Celle-ci débuta bientôt, sur un accord sauvage du musicien. Avec fougue, une douzaine de filles se lancèrent en avant, formant autour du plus grand des feux une ronde éperdue. La terre volait sous leurs agiles pieds bruns, leurs robes bariolées dansaient, tourbillonnaient autour de leurs longues jambes nues qu'elles découvraient de plus en plus haut, à mesure que le rythme se faisait plus ardent...
Le musicien pressait la cadence, les tambourins ronflaient sous les petits poings durs. Les nattes s'échevelaient sur les épaules brunes que les robes, dérangées par l'ardeur de la danse, découvraient. Quand la lune jaillit des nuages, joignant sa lumière pâle aux rougeoiements du brasier, les danseuses se déchaînèrent littéralement. Leurs pieds volaient si vite que nul ne pouvait saisir leurs mouvements. Elles ajoutaient d'autres flammes, vivantes et couronnées de nuit, à celles du bûcher. Elles se cambraient, se courbaient et se tordaient au milieu d'un cercle de regards scintillants qu'elles semblaient fasciner. Quant à Catherine, la splendeur sauvage du spectacle la captivait. Ces filles brunes, dansant dans le rayon de lune, n'étaient-elles pas les prêtresses d'un culte mystérieux ? Leurs visages aux yeux clos se levaient, offerts à la lumière argentée qui les inondait... La fièvre montait dans le cercle bohémien, le claquement des mains scandait la danse frénétique. Quelques villageois s'étaient approchés, assez craintivement, pour regarder. Ils se tenaient à l'ombre des murs de l'auberge et Catherine pouvait voir leurs visages à la fois avides et méfiants, juste sous sa fenêtre. Soudain, dominant le tintamarre enragé des tambourins et des claquements de mains, surmontant même la mélodie bizarre du luth, une voix s'éleva, chaude, ardente. Les paroles inconnues lui conféraient une puissance envoûtante que Catherine connaissait bien.
— Qu'est-ce que cela ? souffla Ermengarde qui s'était approchée derrière son amie.
— Sara ! Elle chante !
— J'entends bien... mais quelle voix extraordinaire ! C'est étrange... et magnifique !
Jamais Sara n'avait chanté comme ce soir. Dans la taverne enfumée de Jacquot de la Mer, elle chantait sa nostalgie, ses regrets. Cette fois, toute la joie violente de la vie libre, des espaces infinis, des folles chevauchées passait dans son chant. De son observatoire, Catherine pouvait la voir, assise, les mains nouées autour de ses genoux, lançant vers le ciel étoilé une mélodie échevelée, ponctuée de cris rauques et d'un refrain que toute la tribu reprenait en chœur. Elle se leva soudain, tendit les bras vers la grosse lune ronde, maintenant bien dégagée, comme pour la saisir. Le chant et la danse se conjuguaient, de plus en plus rapides, de plus en plus sauvages. Toute la tribu chantait maintenant et le chant déferlait sur la campagne endormie comme un roulement de tonnerre... Sur un cri aigu les danseuses, toutes en même temps, firent le même geste. Les robes tombèrent à terre, libérant les minces corps bruns luisants de sueur... Il y eut de l'agitation sous la fenêtre de Catherine. Les paysannes bousculaient énergiquement leurs époux qui résistaient pour les faire rentrer à la maison...
— Oh ! avait fait Ermengarde, mi-scandalisée, mi-admirative.
Catherine s'était contentée de sourire. Elle en avait trop vu à la Cour des Miracles et dans la taverne de Jacquot de la Mer pour s'offusquer du spectacle. Elle ne trouvait rien de choquant dans la nudité de ces filles, toutes jeunes, toutes belles. Leurs formes harmonieuses avaient une grâce sauvage, une beauté de statues animées par magie. Mais les yeux des gitans brillaient comme des charbons ardents. De gros nuages s'apprêtaient à engloutir la lune, le feu n'était plus que braises rougeoyantes... L'ombre, peu à peu, allait envahir le campement. Un homme accroupi au bord du feu bondit sur l'une des filles, l'enleva dans ses bras et l'emporta derrière le bouquet d'arbres. Un autre fit de même, puis un autre... Sara chantait toujours mais la nuit se peuplait de soupirs. Avec décision, Ermengarde tira Catherine en arrière et ferma la fenêtre. Catherine vit qu'elle était très rouge et se mit à rire.
— Oh, Ermengarde ! Vous êtes scandalisée ?
— Scandalisée, non !... mais j'aime autant ne pas avoir de cauchemars cette nuit. Un tel spectacle n'est bon ni pour une femme de mon âge... ni pour une femme du vôtre quand son mari est au loin.
Catherine ne répliqua pas. Elle sentait que la comtesse avait raison, qu'il était plus sage de se détourner de la bacchanale nocturne. Mais, une fois au lit, elle demeura longtemps les yeux ouverts, l'oreille au guet. De temps en temps, la voix de Sara se faisait entendre, fredonnant plus qu'elle ne chantait, accompagnée par les accords légers du luth. Puis, peu à peu, tout s'éteignit.
Le premier soin de Catherine, en s'éveillant le lendemain matin, fut de courir à la fenêtre. Repoussant le volet de bois, elle se pencha au-dehors dans l'air frais. Mais une exclamation déçue lui échappa. Il n'y avait plus trace du campement des bohémiens... à part peut-être des cercles noircis dans l'herbe, là où les feux avaient flambé. Ils avaient dû partir tôt, à l'aube même, évanouis dans la lumière rose du matin comme un rêve. La campagne était paisible, sereine. La bacchanale de la nuit s'était dissipée aussi aisément que la fumée des feux. Quelqu'un sifflait sous la fenêtre de Catherine qui ouvrait sur une porte de l'écurie. Elle vit que c'était l'un des soldats d'escorte et l'appela.
— Dites à messire de Roussay que je désire lui parler.
L'homme sourit, salua et disparut en courant à l'angle de la maison.
Quelques minutes plus tard, Jacques de Roussay frappait à la porte des deux dames et, sur la permission qui lui fut accordée, entrait. Drapée dans une robe du matin, Catherine l'attendait, debout auprès de la fenêtre. Quant à Ermengarde, elle était encore couchée. Les couvertures remontées jusqu'au nez, elle regardait la scène d'un œil farouche et nettement réprobateur. Mais le jeune capitaine ne s'en inquiéta pas. L'expression tendue de Catherine le tourmentait bien davantage.
— Avez-vous vu Sara, ce matin ? demanda-t-elle sans même prendre la peine de répondre au profond salut du jeune homme.
— Je ne l'ai pas vue, mais l'un de mes hommes l'a aperçue. Il était très tôt, peu après le lever du jour. Elle est partie avec les tziganes, en croupe derrière le chef.
— Partie ?...
Une peine profonde bouleversa soudainement la jeune femme. Une brusque envie de pleurer comme une petite fille abandonnée. Ermengarde avait eu raison. Rien n'avait plus compté pour Sara des vieux liens de tendresse en face de l'appel de la vie d'autrefois, de la tentation d'une vie errante et libre... Catherine était bien obligée d'admettre ce qu'elle avait tellement refusé de croire la veille au soir. Elle baissa la tête et Jacques put voir une larme rouler sur sa joue.
— Oh ! Vous pleurez ? s'écria-t-il bouleversé.
— Oui... mais cela passera. Je vous remercie, mon ami. Nous partirons dans l'heure. Veillez à ce que tout soit prêt.
Elle se détournait vers la fenêtre pour lui dérober ses larmes et, intimidé, il n'osa pas risquer une consolation. Du fond de son lit, Ermengarde haussa les épaules, fit signe à Jacques de s'éloigner. Quand il eut refermé la porte derrière lui, elle sortit de son lit et, sur ses pieds nus, trotta jusqu'auprès de Catherine qu'elle enveloppa tendrement de ses deux bras.
— Venez pleurer avec votre vieille amie, mon petit... Je ne pensais pas, hier au soir, avoir vu si juste ! Il ne faut pas croire que cette Sara ne vous aimait pas. Mais, voyez-vous, elle est de la race des oiseaux migrateurs. Ils ne savent pas résister à certains signes. Ils s'en vont... mais ils reviennent.
Catherine secoua la tête, réprimant un sanglot.
Elle ne reviendra pas ! Elle a retrouvé les siens, son élément... mais ce qui me fait le plus mal, c'est qu'elle soit partie ainsi... sans même un adieu.
— Elle a peut-être eu peur qu'un adieu lui rendît le départ impossible...
Habillez-vous, Catherine, et allons-nous-en ! Il fait trop triste ici !...
Une heure plus tard, la litière emportant les deux femmes s'ébranlait. Le soleil était déjà haut dans le ciel. Jacques de Roussay caracolait à la portière sans oser même regarder Catherine. Elle portait si souvent à ses yeux son mouchoir de dentelle ! Le jeune homme se sentait malheureux d'être tellement impuissant devant ce chagrin. On poursuivit la route en silence.
Vers le milieu du jour, les frontières de Bourgogne furent franchies sans que l'on ait trouvé trace de Sara et de la troupe de Bohême. Il semblait qu'ils se fussent tous dissous dans les brouillards matinaux.
Catherine éprouva une vraie satisfaction à retrouver sa maison de la rue de la Parcheminerie et Abou- al-Khayr, toujours aussi affairé mais toujours aussi amical. Le petit médecin ne quittait guère son laboratoire où, grâce à la générosité de Garin, il avait tout ce dont il pouvait avoir besoin pour ses expériences. Continuellement, des courriers de Bruges ou de Venise lui apportaient des plantes, des herbes, des métaux et des épices dont il composait baumes et médicaments. Le retour de Catherine sous un voile et des bandages l'offusqua comme une atteinte à une œuvre d'art. Il entra dans une telle colère qu'elle n'osa pas lui avouer que Garin était l'auteur du chef-d'œuvre. Elle ne voulait pas entamer la reconnaissance et l'estime sincères que le médecin maure portait à son hôte. Elle lui raconta une fumeuse histoire de chute de cheval dans un fourré particulièrement épineux, dont Abou-al-Khayr ne fut aucunement dupe, mais qu'il fit semblant de croire par courtoisie.
Il exigea pourtant de se rendre compte de l'étendue des dégâts malgré la résistance choquée de Catherine et l'examina soigneusement, sur toutes les coutures, mais sans se livrer à aucun commentaire, ce qui soulagea grandement la jeune femme. Pourtant en passant un doigt soigneux le long du dos meurtri, il se permit une remarque :
— Curieux, l'effet de ces épines... ! Il faudra que je me rende tout exprès dans le Nord pour les examiner de près... fit-il avec un brin d'ironie et tant de bonhomie que Catherine se contenta de sourire sans répondre.
Par contre, il loua grandement l'emploi qu'avait fait Sara de son baume de Matarea, souverain pour toutes les blessures, se contentant seulement de préconiser, pour le visage, une pâte composée d'amandes douces, de bulbe d'iris du Levant, d'eau de rose, de myrrhe, de camphre et de graisse fine de porc, dont il lui remit un plein pot avec ordre de s'en servir matin et soir.
Il essaya, de même, d'adoucir la cuisante blessure laissée par le départ de Sara. Catherine ne parvenait pas à s'y faire. Elle souffrait de cet abandon brutal comme d'une injure et, peu à peu, la colère l'emportait sur le chagrin.
Depuis la fuite de Sara, une transformation s'opérait dans l'esprit de la jeune femme, une transformation en forme de révolte. Elle en avait plus qu'assez d'être le jouet que ballottent les événements. Il semblait que chacun prît à tâche de se servir d'elle, d'en user à son bon plaisir sans même lui demander si cela lui convenait. Philippe d'abord, qui s'arrogeait le droit de la marier contre sa volonté afin de pouvoir plus aisément se l'approprier. Garin, ensuite, qui l'épousait sans en faire sa femme et sans même se donner la peine d'expliquer les raisons de son attitude. Auprès de lui, Catherine en arrivait à ne plus bien savoir si elle était un objet d'art que l'on pare et que l'on expose ou une sorte d'esclave sur qui l'on a plein droit de vie et de mort.
Et, depuis la terrible correction qu'il lui avait infligée, elle penchait sérieusement pour cette dernière hypothèse car, sans l'arrivée opportune d'Ermengarde, il la tuait ou l'estropiait à jamais sans la moindre hésitation.
Que dire d'Arnaud qui l'attirait et la repoussait suivant son humeur changeante ? Celui-là abusait de l'amour immense de Catherine pour l'accabler de son mépris, se permettre de juger sa vie, sa conduite et même ses relations, tout en affectant de la traiter en créature inférieure. Et maintenant Sara, Sara qui avait toute sa confiance, qui était son amie et qui, sans un mot, sans un adieu, la quittait pour suivre une troupe errante qu'elle n'avait jamais vue, mais qui était de son sang !
La fuite de Sara était la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Catherine décida que le temps des concessions et des têtes courbées était terminé et que, désormais, elle conduirait elle-même son destin, comme bon lui semblerait, sans s'inquiéter de plaire ou de déplaire à qui que ce soit.
Puisque tous les autres considéraient qu'ils avaient droit, vis-à-vis d'elle, à une pleine liberté d'action, il n'y avait aucune raison pour qu'elle n'agît pas de la même façon...
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