Une pluie diluvienne noyait le paysage quand, au matin du troisième jour de marche, la petite troupe se mit en route.

Des trombes d'eau se déversaient sur la terre, brouillant les contours, trempant jusqu'aux os les six cavaliers.

— Il faut nous arrêter, Catherine, dit Sara vers le milieu du jour.

— Nous arrêter où ? fit Catherine nerveusement. Nous ne sommes plus en terrain assuré et même les maisons-Dieu peuvent cacher des pièges. Il nous reste encore une lieue à peine pour atteindre Coulanges-la-Vineuse.

Nous nous y arrêterons.

— Coulanges n'est pas sûr, objecta l'un des archers d'escorte. Un brigand Armagnac, Jacques de Pouilly, qui se fait appeler Fortépice, en tient le château. Il vaudrait mieux gagner Auxerre.

Auxerre n'est pas plus engageante, coupa Catherine fermement. Au surplus, notre troupe n'a rien d'attirant pour un brigand. Par ce temps affreux, votre Fortépice doit être enfermé dans sa grande salle, devant un feu bien flambant, à jouer aux échecs avec un de ses hommes. Il y a bien un couvent quelconque à Coulanges ?

— Oui, mais...

— C'est là que nous nous arrêterons, sans entrer dans le bourg. Nous n'en bougerons jusqu'à l'aube où nous repartirons. Ah ! çà, messires soldats, auriez- vous peur ? En ce cas, il vaudrait mieux pour vous regagner la Bourgogne encore si proche...

— Madame, Madame..., reprocha frère Etienne. Il faut beaucoup de courage pour s'avancer ainsi en pays ennemi. Ces hommes ne font que leur devoir en vous mettant en garde.

Pour toute réponse, Catherine haussa les épaules, piqua légèrement son cheval des éperons et força l'allure. Bientôt, le coteau de Coulanges-la-Vineuse, couronné de son château, se silhouetta en grisaille derrière le rideau de pluie. Mais, à mesure que l'on approchait, une inquiétude vague se glissait dans l'âme de la jeune femme. Le paysage, qui avait dû être autrefois riant et fertile, était étrangement sinistre. Les terres paisibles et encore protégées de Bourgogne avaient disparu. Le sol noir paraissait brûlé et ne montrait que de rares chicots de bois tordu qui avaient dû être des ceps de vigne. De loin en loin, une maison écroulée, un tas de cendres froides ou, pire encore, un corps pendu à quelque branche qui achevait de se corrompre sous la pluie... Au passage d'une maison encore debout, Catherine et Sara, horrifiées, se cachèrent les yeux : barrant la porte de la grange d'une sinistre croix blême, il y avait le corps nu, crucifié et éventré d'une femme aux longs cheveux noirs.

— Mon Dieu ! murmura Catherine épouvantée... Mais où sommes-nous donc ?

Le soldat qui avait tenté de la détourner de sa route intervint encore :

— Je vous l'ai dit, Madame, ce Fortépice est un bandit... mais je ne pensais pas que c'était à ce point ! Voyez, devant nous, ces bâtiments en ruine : c'est le couvent où vous espériez vous arrêter. Il a dû l'incendier, le misérable ! Il faut fuir, Madame, pendant qu'il est temps encore. Le mauvais temps, comme vous le pensiez, aura peut-être retenu au château Fortépice et ses brigands. Mais il ne faut pas tenter le diable ! Voyez ce sentier, sur la gauche, qui s'enfonce dans le bois, prenons-le. À deux lieues d'ici, environ, nous trouverons les carrières de Cour- son où nous pourrons prendre abri pour la nuit car, du château de Courson, je ne suis guère plus sûr, ne sachant pas qui le tient.

Glacée par l'affreux spectacle qu'elle venait de contempler, Catherine n'objecta rien. Elle laissa l'homme prendre son cheval par la bride et le diriger vers le chemin qui s'enfonçait à travers bois. Le sentier serpentait entre deux impénétrables taillis qui semblaient des murs de branchages enchevêtrés. De loin en loin, un rocher gris faisait une trouée. A mesure que l'on s'enfonçait dans le bois, la route se rétrécissait et les branches des arbres se rejoignant d'un bord à l'autre finirent par en faire une sorte de tunnel qui allait s'assombrissant. On n'entendait pas d'autre bruit que le pas des chevaux et, de temps à autre, le cri d'un oiseau en vol. Et, soudain, ce fut l'attaque...

De derrière un mur rocheux, du haut de plusieurs arbres, des hommes bondirent sur la route, saisirent les chevaux par la bride tandis que d'autres, s'agrippant, deux à la fois, aux cavaliers, les désarçonnaient et les jetaient à terre. En un clin d'œil, Catherine et ses compagnons se retrouvèrent solidement ligotés, jetés dans la boue du chemin sans cérémonie. La bande qui les avait assaillis était formée d'hommes vigoureux, suffisamment dépenaillés, mais tous les visages étaient masqués d'un chiffon qui ne laissait voir que les yeux. Seules les armes étaient de bonne qualité et reluisantes. L'un des hommes, le seul qui portât une brigandine de plaques d'acier sur son justaucorps de buffle, une longue épée et des éperons de chevalier, se détacha du groupe et vint examiner les captifs.

— Pas fameuse, la prise, grogna l'un des brigands. Les bourses ne sont pas grasses. Autant les pendre tout de suite !

— Il y a les chevaux et les armes qui sont de bonne qualité, coupa sèchement celui qui semblait le chef. Et c'est moi qui décide.

Il courbait un peu sa haute taille maigre pour mieux examiner ses prisonniers et, soudain, il éclata de rire tandis qu'il ôtait le chiffon crasseux drapé sur son visage. Catherine vit avec quelque surprise qu'il était beaucoup plus jeune qu'elle n'aurait cru : vingt-deux ou vingt-trois ans peut-être. Cependant tous les stigmates du vice précoce étaient inscrits sur cette figure sèche aux lèvres molles mais aux yeux aigus de rapace.

— Il n'y a que trois hommes dans cette brillante cavalcade ! s'écria-t-il.

Le reste est composé d'un moine et, Dieu me pardonne, de deux femmes.

— Deux femmes ? fit l'autre brigand avec stupeur, en se penchant à son tour pour mieux voir. Celle-ci, oui, ça crève les yeux, mais j'aurais bien juré que l'autre était un garçon.

Pour toute réponse, le chef tira sa dague, fendit le pourpoint de Catherine frémissante de rage, dénudant une partie de sa poitrine.

Avec un garçon comme ça, on doit pouvoir se passer de femmes, grogna-t-il joyeusement. Mais elle est trop mince pour moi ! J'aime les filles bien dodues. L'autre me convient mieux.

— Espèce de pourceau ! s'écria Catherine écumant de colère. Vous paierez cher l'audace d'avoir porté la main sur moi. Je suis la comtesse de Brazey et Monseigneur le duc de Bourgogne vous fera regretter cette agression... et ce geste !

— Je me moque du duc de Bourgogne comme d'une guigne, ma belle !

Et je vais te dire mieux : je considère qu'auprès de ce prince des traîtres, je suis un ange, moi, Fortépice... Mais, bien que mes gestes te déplaisent, je vais m'en permettre un autre, rien que pour voir si tu mens.

D'un revers de main, il arracha le camail qui couvrait la tête, le cou et les épaules de la jeune femme par-dessus son pourpoint. Les épaisses nattes dorées qu'elle avait soigneusement serrées autour de sa tête apparurent et brillèrent doucement sous la lumière pauvre que dispensait ce jour pluvieux.

Fortépice la considéra un instant, songeur, puis :

— La comtesse de Brazey, la belle maîtresse de Philippe de Bourgogne, passe pour avoir les plus beaux cheveux du monde. Si ce ne sont pas ceux-là, je veux bien être pendu !

— Soyez tranquille, fit Catherine sèchement, cela viendra !

— Le plus tard possible ! Allons, la prise est meilleure que je ne croyais.

Je gage que, pour te ravoir, ma belle, le duc Philippe se montrera royalement généreux. J'aurai donc l'honneur de t'offrir l'hospitalité de mon castel de Coulanges en attendant ta rançon. On y mange mal, mais on y boit bien.

Ceci compense cela. Quant aux autres... À propos, qui donc est cette belle dame aux yeux noirs qui me regarde comme si j'étais messire Satan.

— C'est ma suivante, répliqua la jeune femme.

Elle vous suivra donc, fit Fortépice soudain galant, avec un sourire qui inquiéta Catherine bien plus que le ton agressif qui l'avait précédé.

De fait, il se détourna vers son lieutenant et ordonna :

— Tranchemer, tu vas hisser les prisonnières et l'enfroqué sur leur monture. On les ramène. J'ai justement besoin d'un chapelain. Le moine fera l'affaire. Quant aux autres...

Le geste qui accompagnait ces derniers mots était si explicite et tellement affreux que Catherine s'insurgea :

— Vous n'allez pas tuer ces hommes ? Ils sont à mon service. Ce sont de braves soldats et de fidèles serviteurs. Je vous interdis d'y toucher. On paiera rançon pour eux aussi.

— Ça m'étonnerait fort ! fit Fortépice. Et je n'ai nul besoin de bouches supplémentaires à nourrir. Allez vous autres.

— Sale brute, hurla Catherine hors d'elle. Si vous commettez ce crime, je jure que...

Fortépice soupira profondément et fronça les sourcils.

— Oh... elle crie trop fort ! Elle crie beaucoup trop fort, cette péronnelle ! Et j'ai horreur que l'on crie. Fais-la taire, Tranchemer.

Malgré les cris et la défense que, toute ligotée qu'elle était, Catherine réussit à fournir, Tranchemer ; la bâillonna solidement avec l'affreux chiffon crasseux qui lui servait de masque. Force fut à Catherine, à demi étouffée et, de plus, incommodée par l'odeur de saleté du bâillon, de se taire. Les yeux agrandis d'horreur, elle dut voir deux hommes du brigand se pencher vivement sur les trois soldats ligotés et leur trancher froidement la gorge. Le sang jaillit en abondance, inondant le sentier et se mêlant aux flaques d'eau.

La boue devint rouge. Les trois victimes n'avaient pas poussé un cri...

Rapidement, les routiers les délièrent. On leur enleva leur équipement puis on les déshabilla complètement.

— Qu'est-ce qu'on en fait ? demanda Tranchemer.

— Il y a un champ au bout de ce sentier, à quelques toises. Portez-les là.

Les corbeaux s'en chargeront...

Tandis que quelques hommes, sous les ordres de Tranchemer, accomplissaient la macabre besogne ordonnée par leur chef, celui-ci se hissa sur l'un des chevaux libérés par ses victimes et prit la tête de la troupe qui allait se diriger vers Coulanges.

— Nous avons chassé en vain toute la journée, s'écria-t-il avec une œillade à l'adresse de Sara. Mais, morbleu, le retour nous paye de notre temps perdu...

Les prisonniers, toujours ligotés, suivaient, la mort dans l'âme. Mais en Catherine la révolte et la colère couvaient.

CHAPITRE XII

Via Dolorosa

Le château dont Fortépice avait fait son repaire était mal entretenu, en assez mauvais état, mais demeurait redoutable. Si le donjon menaçait de tomber en ruine, la ceinture fortifiée tenait bon et, pour le chef de bande, c'était l'essentiel. A l'intérieur régnait une saleté sans nom. Dans la cour d'abord où les animaux étaient parqués dans des cabanes sordides et où le fumier montait, parfois, à hauteur d'homme. Et les logis n'étaient guère plus confortables. Catherine se vit attribuer, dans une tour d'angle qui dominait de très haut la vallée de l'Yonne, une chambre exiguë, en forme de demi-lune, pourvue d'une étroite et antique fenêtre romane qu'une mince colonnette partageait en deux. Les murs étaient absolument nus, à l'exception d'abondantes toiles d'araignées qui voltigeaient au moindre courant d'air. Quant au sol, vierge de tapis, il n'avait pas dû connaître le balai depuis longtemps. Une épaisse couche de poussière s'y mêlait aux restes d'une fort ancienne jonchée de paille que l'on n'avait jugé utile de renouveler ou même d'enlever. Cela sentait le rance, le moisi et l'humidité, mais la porte basse avait de solides verrous extérieurs, si bien entretenus qu'ils ne grinçaient même pas.

— Vous plaignez pas, lui avait dit Tranchemer en lui faisant les honneurs de cet appartement, c'est notre meilleure chambre. Il y a une cheminée...

En effet, il y avait bien une cheminée d'angle à hotte conique, mais il n'y avait pas de feu dedans, ce que Catherine fit remarquer d'un geste.

— Il y en aura dès qu'on aura assez de bois, fit le lieutenant, philosophe.

Pour le moment, on a juste assez pour la cuisine. Les hommes sont allés en chercher dans la forêt. Vous en aurez ce soir.

Il était sorti, laissant la jeune femme à ses méditations qui n'avaient rien de gai. La colère qui l'avait saisie, tout à l'heure, faisait place, peu à peu, à un sombre abattement et à un profond mécontentement d'elle-même. Quelle sottise d'être allée se jeter stupidement dans la gueule de ce loup de campagne ! Jusques à quand maintenant allait-elle demeurer dans ce sinistre réduit ? Fortépice avait parlé d'une rançon. Sans doute allait-il envoyer un messager vers Philippe de Bourgogne et, sans doute aussi, ce dernier se hâterait-il de faire délivrer sa maîtresse. Mais ceux-là mêmes qui la délivreraient ne constitueraient, tout compte fait, que de nouveaux geôliers car ils auraient plus que certainement mission de la ramener à Bruges dans le plus bref délai. Philippe ne l'arracherait pas à Fortépice pour la laisser courir vers Orléans et vers un autre homme... Il fallait, à tout prix, trouver le moyen de s'échapper avant l'arrivée de la rançon.