l'abjecte terreur qui, pendant des jours, l'avait mordue aux entrailles. Elle fut tout étonnée, le matin revenu, de s'éveiller dans ce décor simple et rassurant au lieu de la grisaille sinistre du donjon. Il lui fallut faire un effort pour se souvenir de ce qui s'était passé durant cette nuit terrible, si fertile en événements prodigieux : la mort des deux gardiens, sa fuite, la miraculeuse réapparition de Sara... Mais, penché sur le lit, Landry guettait son réveil et lui sourit tendrement en remarquant l'instinctif mouvement de recul qu'elle avait eu en ouvrant les yeux :
— Allons, fit-il doucement, n'aie donc pas peur ! Tu n'as plus rien à craindre ! Tu es en sûreté ici !...
Catherine n'avait pas l'air d'y croire. Ses yeux erraient autour d'elle, se posant sur chaque objet familier mais revenant toujours au feu... ce feu dont le manque l'avait tant fait souffrir ! Au-dehors, la neige avait cessé de tomber et même un timide rayon de soleil se montrait. Sa réverbération sur l'épaisse couche immaculée illuminait l'intérieur de la petite maison.
— Du soleil... du feu ! soupira Catherine avec un léger sourire.
Sara et Pâquerette, revenant de l'étable où elles étaient allées traire les chèvres, rentrèrent à cet instant, l'une avec un seau à demi plein de lait, l'autre avec des fromages. Voyant que Catherine était éveillée, Sara courut l'embrasser en pleurant, se lamentant sur sa maigreur et son aspect misérable.
Pâquerette, elle, regardait avec curiosité en pleine lumière la rescapée du château. Landry lui avait dit qu'elle était la femme du Grand Argentier, la maîtresse du tout-puissant duc de Bourgogne mais, à contempler cette créature amaigrie, au teint terreux, aux cheveux ternes et emmêlés, sale à faire peur, elle se prenait à en douter. Sara, d'ailleurs, la première émotion passée, contemplait la jeune femme avec désespoir. Ce visage ravagé, ce cou saignant... comment reconnaître l'éblouissante dame de Brazey ?
— Comme te voilà faite ! gémit-elle. Dans quel état, doux Jésus !
— Elle est surtout sale comme un peigne ! fit Landry goguenard. Si j'étais vous, je lui donnerais un peu de lait pour la remettre et puis je la récurerais consciencieusement.
— Je vais faire chauffer une marmite d'eau, approuva Pâquerette en décrochant un chaudron pour aller le remplir au puits du jardin.
Tandis que Catherine buvait son lait à petits coups et que Sara préparait tout pour la nettoyer, on en vint aux explications. Landry raconta comment, le surlendemain de l'enlèvement de Catherine, il avait rencontré Sara chez Jacquot-de-la-Mer où parfois le chevaucheur ducal allait passer la soirée.
Elle y était arrivée dans la journée, ayant laissé dans la forêt de Pasques la tribu de Stanko, le gitan qu'elle avait suivi et pour qui elle avait abandonné Catherine.
— Elle n'osait pas aller chez toi, ajouta le jeune homme.
— J'avais honte, fit Sara franchement, et regrets aussi ! J'avais besoin de te revoir et pourtant je craignais de rencontrer ton regard. Mais Dijon m'attirait irrésistiblement. Alors, j'étais allée d'abord chez Jacquot, pour voir venir. Quand j'ai su que tu avais disparu, j'ai cru que je devenais folle... et aussi que Dieu me punissait d'avoir manqué à mes devoirs. J'ai supplié Landry de me laisser l'aider à te chercher.
Nous avons fait le guet ensemble, conclut Landry, l'un relayant l'autre. Tu connais la suite. Dans la nuit, après t'avoir quittée au château, je suis revenu à Dijon la chercher. Quant à Pâquerette...
Il attirait la jeune fille à lui, entourant familièrement sa taille de son bras, et posait sur son cou un baiser claquant.
— ... c'est aussi à la taverne de Jacquot que je l'ai connue, voici plus d'un an. Elle habitait Fontaine, avec sa mère, mais la vieille a été prise et brûlée comme sorcière. Pâquerette a dû se sauver. Elle s'est réfugiée chez Jacquot.
Seulement, à Dijon, elle ne pouvait pas respirer. Il lui fallait les champs, la campagne. Jacquot avait justement un cousin qui venait de mourir ici ; il a donné sa cabane à Pâquerette et voilà ! Elle n'a rien à craindre à Mâlain, sauf si le duc décidait d'envoyer une troupe pour détruire tout le village, et encore.
— Pourquoi donc ? demanda Catherine. Est-ce que cette terre est lieu d'asile ? Domaine d'église, peut-être ? Ne m'as-tu pas dit que le château appartenait à l'abbé de Saint-Seine ?
— Le château, oui, encore que le saint homme s'en désintéresse vertueusement, fit Landry en riant. Quant à être un lieu d'asile, c'en est un, en effet, mais pas comme tu l'entends. Ce serait même tout le contraire.
Mâlain est un village que l'on ne fréquente guère parce que presque tous ses habitants sont sorciers. La chose est bien connue... Aussi, une de plus une de moins ! Pâquerette y vit tranquille et ton époux savait ce qu'il faisait en t'enfermant dans ce vieux château. Les bons paysans des alentours ne s'approchent pas volontiers de ce coin-là. Le château passe pour hanté et le village est plus ou moins maudit...
Pendant ce temps, Sara avait rempli d'eau un grand baquet de bois qu'elle avait traîné devant le feu.
Assez parlé, maintenant, fit-elle en empoignant Landry par les épaules pour le mettre dehors. Va faire un tour ! Nous n'avons pas besoin d'un garçon pour baigner Catherine !
Avec, un soupir, Landry enfila la casaque de cuir qu'il avait récupérée, glissa une dague à sa ceinture et siffla le chien de Pâquerette.
— C'est bon, je vais faire un tour dans le bois ! J'y rencontrerai peut-être un gibier quelconque. La viande est rare, en hiver...
Lorsqu'il fut sorti, Sara aida Catherine à se lever, lui ôta sa chemise plus qu'à moitié déchirée et l'aida à s'accroupir au fond du baquet. Au contact de l'eau tiède, la jeune femme poussa un profond soupir de volupté. Après le repos dans un bon lit, la douceur de l'eau était ce qu'elle désirait le plus.
Jamais elle ne s'était sentie aussi sale, et, quand elle regardait sa peau ou ses cheveux, elle éprouvait à la fois de la honte et du dégoût. Certes, si elle avait dû rester plusieurs mois dans cette abominable prison, elle en fût sortie irrémédiablement flétrie !... Elle se laissa aller dans l'eau et, tandis que Sara nettoyait avec précaution son cou blessé avant de l'enduire de baume, elle regarda, à travers la fenêtre, Landry qui s'éloignait, le chien sur les talons.
Pâquerette était sortie avec lui pour l'accompagner et Catherine pouvait la voir s'appuyer tendrement sur l'épaule du jeune homme.
— Cette Pâquerette, demanda-t-elle à Sara, tu crois que c'est la bonne amie de Landry ?
— Elle est sa maîtresse et j'ai bien l'impression qu'elle est folle de lui.
Mais je ne saurais te dire ce que Landry en pense. L'aime-t-il ? C'est difficile à dire.
— Tu crois qu'elle est réellement sorcière ? Elle en a si peu l'air...
C'est une maladie qui se transmet de mère en fille, paraît-il. Même si elle ne l'est pas, personne ne voudrait le croire parce que c'est dans l'ordre des choses.
— Mais toi, tu le crois ?
Sara haussa les épaules et enduisit copieusement de savon un morceau de toile pour en frotter le corps de Catherine. Peu à peu, il retrouvait sa couleur normale, malgré les bleus et les ecchymoses qui le marbraient.
— Je ne sais pas ! Mais je le croirais volontiers. C'est une drôle de fille, tu sais ! Je l'ai vue plusieurs fois chez Jacquot-de-la-Mer. Les hommes la craignaient à cause de son regard.
Se rappelant les yeux étranges de Pâquerette, de couleurs différentes, l'un bleu et l'autre brun, Catherine songea qu'il y avait peut-être un peu de quoi, mais, toute au plaisir de redevenir propre, elle oublia bientôt son hôtesse.
Sara la sortit de l'eau et l'assit devant le feu pour la sécher. Puis elle reprit de l'eau pour lui laver la tête. Catherine se laissait faire comme un petit enfant.
C'était délicieux de s'abandonner aux mains habiles de Sara, comme autrefois, quand elle n'était qu'une gamine poussée trop vite. La crasse et la fatigue s'en allaient en même temps. La jeune femme se sentait renaître.
Lorsque Pâquerette rentra, un peu plus tard, elle resta un instant au seuil de la porte, un fagot dans les bras, figée de surprise par le spectacle qu'elle découvrait. Assise sur un escabeau auprès du feu qui rosissait sa peau, enveloppée d'une pièce d'étoffe qui laissait à nu ses jambes fines et ses belles épaules, Catherine, les yeux mi-clos, avait l'air de sommeiller. Debout derrière elle, Sara peignait et repeignait une masse d'or encore humide qui était sa chevelure, la plus belle, la plus longue que la jeune fille ait jamais vue. Était-ce vraiment la triste épave de la nuit précédente, cette chose grise et maculée de sang qui s'était transformée soudain en une ravissante créature.
— Soyez gentille de fermer la porte, fit Sara en se détournant à demi, il fait si froid...
Machinalement, Pâquerette claqua le battant. Mais ses étranges yeux bicolores s'étaient curieusement rétrécis et Sara surprit le regard dont elle enveloppait Catherine. La beauté soudain découverte de la fugitive avait frappé Pâquerette comme un soufflet et Sara sentit comme si elle l'eût touchée du bout du doigt l'envie se glisser dans l'âme de la sorcière ; elle se promit de ne pas trop lui faire confiance et de la surveiller sans en avoir l'air.
Landry rentra tard dans la soirée, couvert de sang et courbé sous le poids d'un jeune sanglier qu'il avait tué au couteau. Il était éreinté et ravi. Mais, en découvrant Catherine, redevenue fraîche et charmante dans une simple robe de laine bleue appartenant à Pâquerette, sa joie éclata avec exubérance. Il la saisit par la taille à deux mains et l'enleva en l'air.
— Enfin, te revoilà semblable à ton image ! Comme tu es jolie, ma Cathy ! La plus jolie fille que j'aie jamais vue... ! Tu es un peu trop maigre, mais ça ne durera pas...
Plantant un baiser sur chacune des joues de la jeune femme, il la reposa à terre puis se tourna vers Pâquerette :
— J'ai faim, dit-il.
— Tout de suite ! La soupe est prête !
La voix de la jeune fille était unie et calme comme une eau tranquille, mais Sara avait vu l'éclair de colère qui avait traversé son regard quand Landry avait embrassé Catherine. Décidément, la fille était jalouse et Sara n'en augurait rien de bon !
Après le souper, on tint un conseil de guerre. Rien n'avait bougé au château où nul n'avait dû encore découvrir les cadavres. Mais Garin reviendrait peut-être bientôt et l'on ne pouvait laisser Catherine à la merci d'une dénonciation toujours possible, si quelqu'un remarquait sa présence dans la maison de Pâquerette.
— Le mieux, fit Landry, est de prévenir Monseigneur Philippe.
Seulement ça va demander quelque temps. Il est à Paris en ce moment.
— Et messire de Roussay ? dit Catherine, est-il à Dijon ?
— Je crois que oui ! Mais il ne pourra pas grand- chose pour toi. Que tu le veuilles ou non, Garin est ton mari. Il a tous les droits sur toi et nul homme ne peut l'empêcher de te reprendre, pas même le capitaine des gardes. Il n'y a guère que le duc dont Garin n'osera pas braver la puissance.
Je partirai demain pour Paris...
C'était évidemment la seule solution pratique, mais Catherine ne put se défendre d'une appréhension à la pensée de voir Landry s'éloigner. Auprès du jeune homme, elle ne craignait rien. Il était fort, courageux et si gai !... Le Landry d'autrefois lui était revenu tout entier.
— Pourquoi ne pas attendre tranquillement ici que le duc revienne ? Il ne sera peut-être pas longtemps absent.
— Avec lui, on ne sait jamais ! fit Landry. De plus, j'ai mon service que je ne peux abandonner longtemps. Il faut que j'aille le trouver à Paris. Il donnera les ordres nécessaires pour te mettre à l'abri et empêcher ton mari de nuire. Si tu n'étais pas... dans cet état, je t'aurais emmenée avec moi, mais le chemin est trop long d'ici à Paris, les routes trop dangereuses. Moi, je passerai sans peine et je reviendrai bien vite. Allons, souris-moi ! Tu sais bien que ton salut m'importe plus que tout au monde.
Il avait mis tant de chaleur dans ces quelques mots que Sara chercha instinctivement le regard de Pâquerette. Mais celle-ci tenait ses paupières obstinément baissées. Elle ramassait les écuelles pour les laver. Son visage était aussi immobile qu'une pierre.
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