— Je vais bien ! dit-elle. Si tu veux savoir comment s'est comporté Fortépice, je te dirai qu'il s'est comporté comme n'importe quel homme, ni plus, ni moins. Au fond, son surnom me paraît un peu usurpé...
Sara, malgré son visage soucieux, semblait presque gaie et Catherine en vint à se demander si elle n'avait pas trouvé quelque plaisir à l'aventure.
Mais elle se reprocha bien vite cette pensée peu charitable. D'ailleurs, Sara demandait :
— Que comptes-tu faire, maintenant ?
Catherine la considéra avec une immense surprise.
Quelle drôle de question !
— Ce que je compte faire ? Ma foi, je n'en sais encore rien. Mais si tu me demandes ce que j'ai envie de faire, je te dirai tout de suite que je n'ai qu'un désir, c'est de sortir d'ici au plus vite...
— Est-ce que tu ne crois pas que le mieux serait d'attendre tranquillement l'arrivée de ta rançon ? Dès hier soir, Fortépice a envoyé l'un de ses hommes en Flandres après avoir obligé frère Étienne à écrire sa lettre.
Je commence à comprendre pourquoi il avait besoin d'un chapelain. Ce n'est pas tellement pour dire la messe ou pour réciter des patenôtres sur le corps de ses défunts compagnons, mais bien parce que, dans toute cette jolie bande, personne ne sait écrire.
Catherine bondit tandis qu'une expression d'incrédulité s'étendait sur son visage.
Est-ce que tu songes à ce que tu dis ? Attendre ici ma rançon ? Crois-tu donc que j'aie entrepris ce voyage insensé pour attendre au fond d'une tour croulante que Philippe m'arrache des mains d'un brigand impécunieux à coups de sacs d'or ? Dans ce cas, j'avais bien meilleur temps de repartir tout de suite pour Bruges ! Or, c'est justement cela que je ne veux pas. Je crains l'or de Philippe autant que les bandits de Fortépice, davantage peut-être car il représente la prison dont je ne pourrai jamais m'évader...
Elle avait saisi Sara aux épaules et, les dents serrées d'exaspération, la secouait sans ménagements.
— Je me moque de Philippe, tu entends ? C'est Arnaud que je veux rejoindre. Arnaud ! C'est clair ?...
— Tu es folle, Catherine ! Cet homme te hait ! Il n'a jamais fait que te mépriser, toujours il t'a fait souffrir.
— Mais je l'aime, comprends-tu ? C'est ça qui compte... ça seulement !
J'aime mieux mourir sous les murs d'Orléans plutôt que régner à Bruges pourvu qu'en rendant le dernier souffle, ma main touche celle d'Arnaud !
Quand donc comprendras- tu qu'il y a des années que je l'aime, que je n'ai jamais aimé que lui. Je veux sortir d'ici, et le plus tôt sera le mieux...
D'un geste sec, Sara se dégagea des mains de Catherine.
— Tu me fais mal ! reprocha-t-elle. Je crois, en vérité, que tu perds vraiment la tête.
— Et moi, riposta Catherine hors d'elle, je crois que tu es devenue bien sensible. Ce sont les caresses de Fortépice qui t'ont changée ainsi, en une nuit ? C'est bien toi, Sara, qui me conseille d'attendre ici, patiemment, comme une chèvre à l'attache, que le maître vienne me racheter ? Tu as changé, tu sais ? Mais je suppose que tu tiens à ce que Fortépice gagne son argent.
Catherine, folle de colère, ne se possédait plus. Sara recula comme si elle l'avait giflée.
— Comme tu me parles ? fit-elle douloureusement. Sommes-nous donc devenues ennemies, en une seule nuit ?
Raidie dans sa rancune, la jeune femme détourna la tête, alla vers la fenêtre.
— Je ne suis pas ton ennemie, Sara. C'est toi qui as cessé de me comprendre. Et cela, moi, je ne le comprends pas. Il n'y a plus qu'un but dans ma vie : Arnaud ! Si je ne puis l'atteindre, je n'aurai plus rien à faire sur terre.
Sara baissa la tête et, lentement, se dirigea vers la porte sur laquelle elle posa sa main brune. L'absurde et chatoyante robe qu'elle portait centralisait maintenant le soleil. Catherine vit qu'une larme brillait sur sa joue.
— Je ne t'en veux pas, dit-elle sourdement, parce que tu souffres encore.
Cette nuit, j'essayerai de te faire quitter ce château. Jusque-là, tiens-toi tranquille...
Elle sortit et Catherine demeura seule, un peu honteuse d'elle-même. Mais ce ne fut qu'une impression passagère. Même ce que pouvait penser Sara n'avait plus aucune importance. Son être entier était tendu vers un seul et unique pôle magnétique : l'homme, au regard dur mais dont la voix savait se faire si tendre et qu'elle n'avait jamais pu oublier. Elle ne vivait plus que dans l'attente de la minute, précieuse entre toutes, où elle le reverrait, lui...
Toute la matinée se passa pour elle à rêver, appuyée à la fenêtre, et à regarder scintiller dans le soleil le ruban argenté de l'Yonne. Elle était si bien parvenue à oublier sa condition de prisonnière et le décor misérable qui l'entourait qu'elle sursauta quand Tranchemer lui apporta son repas de midi : quelques tranches de chèvre rôtie qui sentaient fortement le bouc mais qui lui parurent délicieuses. Apparemment, les chèvres du sire de Courson avaient eu un sort tragique dans la nuit !
L'après-midi fut mortelle. La souffrance en moins, elle rappelait à Catherine les jours terribles du château du Mâlain, quand chaque minute qui passait pouvait apporter un nouveau danger. Cette fois, c'était l'espoir, plus que la crainte, que cultivait Catherine mais le passage du temps était presque aussi cruel. Sara avait dit que, le soir même, Catherine quitterait Coulanges. Mais comment ? Le déclin du jour fut accueilli par elle avec une sorte de joie. Il fallait seulement encore un peu de patience pour savoir...
Après le souper, toujours apporté par Tranchemer qui fit de méritoires mais vains efforts pour lier conversation, les heures se traînèrent, lamentables. Les bruits du château s'éteignirent, un à un, sans que Sara reparût. Seul demeura bientôt le pas lourd, cadencé et métallique, des guetteurs sur le chemin de ronde. La nuit était en son milieu et Catherine, découragée et lasse d'attendre, allait s'endormir, quand la porte s'ouvrit silencieusement et Sara apparut. Elle était vêtue exactement comme le matin mais portait dans ses bras un énorme paquet de cordes. Catherine bondit de son lit.
— Je ne t'attendais plus...
— Décidément, tu n'as vraiment plus confiance en moi ! J'ai dû attendre que Fortépice s'endorme, saoul de vin... et d'autre chose. Mais faisons vite. Il n'y a pas de temps à perdre et, si tu veux vraiment partir, voilà le seul moyen.
Tout en parlant, elle déroulait les premiers anneaux de la corde, en attachait solidement l'une des extrémités à la colonnette de la fenêtre. Le cordage fila vers le vide comme un serpent qui fuit et disparut bientôt dans les ténèbres de l'extérieur. Sara revint à Catherine qui l'avait regardée faire, interdite, et posa ses deux mains sur ses épaules.
C'est tout ce que je peux t'offrir ! Mais auras- tu le courage et la force de te laisser glisser jusqu'au bas de la tour ? D'ici je surveillerai la corde et assurerai ta descente. Une fois que tu seras en bas, je remonterai le filin et le rapporterai là où je l'ai pris. En contournant le château, vers l'est, tu trouveras un champ que tu descendras, ensuite tu pourras t'en aller vers ton amour, si c'est là le destin que tu as choisi.
Catherine se raidit contre l'espèce d'angoisse qui montait en elle.
— Ce destin, il y a longtemps que tu me l'as prédit, Sara. Mais je croyais que tu m'aimais assez pour le suivre avec moi. Tu me laisses partir seule, toi? Que t'a-t-il donc fait, ce routier, pour que tu le choisisses ?
— Rien... et si je le pouvais, je partirais avec toi. Mais il s'est pris pour moi d'un caprice si vif qu'il a juré d'écorcher vif le frère Étienne si je cherchais à m'échapper. Je ne veux pas que le bon moine meure pour moi. Je reste. Mais, dès que nous pourrons nous échapper tous deux, tu sais bien que j'irai te rejoindre. Pars maintenant. Je donnerais beaucoup pour avoir le droit de te suivre, Catherine, même si tu ne me crois pas.
Brusquement, vaincue par l'émotion, la jeune femme se jeta dans les bras de sa vieille amie.
— Si, je te crois ! Pardonne-moi, Sara. Je suis folle, je crois bien, depuis que je sais où le retrouver, lui.
— Alors, il faut tenter ta chance. Voilà trois pièces d'argent que j'ai pu trouver dans l'escarcelle de Fortépice. Quand tu auras atteint la grande rivière de Loire que tu trouveras immanquablement en marchant toujours vers l'occident, tu pourras peut-être payer un batelier qui te fera descendre jusqu'à Orléans...
Mais Catherine, d'un geste vif, repoussa les pièces offertes.
— Non, Sara ! Quand Fortépice s'apercevra que tu l'as volé, il te tuera.
Sara se mit à rire silencieusement. Elle avait, soudain, retrouvé toute sa gaieté d'autrefois.
— Je ne crois pas ! Je lui dirai... tiens, tout juste ce que je vais lui dire pour expliquer ta fuite, inexplicable en apparence : que tu es une sorcière et que tu as le pouvoir de te dissoudre dans l'air. Je dirai encore que, si je ne l'ai pas averti plus tôt, c'est parce que j'avais peur de toi.
— Que ne le lui as-tu dit à notre arrivée ? soupira Catherine.
— Sa réaction n'eût certainement pas été la même. Il est terriblement crédule et superstitieux. Si je lui avais dit cela plus tôt, il se serait dépêché de faire entasser aux pieds des murs de ce château une grande quantité de bois et de te ligoter dessus quitte à manger sa viande crue pendant deux jours en attendant d'avoir renouvelé sa provision de bois. Mais, assez parlé !
Faisons vite ! Il faut que je retourne auprès de lui au cas où il s'éveillerait.
C'est cela le danger pour l'instant...
D'un geste presque brutal, elle attira Catherine à elle et posa un baiser sur son front.
— Que Dieu te garde, ma petite ! murmura-t-elle d'une voix que l'émotion faisait trembler, et qu'il t'amène en lieu sûr auprès de celui que tu as choisi d'aimer...
Puis elle se dirigea vers la fenêtre pour voir si rien de suspect ne se montrait au-dehors. Tandis qu'elle se penchait sur l'appui de pierre, Catherine arrachait une large bande au bas de sa robe trop longue pour avoir la liberté de ses mouvements.
— Si seulement tu avais pu me procurer un costume d'homme ! soupira-t-elle.
En nous prenant les nôtres, Fortépice savait ce qu'il faisait ! Je me vois mal prendre la fuite dans ce fleuve de satin jaune, fit Sara en agitant ses absurdes manches. Toi, avec cette robe en mauvais état et ce surcot de laine, tu n'auras pas froid et tu passeras inaperçue. Tout de même, j'ai pu récupérer quelque chose de ton équipement ; ceci...
De son corsage, Sara sortit la dague à poignée d'acier que Catherine portait en quittant Châteauvillain et l'offrit sur sa main ouverte. La jeune femme s'en saisit avec une vraie joie et la fourra, chaude encore de Sara, dans son propre corsage. Après quoi, les deux femmes s'embrassèrent tendrement.
— Rejoins-moi vite ! pria Catherine en s'efforçant de sourire. Tu sais bien que sans toi je suis perdue !
— Nous nous retrouverons ! promit Sara. J'en suis certaine. Vite, maintenant !...
Le vide qui s'ouvrait au-dessous d'elle serra le cœur de Catherine. Quand elle était enfant, elle avait mainte et mainte fois, avec Landry, pratiqué la descente ou même la montée à la corde lisse, dans les chantiers de la Cité.
Ce n'était alors qu'un jeu mais, avec les années écoulées, saurait-elle encore ?
Au-dehors, l'obscurité était totale et Catherine obligea son imagination à faire silence. Elle ne voulait pas se représenter le gouffre ouvert sous ses pieds et qu'elle avait tellement contemplé dans la journée. Elle fit un rapide signe de croix, marmotta une brève prière et enjamba la fenêtre ; saisit la corde. Le regard angoissé de Sara fut la dernière chose qu'elle vit avant de fermer les yeux. Heureusement, le vent était faible et la corde ne balançait qu'à peine. Ses mains s'agrippèrent fortement au chanvre rugueux. Le poids de son corps lui parut extrême quand elle se laissa pendre dans le vide. Puis, elle enroula la corde autour de sa jambe droite et commença à glisser vers le bas de la tour... Les choses se passaient moins mal qu'elle n'avait craint.
Instinctivement elle retrouvait les anciens gestes qu'elle croyait oubliés. La descente se poursuivait, régulière, assez facile. Seules ses mains, au contact rude de la corde, commençaient à souffrir mais Catherine ne pouvait plus reculer. Pour voir où elle en était, elle ouvrit les yeux. La fenêtre faiblement éclairée était déjà loin au-dessus d'elle. La silhouette penchée de Sara s'y découpait en noir. Catherine eut l'impression de vivre un cauchemar. Les yeux ouverts, elle avait davantage la sensation du danger, d'être suspendue entre ciel et terre. Si elle lâchait, elle se romprait immanquablement le cou sur l'entablement rocheux du château. La voix de Sara lui parvint, faible, prudente, mais chargée d'angoisse.
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